Patrick Corneau

Ce livre est le portrait, l’autoportrait d’une question humainement universelle qui taraude, obsède plus volontiers l’homme de cabinet, l’homme de culture. A-t-on une raison d’être? Comme écrivain en l’occurrence et comme poussière d’humanité. La question se pose, elle se pose toujours. On ne peut pas y répondre par des déclarations ou des professions de foi. Mais par des souvenirs, des images de ce qu’on a traversé. Images qui disent « je fus » et qui sont la matière par laquelle on vérifie qu’on a existé. Mais cette vérification est sans preuves, et cette matière en même temps se dérobe: le mouvement est sans fin. De ce mouvement Tuiles détachées est une esquisse. Jeu de marelle où Jean-Christophe Bailly, poète, philosophe, dramaturge, saute d’une case à une autre, ou plutôt comme il le définit lui-même: un toit avec quelques petits auvents dont l’auteur détacherait des tuiles. Dans cette édition revue et augmentée d’un texte paru en 2004 au Mercure de France, Jean-Christophe Bailly revient sur son parcours (il est né en 1949), soit le background de l’enfance (et même l’Untergrund) – les événements de Mai 68 (qu’il vécut de l’intérieur en jeune étudiant de Nanterre) constituant une césure décisive et fondatrice*.
Ce qu’on lit ici, c’est non le bilan d’une vie reconstituée selon une chronologie en bonne et due forme, mais « une visite, plutôt. Ou un retour vers l’amont« . La tentative de ressaisir la matière du temps, de retrouver la position d’acteur/spectateur, de se (re)fondre dans l’expérience fragmentaire, « fractale », des moments vécus par un homme que Jean-Christophe Bailly voit dans les années profondes comme un « étranger ». De cet exercice d’archéologie mémorielle aussi délicat que périlleux (les multiples dénominations** qu’il en donne le montrent), Jean-Christophe Bailly nous donne la teneur méthodologique en ces termes: « Voilà, oui, ce sont des nappes, et je les tire vers moi, il n’y a pas à se forcer beaucoup, elles viennent d’elles-mêmes, c’est comme un tuilage, une glissade. Étrange récolte à vrai dire, qui ne fourre dans mon sac que des fantômes: là où ni la conscience de soi ni la naissance ne fournissaient de points fixes auxquels se raccrocher, les souvenirs viennent en masses fractionnées, c’est la phrase qui tourne avec eux: il y a une hélice, un mouvement, un sillage, mais nous sommes en pleine mécanique des fluides, c’est comme une sorte de ralenti discontinu ou comme un fondu enchaîné parfois flou, un paysage de turbulences et de surimpressions ou encore, et plus exactement si l’on doit garder la métaphore du cinéma, ce sont des rushes qui défilent, sans montage, mais comme portés par des courants. »
Plutôt donc que de chercher à reconstituer des événements, Jean-Christophe Bailly accepte leur « masse enchevêtrée » et consent à se laisser « glisser » sur ses souvenirs en aspirant à retrouver la logique des sensations d’alors. Ce « mode » fonctionne particulièrement bien pour appréhender l’un des principaux sujets du livre, à savoir le cœur de sa fabrique artistique. Le livre devient peu à peu un véritable voyage non seulement vers l’origine mais aussi vers la littérature et le théâtre. Vers tout ce qui fut bâti dans le mouvement. Et surtout vers tous les lieux qui l’ont formé. Barcelone, Berlin, Strasbourg, Paris, la Bretagne, la Russie, la Chine ou encore Olonne, la ville imaginaire. Le livre devient alors ouverture. Les images se cognent, rebondissent, en engendrent d’autres et prennent alors une vraie liberté. On traverse les années, on enjambe les villes, il y a une véritable euphorie de la mémoire qui contamine le lecteur. Une peinture « résolument moderne« , un poème-toupie, un chant.
Précisons que cette réédition comporte, outre quelques corrections, de nouveaux développements que Jean-Christophe Bailly a préféré placer en fin de volume sous forme d’assez longues notes qui « s’efforcent, non de combler un espace de quinze années, mais de tendre une sorte de jetée entre le texte publié en 2004 et la lecture qu’on peut en faire aujourd’hui. »
De ces ajouts qui évoquent les événements, les lectures et surtout les rencontres (Christian Bourgois, Éric Hazan, Philippe Lacoue-Labarthe, Georges Lavaudant, de nombreux peintres) qui ouvrirent et orientèrent ses nombreux centres d’intérêt, j’ai particulièrement aimé la dernière note concernant la photographie. Elle est à la fois remarquable par le regard très singulier que Jean-Christophe Bailly porte sur l’art photographique, tout empreint de la mélancolie dont, selon lui, cette pratique serait en dernier lieu la source*** – et touchante par l’évocation de sa collaboration avec le photographe Thibaut Cuisset disparu en janvier 2017.
Cet autoportrait vagabond serait-t-il au fond un récit initiatique? Bailly n’approuverait sans doute pas ce qualificatif, limité, trop tranché, qu’il apparenterait, selon l’expression de Giacometti, à cette « forme-tuyau » du récit autobiographique lorsqu’il se révèle impropre à rendre compte de « la nature touffue des événements« . Mais, comme il le reconnaît lui-même, Tuiles détachées n’échappe pas tout à fait à cette forme et c’est la raison pour laquelle il évoque dans une non-conclusion aporétique « cet autre livre expansif, peut-être impossible et dont l’organisation en tout cas devrait être toute différente et sans doute très discontinue » qu’on ne lira pas. « Celui-ci, ajoute-t-il, n’en est que l’ombre, peut-être le tombeau. » D’où la vigueur du point d’orgue de la note finale qui interrompt la phrase interminablement discoureuse sur le silence buté de l’image photographique.
Se délivrer publiquement du fatras inextricable qui nous a fondé, quand la force de l’écriture ne démérite pas de la richesse de l’expérience comme on le voit ici, c’est faire œuvre littéraire. Nous sommes preneur.

Jean-Christophe Bailly est philosophe, écrivain et dramaturge. Il a enseigné à l’école du Paysage de Blois et à l’école normale de la Photographie à Arles.

* Avec Un arbre en mai publié début 2018, Jean-Christophe Bailly à livré un texte personnel sur les événements de mai 68 qu’il n’avait pas achevé lors de la rédaction de Tuiles détachées en 2004.
** « Un jeu de piste lacunaire », « un puzzle incomplet dont les pièces ne s’emboîtent pas toutes », « un dédale qu’il faut explorer mais l’architecte qui s’est enfui n’a pas fourni le fil »…
*** Car à l’origine à la fois d’un dessaisissement du réel et perte de l’expérience directe du monde mais paradoxalement aussi générant un élargissement des plans de conscience.

Tuiles détachées de Jean-Christophe Bailly, éditions Christian Bourgois, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie d’Hermance Triay / Éditions du Seuil.

Prochain billet le 2 décembre.

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Patrick Corneau