Patrick Corneau

Jacques Damade: LE retour. J’avais beaucoup aimé son précédent opus, Abattoirs de Chicago, réflexion aiguë sur le rapport singulier et délétère que nous avons établi et entretenons avec le monde animal. Et le déni corrélatif de notre animale condition. Ce deuxième volume de « Le monde humain » est très différent formellement, mais identique par les attendus, ce qui est mis en pensée: où nous mène cette démesure folle qui nous possède?
Nous changeons de registre, dix « promenades » sur des plages normandes (Houlgate) qui n’ont rien de rousseauistes puisqu’elles ne visent pas à fuir l’humanité honnie, mais plutôt à se confronter au monde, à le célébrer mais pas béatement à la manière d’un Bernardin de Saint-Pierre, mais plutôt gravement comme un adieu à la beauté  terrestre avant apocalypse. Célébration? Non, davantage: je pèse mes mots: déclaration d’amour au ciel et à la terre, avec entre ces deux infinis, du vent, des nuages, des météores, des oiseaux, des falaises du jurassique… Un homme donc, rien qu’un homme se promène dans cet entre-deux, observe avec des lunettes darwiniennes (car il relit ce « biographe lacunaire de la terre« ) la faune et la flore marine tandis qu’au large passent comme une lourde menace les porte-conteneurs géants qui alimentent cette soif d’hubris qui nous tuera sûrement. L’homme c’est Jacques Damade bien sûr, promeneur solidaire de ce qui l’entoure, jouisseur-penseur qui prend son pied à penser ou pense avec ses pieds bien enfoncés dans le sable, dans la vase. C’est dire le plaisir très sensuel (la peau de l’auteur frémit souvent) qui s’exprime à travers ce petit livre. Heureusement, nous n’avons pas là un manifeste moralisateur et déprimant; il y a une légèreté hédoniste, gaie et lucide dans le regard de notre promeneur. Ce qui n’empêche pas ce « sapiens perfusé » (de mer, de campagne toniques) d’avoir des humeurs misanthropes et de justes détestations.
Heureusement, les paysages normands sont là, avec leur fraîcheur acidulée de pomme croquante. Comme Jacques Damade comprend les nuages (Huitième promenade) et sait en parler en vrai néphélibate! Au passage révérences obligée à Constable et Eugène Boudin et des glissades audacieuses vers le jazz pulsant de John Coltrane pour dire la montée grondante de l’orage. Des pages merveilleuses sur le plaisir du bain, le pur bonheur de l’abandon à l’élément liquide, de l’expansion du corps délivré de la pesanteur – j’ai adoré le « bain de vague » de la Sixième promenade. Et de l’humour. Du Jules Renard dans la façon dont il croque quelques bestioles, celles qu’il aime bien sûr, le corbeau par exemple, même s’il se défend d’être « corbeauphile » – moi je ne m’en défend pas, j’adore les corbeaux, des sommets d’intelligence (car ils nous observent et apprennent de nous). Quelques beaux passages donc sur les corbeaux des mers, les cormorans, leur silhouette (« vieux parapluie replié« ), leur station sur les bancs de sable… mais aussi, les mouettes, goélands…
Toujours chez Damade cet émerveillement devant la prolixité de la vie, la profusion des formes sans cesse renouvelées, ce bricolage inventif permanent. Alors la « sidération » qui revient, périodiquement, comme un leitmotiv et nous rappelle que sans ce regard admiratif, « sidéré », porté à cette nature qui nous a fait, il manquerait quelque chose à l’homme. Nous avons certes à préserver notre biotope, mais un devoir d’admiration avant tout. Jacques Damade nous enjoint à réparer cet oubli, cette ingratitude. Oui, les animaux sont fascinants! Oui, la nature est belle! Belle par son organisation, et le dire c’est déjà faire un pas vers la conscience écologique. J’aime ce regard d’enfant qu’il a su préserver. Il y a là quelque chose de noble: la manifestation d’un « respect » de la créature envers la création éminemment respectable.
Et Dieu, euh pardon, Darwin dans tout ça? Eh bien, le « bord de l’eau » lui est infiniment bénéfique car, dans la nouvelle lecture qu’en fait Jacques Damade, il est débarrassé de ses incompréhensions, de ses interprétations erronées. Principalement des manipulations tendancieuses: dans le sens du poil le plus résistant, c’est-à-dire le plus approprié à l’homme de pouvoir, bien entendu. Jacques Damade tort le cou à cette « loi de la jungle », véritable aubaine pour que les forts puisse justifier les pires exactions, les « naturaliser » en quelque sorte, en les fondant dans une « loi » prétendument universelle. Ainsi redécouvrons-nous Darwin grâce à la probité et sagacité de Jacques Damade qui en détricote la complexité, en délie les subtilités (la notion de « jeu » par exemple), les sous-entendus, les pré-supposés, remettant ses géniales idées en contexte, dans leur jus d’époque – ce qui est la moindre des choses, permet de le dé-déifier et lui rendre justice.
À mesure que s’enchaînent ces promenades, l’inquiétude du marcheur grandit au contact de ce qu’il voit (du béton, du bitume entre autres) mis en résonance avec d’opportunes et éclairantes lectures: la sainte et catholique colère de Claudel dans de magnifiques vitupérations anti-modernes auxquelles font écho des philosophes « concernés » comme Hans Jonas, Canguilhem, Fourastié et de plus récents essayistes (Baptiste Morizot).
La balade est un plaisir de la tête ET des jambes, notre promeneur est plutôt rétif aux dichotomies stérilisantes, rien non plus du randonneur randonnant sa petite randonnée l’œil rivé sur son podomètre, sa Google Map et son gépéesse…
Il y avait l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, Jacques Damade ajoute l’esprit d’étonnement. Voir les hommes avec l’œil de l’entomologiste, ou de l’idiot qui fait un pas hors de la horde. Magnifique morceau de bravoure avec l’arrivée de la transhumance juilletiste sur la plage d’Houlgate dans la Neuvième promenade: ces arrivants avec leurs joujoux, hochets « émetteurs de bruits« , noms de marques qui se sont incorporés dans nos corps, nos voix, notre langage. Alors la question de l’idiot: Pour quoi? Pourquoi? Comment c’est venu? Et les réponses de l’idiot intelligent font frémir…
On voit à quelles solidarités notre promeneur solidaire (et difficilement solitaire, hélas!) s’intéresse: pas celles du bêlant politiquement correct, non! celles très cachées qui nous font passer du soda d’un estivant sur la plage à ces gouttes de Coca-Cola qui auraient pu faire luire la moustache d’un certain Hitler… Voilà ce que la marche inspire à Jacques Damade: exhumer ces chaînes invisibles, ces transversalités transhistoriques qui meuvent et agitent notre monde et qu’occultent sa complexité, sa confusion ainsi que nos multiples et consenties aliénations. Ce qu’il voit, comprimé dans un détail éloquent – ne demandant  qu’à s’étendre, se dilater en réseaux d’influences et de connivences – sa sagacité en déploie les plis et les facettes comme un versatile origami. Enfin, ce qui appert dans la vision de Jacques Damade est la dimension du temps, sa profondeur inouïe qu’il semble palper, visionner avec un mélange de vertige et de sidération. « Cela a eu lieu, cela sidère, c’est dans un après coup, un résultat, un effet, et non dans un dessein, une préméditation et qu’il n’y a ni bonté a priori, ni sentiment, juste des faits. » Le travail du temps. Nous sommes habituellement incapables d’en mesurer la force, les effets, emportés que nous sommes, nous, sapiens, vainqueurs de l’évolution, à exercer frénétiquement notre liberté, notre règne sur les vivants jusqu’au bout. Et l’on sait ce qu’il y a dans ce jusqu’auboutisme…
Nous ressortons de ces dix promenades passablement étrillés par le vent d’ouest, revigorés par de larges goulées d’iode et de vivifiantes senteurs marines – surtout avec une image de Darwin notablement désensablée. Disons-le tout de go: nous voilà un peu moins bêtes.
Merci Jacques. 

Jacques Damade, Darwin au bord de l’eau – Le monde humain II, collection L’ombre animale, La Bibliothèque, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie: « Les Vaches noires », falaises de Houlgate, ©T. Houyel / Éditions La Bibliothèque.

Prochain billet le 28 novembre.

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