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Le bobovarysme d’Adèle Van Reeth

Patrick Corneau

Pour moi, Adèle Van Reeth, c’est la voix de la philosophie à la radio : je connais et apprécie depuis 2011 son émission « Les chemins de la philosophie » sur France Culture qui a succédé aux « Nouveaux chemins de la connaissance ». En 2018, j’avais suivi sa reprise de l’émission littéraire de Jean-Pierre Elkabbach avec « Livres & vous » diffusée sur Public Sénat, et épisodiquement « D’art d’art ! » sur France 2 où s’était illustré Frédéric Taddei.
Dernièrement, Adèle Van Reeth fut l’invitée du magazine « 28 minutes » sur Arte où elle fut reçue par Renaud Dély à propos de la publication de son livre La vie ordinaire chez Gallimard. Elle apparut dans une salopette blanche, chaussée de brodequins vernis noirs genre parachutiste version chic, un rouge à lèvres assez violent soulignant un regard d’acier impérieux. Après un rapide commentaire sur sa formation (études en classe préparatoire littéraire, École normale supérieure) et son parcours professionnel, elle précisa avec fermeté qu’on ne saurait rien de sa vie privée.
L’interview assez banale porta sur le livre qui mêle le récit de sa découverte de l’ordinaire en philosophie, avec celui de sa vie de couple, en particulier l’expérience de la maternité. Elle évoqua son travail sur le philosophe américain Stanley Cavell, le cinéma, et la pensée de l’ordinaire avant de préciser ce qu’il faut entendre sous ces termes : « Il faut distinguer l’ordinaire du quotidien. La vie quotidienne peut être écornée, elle peut être changée. Et l’ordinaire est ce qu’il reste quand tout a changé. L’ordinaire ne s’arrête jamais. Et toutes les tentatives de le fuir, de lui tourner le dos sont totalement vaines ». À la question un peu naïve de Renaud Dély sur l’utilité de la philosophie en temps de crise, elle déclara : « Je ne crois pas que la philosophie nous soit d’aucun secours aujourd’hui, si ce n’est qu’elle nous invite à regarder droit dans les yeux l’ordinaire de nos vies. »
Intrigué par ces propos sur l’ordinaire qui d’après Madame Van Reeth « est un obstacle à la pensée. L’ordinaire est d’abord un problème », je décidai de lire le livre que m’avaient obligeamment envoyé les éditions Gallimard, dont le titre faisait me ressouvenir un autre dans la même collection et chez le même éditeur : La vie quotidienne de Jean Grenier, philosophe et écrivain, paru en 1968. Deux livres à des années-lumière l’un de l’autre…

La vie ordinaire n’est sûrement pas un livre médiocre, ni « ordinaire » cela va de soi. Ce n’est pas non plus un chef-d’œuvre littéraire, nous verrons pourquoi. Un livre intéressant, cela est sûr, parce que symptomatique de quelques éléments prégnants de notre époque ; disons, pour aller vite, le vague à l’âme d’une certaine élite parisiano-médiatique. C’est surtout la rencontre entre une complexion, une singularité idiosyncrasique – caractérisée par ce que l’auteure appelle intranquillité – et une théorie ou approche philosophique issue du sol américain en la personne de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), ses disciples et exégètes (dont Stanley Cavell). Autre atout d’importance : puisqu’il est question de la vie « ordinaire » et/ou « quotidienne » : un livre qui ne patauge pas dans les boniments du « Bonheur » et du développement personnel qui font aujourd’hui un commerce de leur pseudo-pensée.
Ceci pour la partie esprit. Côté corps, c’est l’expérience de la maternité, accueil d’une vie autre en soi, vécue comme possible réponse à un malaise existentiel. La belle astuce d’Adèle Van Reeth est d’inclure tout cela dans un projet de livre « qui ne s’écrit pas », « qui n’arrive pas à s’écrire ». Le lecteur comprend vite – pirouette proustienne – que le livre qu’il a entre les mains est précisément le produit final de cette incapacité, de cette « épopée qui foire » comme dit Adèle Van Reeth…

Revenons sur le point nodal qui a initié ce qui participe à la fois d’un récit, d’une autobiographie romancée, d’une enquête philosophique. Tout part d’une série de sensations. Quelque chose qui ne passe pas dans le train-train de la vie dite ordinaire : « cette saturation du presque-rien qui me dégoûte dans les moments quelconques, les phrases automatiques que je reçois comme des uppercuts en plein visage… des phrases que j’entends depuis ma naissance et qui me font l’effet de canines de vampire ; ce sont des bruits qui me heurtent en plein ventre, le tremblement final du frigo après une longue session de vrombissements, c’est un ongle mal coupé qui laisse deviner le travail des ciseaux et les petites rognures qui restent dans le lavabo. Ce sont des odeurs aussi, un sol fraîchement nettoyé qui sent trop fort le produit, l’herbe coupée par la tondeuse au printemps – parfum agréable mais qui, parce qu’il revient chaque année à la même saison depuis que je suis née, me donne envie de prendre mes jambes à mon cou et de partir vivre sur une planète sans gazon ni printemps, pour trouver du nouveau. Ce sont les pieds, ces pieds que tout le monde arbore dès qu’il fait un peu chaud comme s’il n’y avait pas de problème et dont le moindre contact me fait l’effet d’un tentacule de limace qui tente de me clouer sur place ».

La première partie du livre est donc une enquête suscitée par le dégoût, la nausée de l’ordinaire qui débouche sur l’échec à élaborer un concept autour de l’ordinaire. Sont pourtant convoqués les réflexions du penseur américain ayant exploré l’ordinaire pour la première fois. Ralph Waldo Emerson écrivait : « Je ne demande pas le grand, le romanesque, le lointain, j’embrasse le commun, j’explore le familier, là-bas, et je suis assis à leurs pieds ». Sublime formule qui guérirait n’importe qui estimant, comme l’auteure, que « le drame, c’est l’eau tiède »… On comprend vite que le drame d’Adèle Van Reeth est plus profond et relève, comme je le pense, d’une forme postmoderne de bovarysme (sans l’ironie flaubertienne, cela va sans dire). C’est l’impossibilité, radicale, viscérale de s’installer et de perdurer dans une situation, un contexte donnés, bref « être cloué(e) sur place ». Écoutons : « Ne pas m’installer. Ne pas trop s’habituer à être là. Je suis de passage. Je ne veux pas d’un au-delà, je voudrais réussir à être ici sans me sentir ailleurs. Non pas fuir, mais arriver, enfin. » Si le bovarysme selon la définition qu’en a donnée Jules de Gaultier est « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est », celui de Madame Van Reeth en est le renversement, la culbute parodique puisque c’est l’incapacité départie à l’homme (et à la femme) de s’accepter tel qu’il est. Ce n’est pas tant la soif de l’impossible, conscience malheureuse d’un au-delà inaccessible, prolongement d’un idéalisme de la transcendance, ni même simple confrontation de la réalité et du rêve (« d’autres vies que la mienne, dit-elle, ne m’intéressent pas ») que l’impuissance à prendre pied dans l’existence qui nous échoit, soit « l’impossibilité de dire que cette vie est bien la mienne ». Ou encore : « Quelque chose me porte, non pas au-dehors mais à côté, comme un caillou dans la chaussure de mon quotidien. Je quitte en un clin d’œil, et avant l’heure. Faire en sorte que ça ne dure pas. » Milan Kundera a défini l’horreur d’être soi comme ce qui génère le ressort complexe de la honte*, excepté que chez Adèle Van Reeth ce qui découle de ce désaccord catégorique avec l’être est davantage un sentiment de panique intolérable, une irrépressible pulsion de fuite, anywhere out of… Parfois les velléités d’un bovarysme primaire, si je puis dire, d’un grand rêve lyrique pour le moi se font jour, comme des tentations à repousser : « Je ne dis pas que je souhaiterais vivre tous les jours dans l’univers des Métamorphoses d’Ovide mais tout de même, ne jamais changer, vivre comme un objet, comme si le simple fait d’« être » était déjà assez, ça ne devrait pas être permis. N’est-ce pas la différence entre ces deux verbes, être et exister ? Exister, c’est ne pas se contenter d’être, et tenter d’en faire quelque chose… Et dans quel but ? Et comment être sûre que moi-même j’existe ? »

Une partie du livre ayant été écrite alors qu’elle est enceinte, permet à l’écrivaine de faire l’expérience d’un violent (et salvateur) retour au réel. La naissance de son premier enfant, reçue comme une renaissance est une vraie métamorphose du corps et de l’esprit. La grossesse est une leçon de vie : comprendre (enfin) l’essentiel et s’en satisfaire. Elle écrit drôlement : « Écrire enceinte, c’est écrire sur écoute. » Elle s’étonne même : « Des décennies de combat féministe pour finalement affirmer que l’attente de mon enfant m’apporte la stabilité que je recherche depuis que je sui née ». Un accouchement atrocement douloureux, puis un avortement, quelques temps après, la vie quotidienne de son couple (pas toujours harmonieuse) et la grave maladie de son père à la fin du livre, sont autant d’événements et surtout de dévoilements qui autorisent Adèle Van Reeth à utiliser sans crainte un « je » pleinement assumé. Ce « je » vient valider en quelque sorte la véracité même du récit qui puise dans le vécu intime de l’auteure. Si trouble il y a entre narrateur et écrivain, entre vie réelle et fiction, on comprend mal la déclaration d’Adèle Van Reeth dans une récente interview : « La Vie ordinaire, ce n’est pas le récit de ma propre vie, et je tiens beaucoup à ce distinguo ». Toujours, cette réticence à devoir être « réifiée », fixée dans une représentation, fût-elle celle, fugace et incertaine du lecteur…

Les variations sur la grossesse comme « impensé de la philosophie », pour intéressantes qu’elles soient, m’ont parues un peu artificielles, un rien pédagogiques (l’animatrice radio pointe le bout de ses neurones) et notablement « genrées ». Par ailleurs, qui dit grossesse, dit procréation donc conception d’un être par une femme et… un homme. Ce dernier apparaît au fil du récit bien blafard. C’est un géniteur, sans plus (pauvre Raphaël !). Un peu dépassé par la survenue de ce visiteur mollement désiré, accepté sans grand enthousiasme, par devoir moral presque avec une calculette à la main parce qu’il y a les couches à acheter, la nounou, etc. Et là, le pratico-inerte sartrien qui nous fige abominablement dans l’inertie de la matière fait redescendre l’exaltation de La Mélodie du bonheur à l’étiage de l’existence répétitive, de cette lassitude inhérente à l’ordinaire de la vie qui « a une odeur de cuisine » comme l’écrivait Mallarmé à Cazalis.

On sait depuis Flaubert que la pauvreté du langage, c’est l’éternelle torture et rançon de celui qui voudrait « dire ». Les métaphores les plus vides, ironiquement, sont chargées d’exprimer la plénitude de l’âme ou la vacuité de l’existence ; le réel a toujours des contours trop larges pour l’étroitesse du concept. Adèle Van Reeth n’échappe pas à cette difficulté qui explique ses embarras lorsqu’il s’est agi de rédiger un « essai sur l’ordinaire ». Mais le problème du langage tel que nous voulons l’aborder pour conclure est extrinsèque au sujet du livre : il concerne la conception de l’écriture qui préside à ce texte. Adèle Van Reeth nous offre un typique produit de ce qu’est devenue la littérature au XXIe siècle : le romantisme du désenchantement, la confrontation douloureuse avec le réel, la paupérisation de la langue configurée pour la mass-médiatisation voire le divertissement mercantile, le solipsisme moaïque dans lequel le regard s’agrandit vaniteusement. Cette littérature ne forge plus sa croyance dans l’écriture à proprement parler, mais dans le choix que ses sujets interroge. Émerge ici une nouvelle conception de la vérité : il ne s’agit plus de conférer un pouvoir de vérité à un langage ou à un style détenteur d’une vision du monde, mais à un sujet (ici à consonance philosophique) supposé receler en lui ce pouvoir et cette vision. La question cruciale implicitement posée par un livre comme La vie ordinaire, certes « bien écrit » mais sans chercher à se littérariser, est de savoir si la littérature peut ou non se passer du pouvoir de l’écriture – entendu au sens de sa fonction esthétique. Il y a de beaux passages au fil du livre : sur l’amour maternel et le drame sacrificiel qu’est la décision d’avorter, une évocation sensible et amicale du philosophe Clément Rosset, une poignante déclaration d’amour au père. Néanmoins, sans attendre d’Adèle Van Reeth une œuvre à l’égal de la Nausée, on cherche vainement dans un tel récit l’enchantement par les mots, la puissance d’une incantation susceptible de le transfigurer, le promouvoir de façon poétique. On a affaire à une « expérience d’écriture » qui effleure et se cherche à travers plusieurs genres, quête l’assentiment du lecteur plutôt qu’à une œuvre de littérature qui manifeste son autorité par la puissance de sa langue et entend soumettre ce même lecteur à son monde, l’assujettir à sa forme. Si, comme le disait le grand Giorgio Manganelli, « la littérature étant complexe, et donc non simplifiable, est obscure de par sa nature ; non pas difficile, non pas énigmatique, mais élusive, hallucinatoire, mystérieuse** », nous peinons ici à trouver ce qui relève de la littérature stricto sensu. Oui, les mots sont le plus court chemin pour s’approcher au plus près du mystère de la création et de ce que nous sommes, ce coup de dés, cet accident organisé… Encore un effort Madame la philosophe, au-delà du storytelling (degré zéro de l’écriture, défétichisation du Verbe), il y a la littérature « littéraire » ! Lisez Jean Grenier !
* « La honte n’a pas pour fondement une faute que nous aurions commise, mais l’humiliation que nous éprouvons à être ce que nous sommes sans l’avoir choisi, et la sensation insupportable que cette humiliation est visible de partout. » Milan Kundera, L’Immortalité, 1990.
** Éloge du tyran. Écrit dans le seul but de gagner de l’argent, traduit de l’italien par Dominique Férault, Collection Le Promeneur, Gallimard, 2002.

La vie ordinaire d’Adèle Van Reeth, coll. blanche, Gallimard, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie ©Bruno Bebert Bestimage / ©Jacques Sempé / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 4 juillet.

  1. Antignac Dominique says:

    Merci pour vos articles.

    Je n’ai pas lu le livre d’Adèle Van Reeth, aussi pardonnez-moi si elle aborde le thème dans son ouvrage (je n’en ai pas trouvé trace dans votre commentaire).

    C’est le thème de la mort.

    L’auteure écrit : « Des décennies de combat féministe pour finalement affirmer que l’attente de mon enfant m’apporte la stabilité que je recherche depuis que je suis née ».

    Sans méchanceté aucune, et mère moi-même, il me semble pouvoir affirmer que cette stabilité est éphémère. La naissance est une sorte de mort inversée, l’accouchement une agonie à l’envers : quelque chose, quelqu’un apparaît, qui disparaîtra. C’est très inquiétant. En donnant la vie, on donne aussi la mort, tout au moins on peut le supposer, car au fond qu’est-ce que la mort dans l’enchaînement du vivant ? En donnant la vie, on engage un autre que soi, qui n’a pas demandé à vivre, ni surtout à mourir.

    Bien sûr la femme est sur la ligne d’avant-poste : elle assure la gestation, elle met au monde. Mais pour autant le féminin n’est que le rôle qui lui a été attribué par l’espèce, ce n’est pas son essence. Son essence est « humaine ». Le masculin et le féminin sont les outils de l’espèce. Peut-être une femme (au féminin) est-elle mieux à même, du fait de sa position d’observatrice privilégiée, de ressentir « certaines choses » avec davantage d’acuité que l’homme (au masculin). Plus portée aussi à y réfléchir, ou tout au moins à y réfléchir de façon incarnée et concernée. Avec un autre regard, une autre voix que celle qu’on a toujours entendue s’exprimer, celle qui est dotée d’une tessiture grave et parfois dogmatique.

    Si j’osais, je dirais que la naissance n’est pas chose féminine. C’est, comme la mort, une chose humaine. Le féminisme, c’est le fait pour une femme (une humaine) de pouvoir exprimer son humanité, y compris à travers son particularisme féminin, comme l’homme a depuis longtemps exprimé la sienne à travers son particularisme masculin (souvent en le confondant avec la totalité).

    Il faut éviter l’écueil de tomber dans l’essentialisme : il n’y a pas d’un côté LA femme qui donnerait la vie et de l’autre L’homme qui ne serait pas engagé/concerné.

    Donc qui pense « naissance » pense « mort ». Et les deux sont choses humaines. Peut-être la mort est-elle un tabou difficile à penser aujourd’hui (bien que presque tous les philosophes s’y soient appliqués) ?

    Le refus de s’ancrer dans l’être de Madame Van Reeth me semble encore être un refus de la mort des possibles. Les choix que nous faisons semblent tuer des possibilités. Mais il ne faut pas oublier que ces possibilités ne sont que virtuelles. Elles n’existent pas.

    « La vie ordinaire » ou la difficulté des deuils.

    D. A

  2. Patrick Corneau says:

    Merci pour votre commentaire très pertinent sur une affirmation de Madame van Reth – qui, honnêtement, sur ce sujet serait mieux à même de réagir que moi. Qui sait ? Peut-être vous lira-t-elle ?
    ?

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Patrick Corneau