Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Quand je prends la plume pour encenser un livre, j’ai toujours peur que le lecteur ne se récrie : « encore un ? » et que cette canonnade d’engouements n’installe un grondement ou plutôt une rumeur admirative qui noie en quelque sorte la voix singulière dans le concert des louanges, que l’éclat de la perle disparaisse dans la brillance générale… Petit cailloux ou scrupule donc, légère gêne aux entournures blogeuses, pour annoncer et honorer (si j’en suis capable) un grand-petit-livre comme je les aime, un de ces livres où il y a plus d’italique (citations) que de romain (commentaires), où l’on relève la tête incessamment, car vraiment, non, quel délice… où l’on ralentit la lecture pour goûter à petites lampées un pur nanan littéraire, s’inquiétant au fil des pages que la matière comme dans un sablier s’échappe inéluctablement… Le poète est sous l’escalier – promenade littéraire à travers des correspondances (Éditions Corti) de Jacques Lèbre est ce grand-petit-livre dont je déplore qu’il ne fasse que 92 pages ! Mais l’auteur s’est justifié à demi-mot laissant entendre que c’est au lecteur avisé de prolonger par lui-même les correspondances avec de nouvelles lectures. Car la grande vertu de ce livre est d’être puissamment, admirablement et, je dirai terriblement incitatif ! Les références en bas de pages donnent le vertige et nous mettent de façon impitoyable face à nos lacunes…

Ne sont-ce pas les correspondances intimement ressenties et que, généralement, l’on passe sous silence, qui nous paraissent légitimer, pour le poète, le philosophe, pour le romancier, de ne jamais mourir dans les esprits ? C’est la profonde conviction de Jacques Lèbre qu’il résume dans un envoi (p. 91) où il revient sur son projet :
« De ce livre, au fond, je n’ai été que le scribe. Je n’ai fait que copier ce qui m’avait interrogé ou touché lors de mes lectures. Mais dans cette mesure où une lecture me faisait me souvenir d’une autre, réveillant un écho, dévoilant une correspondance. Ce sont ces échos, ces correspondances qui font qu’une lecture s’ancre encore plus profondément dans la mémoire. Cela commence par la première note de La Semaison de Philippe Jaccottet, à laquelle répondent deux vers de Roberto Juarroz, puis une phrase de David Gascoyne. Cela se poursuit en passant par plus d’une soixantaine de poètes ou écrivains, et parmi eux ceux que j’appelle buissonniers (dans la mesure où ils n’écrivent pas de romans), ils me sont particulièrement chers et ce sont toujours de merveilleux écrivains, un peu trop délaissés par la presse littéraire.
Cela nous parle de la vie, de la mort, de la solitude, du suicide, de la poésie… Je ne l’ai écrit que pour (éventuellement ?) donner des envies de lectures. Il n’y a pas d’autre but à cet ouvrage. Mais les correspondances sont infinies, ce livre est déjà plein de regrets…
Le titre emprunte l’image du poète sous l’escalier à Hugo von Hofmannsthal et à la légende de saint Alexis. Car dans sa famille, comme dans la société, le poète est sous l’escalier que tout le monde monte ou descend, sans jamais le reconnaître. Mais n’est-ce pas là sa place, naturelle ? »

Il n’y a rien à ajouter, si ce n’est que ce livre est la démonstration en acte de ce que devrait être toute lecture : une immense caisse de résonance où une idée, un thème, un mot, une note, une référence appelle, entre en syntonie avec le souvenir d’une ancienne lecture, une trace, un fragment dormant qui ne demandait qu’à être sollicité pour révéler sa teneur, sa vraie portée, son immanquable justesse. C’est une fenêtre par laquelle on fait entrer un livre en attente, qui lui-même ouvre une autre fenêtre où un autre livre s’engouffre qui, à son tour… le processus, suite de battements ou de ricochets, de mise en abîme, de cercle ou plutôt spirale vertueuse est sans fin : c’est une jouissance ET un crève-cœur. Car on pressent qu’une vie ne sera pas suffisante pour parcourir et clore cette chaîne enchantée* où s’entrechoquent les époques, les cultures livrant quelques invariants parmi les questionnements que se font les hommes (promesse de leur possible réunification par le sens qui lève et germe ?). Ce qui n’est pas dit mais que Baudelaire a évoqué est que ces correspondances, cette « chaîne d’or », ligne constante et inflexible qui traverse l’histoire de Platon et Plotin à Fournier et Swedenborg en passant par Giordano Bruno, est cette trame par quoi le symbole advient. Mais cela nous entraîne vers une approche mystérieuse, donc ésotérique, hermétique… Alors prenons le parti de Jacques Lèbre qui conçoit plus modestement qu’il s’agit de faire jouer « une conversation entre amis, ou le cheminement erratique de ses propres pensées… »

Je vois autour de moi trop de lecteurs « autorisés », souvent labellisés par l’université, se targuer de leur sèche monoculture, tournant en rond entre quelques grandes têtes molles (les auteurs de leur thèse ou de l’étroite spécialité qu’ils creusent) devant lesquelles ils passent et repassent, faisant quelques génuflexions, avant d’aller pontifier… La chambre d’écho de leur « boîte noire » semble ne réverbérer que le même et sempiternel petit bruit. Ils peuvent prendre avec Jacques Lèbre une belle leçon de lecture non académique, ouverte à tous les vents de la curiosité, à la fois exigeante et exubérante – c’est-à-dire hautement féconde et inspirante – ceci d’autant plus édifiant (et impressionnant) si l’on connaît le parcours atypique de Jacques Lèbre. Remarquons que la finesse des associations reflète non seulement un goût sûr – variable d’un individu à l’autre – mais aussi une formation solide et la culture profonde de la personne. Il est plaisant de voir l’auteur être surpris, rester même perplexe devant les rapprochements que son démon analogique opère : « hasard objectif » façon André Breton ou clin d’œil narquois de l’inconscient ?

Nous soufflant en confidence parmi ses auteurs préférés, ceux qu’il appelle écrivains buissonniers, Jacques Lèbre mentionne Joël Cornuault, Gilles Ortlieb, Jean-Christophe Bailly, Claude Dourguin, Édith de la Héronnière. Puis-je me permettre de prolonger la liste avec Marcel Cohen, Gérard Macé, Jean Roudaud, Paul de Roux, Jean-Luc Sarré, Antoine Emaz, Alain Lévêque ? Sans oublier les grands Impardonnables que sont Cristina Campo, Walter Benjamin, Robert Walser, Rainer Maria Rilke, Hugo von Hofmannsthal, Max Picard, Elias Canetti, W. G. Sebald, Ludwig Hohl, Gustave Roud, Alejandra Pizarnik, Roger Munier, Pierre Reverdy, Henri Thomas, Pierre-Albert Jourdan, Georges Perros, Henri Michaux, Philippe Jaccottet… Tous présents et conversant dans ce livre – et bien sûr, j’en oublie. 
Une chose est sûre, dans la première catégorie Jacques Lèbre a une place de choix – peut-être dans la sous-catégorie, qui n’est pas moindre, des buissonniers de l’esprit, ceux qui battent la campagne Littérature, la quadrille et la tutoie pour notre plus grand plaisir. 
Ah, j’allais oublier : le titre – sublime, non ?
* Fin commentateur de la culture livresque, Julien Gracq a fait des observations qui rejoignent les constats de Jacques Lèbre.

Le poète est sous l’escalier – promenade littéraire à travers des correspondances de Jacques Lèbre, collection « En lisant en écrivant », éditions Corti, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Jacques Lèbre par Chantal Tanet / Éditions Corti.

Prochain billet le 16 novembre.

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Patrick Corneau