Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Laurent Jenny n’est pas seulement un universitaire chevronné auteur de travaux concernent la théorie du style, l’idéologie littéraire et la littérature du premier vingtième siècle (surréalisme, Marcel Proust, Michel Leiris, Maurice Blanchot, Roger Caillois, Jean-Paul Sartre, Henri Michaux), il s’est tourné depuis 2012, vers des questions d’esthétique, notamment sur les relations entre art et vie, le statut de l’image photographique et la relation au visible avec quelques ouvrages dont La folie du regard (collection “Essais sur l’art”, L’Atelier contemporain, 2023) dont j’ai rendu compte ici. J’avais souligné chez Laurent Jenny la patience de l’écriture, l’insigne délicatesse avec laquelle il s’efforce de montrer comment chez quelques peintres aimés la présence surgit du tremblement de l’image, des déchirures du voir. Un indéniable talent d’écrivain révélé chez cet universitaire qui, en 2015, a entamé aux Éditions Verdier une autobiographie fragmentaire avec Le lieu et le moment et la poursuit avec Sur l’instant qui paraît ce mois-ci.
L’idée au principe de cette suite de courts textes est aussi simple qu’unanimement partagée : la vie n’est pas un long fleuve tranquille qui aurait les allures d’un roman. Non, elle se présente à notre conscience plutôt comme une somme discontinue d’éveils – Jean Grenier parlait d’“instants privilégiés”. William Wordsworth, que cite Jenny, les appelle “spots of time” : ils sont principalement situés dans notre première enfance et apparaissent “dotés d’un relief particulier” et renferment un pouvoir de “fructification” imaginative. Chez le poète britannique ce peut être : « …une lande où il erre enfant après avoir perdu son compagnon de cheval, une butte de gazon élevée à la place d’un gibet où a été mis à mort un homme, une mare dénudée, une tour de guet solitaire, une femme aux vêtements froissés luttant pas à pas contre le vent en portant une cruche sur la tête… » Ces limailles d’images, explique Laurent Jenny, « disparates et dépourvues de sens, sont aimantées par un affect de détresse, où elles viennent se condenser, s’agglomérer en instant-souvenir. Mais l’instant-souvenir n’est pas clos. Du fait de son intensité, il peut se rouvrir, s’enrichir de chaînes associatives, poursuivre sa force d’aimantation… C’est pourquoi la mémoire n’est pas fixe, même si les mêmes souvenirs reviennent, leurs prolongements sont toujours divers, imprévisibles, renouvelables. »
C’est donc les états de ce ressaisissement auquel nous convie Laurent Jenny en exhumant ces “objets mal définis”, “appelant délivrance” et, pour ce faire, émettant par moment des “avis d’instance” qu’il faut aller “chercher loin dans la mémoire et le langage, comme dans un bureau de poste mental.” Travail difficultueux : « Instants de l’enfance, venus de très loin, poussant parfois vers des phrases. Avant que je ne le dise, que je recrée en mots sa tension intérieure, l’instant a des contours flous. Une fois dit, c’est l’arc de la phrase qui le relaie, tendu entre majuscule et point, entre ce qu’elle annonce et ce qu’elle résout à son terme. »
Sur l’instant est ainsi un florilège de ces “épiphanies”, brèves et incertaines, rebelles à la cohérence des jours : scènes dans le Paris de l’enfance, visages croisés, visions hallucinées, dépaysements, génies des lieux qui se révèlent soudain, bonheurs sensibles, deuils, vertiges amoureux et coups de gong des ruptures…
Ces instants laissent des traces de ce qui semble n’avoir jamais existé comme tel, pourtant Laurent Jenny en fait la généalogie à travers un travail de remembrance qui s’apparente aussi à une discrète phénoménologie (subrepticement bachelardienne) de l’instant dans ses manifestations : instants “extrêmes”, “rêvés”, “sensibles”, liés à une histoire, à des visages, des lieux ; et puis sont évoqués les possibilités d’extension de l’instant et enfin la douleur de l’instant dernier (ou de la dernière photo) qu’on ne savait pas “derniers”, qui le sont devenus rétrospectivement… Autant d’éblouissements dont les phrases de Laurent Jenny dessinent le chemin, entre clarté des mots et incertitude du vécu.
Parmi ces éclats soustraits au temps par une “visitation de langage” comme dit bellement Laurent Jenny, j’ai particulièrement aimé ses réflexions sur la photographie. Des observations extrêmement fines (fortes d’un “punctum” très barthésien) venant d’un praticien ayant l’œil sur le viseur et non d’un esthète en chambre. En voici quelques extraits :
« La photographie, “un événement suspendu au mur”, c’est-à-dire aplati contre cette surface, arrêté et cerné. Dès lors, je peux l’inspecter. Mais aussi le remettre imaginairement en mouvement, pour peu que la photo m’y aide.
La photographie arrête le disparate de ce qu’elle enferme dans son cadre. Elle glace l’instant pour toujours dans son devenir image. Surface brillante, si apparemment dénuée de durée et d’épaisseur, que je peux la tenir entre mes doigts comme tout vulgaire papier. Sa minceur semble dénoncer son incapacité à être un instant. Mais lorsque je l’examine, par le regard et l’imagination, je trouve dans l’image la tension de l’instant
. »

« Mais dans la manie des photos au téléphone portable, c’est peut-être cela qu’on essaye d’attraper : la vie constamment remplacée par son souvenir immédiat. »
« Dans la compulsion à la photographie numérique, il y a aussi la volonté de s’épargner la fatigue d’attention que serait le fait de vivre l’instant, sa mise en réserve, à contempler plus tard. Procrastination du vivre, mais il ne faudrait pas moins de force pour retrouver l’instant sous l’image que de s’y arrêter. Plus tard n’aura pas lieu. L’instant se vit tout de suite ou alors tout à fait autre. Je peux déléguer à une image la retrouvaille de traces mnésiques.
Mais alors, c’est un instant “
en image. »

« De la photo (comme du poème) Jacques Roubaud dit : “de ce qui n’a jamais été la photographie se souvient ».
« Saisir l’échappement, l’enjeu quasi mystique de la photographie. Guetter à la fois la prise et ce qui s’y dérobe. »
« Sartre, pour faire comprendre ce qu’est une “chose”, évoque l’histoire d’une petite fille qui retourne dans son jardin sur la pointe des pieds pour voir à quoi il ressemble quand elle n’y est pas. Ainsi fait le photographe. »
Jean Starobinski dans son pénétrant La mélancolie au miroir distinguait deux caractéristiques de “l’expérience mélancolique” : le retard apporté par le mélancolique dans sa réponse au monde, faute de corrélation entre son temps intérieur et le mouvement extérieur d’un monde hors de ses gonds et qui semble lui échapper, aller plus vite que lui, un tempo désaccordé donc – comme entre le cœur d’un mortel et la forme d’une ville selon Baudelaire. Et puis le goût de la collection curieuse, de l’amoncellement disparate d’objets épars entourant le sujet, figure souvent penchée, au regard baissé. Il me semble retrouver métaphoriquement dans Sur l’instant ces aspects qui viennent en quelque sorte “filigraner” le charme indéniable de cette lecture.

Patrick aime assezAvec Lucarnes de Jacques Goorma nous ne nous éloignons guère de la célébration de l’instant.
Jacques Goorma a publié une quinzaine de recueils aux Éditions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapier et Arfuyen, ainsi que de nombreux textes en revue. Il a également réalisé des livres d’artistes, des lectures, présenté des conférences et des émissions de radio. Responsable de l’édition de l’œuvre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gallimard, Jacques Goorma a également publié un ouvrage qui lui est consacré dans la collection Poésie/Gallimard et conçu un Ainsi parlait Saint-Pol-Roux chez Arfuyen en 2022. Directeur de collection aux Éditions Lieux-Dits, initiateur des “Poétiques de Strasbourg”, il a animé des ateliers de poésie dans les prisons durant plusieurs années. Il est membre du comité de rédaction de la Revue Alsacienne de Littérature, et se consacre actuellement à la promotion de la poésie francophone et européenne, en tant que Secrétaire Général de l’Association Capitale Européenne des Littératures.
Après Le Vol du loriot (2005), Le Séjour (2009) et À – Hommages, adresses, dédicaces (2017 – Prix de poésie François Coppée de l’Académie Française), ce nouveau livre est le quatrième de Jacques Goorma qui paraît aux Éditions Arfuyen. Il est publié en partenariat avec le Printemps des Poètes pour illustrer le thème choisi pour 2024, la Grâce, magnifiquement présent dans cet ouvrage.
L’écriture de Jacques Goorma est marquée à la fois par un étroit contact avec la nature et par les grandes traditions spirituelles orientales et rhéno-flamandes. Comme le remarque Gérard Pfister, son éditeur, « ce n’est pas un hasard si figure en couverture de ce nouveau livre l’idéogramme kǒu (口), en chinois “bouche” ». Ce signe se réfère bien sûr d’abord aux petites ouvertures qui donnent leur titre au livre : cette petite lucarne / ouverte // au fond /du tableau qui semble le faire communiquer, comme dans un tableau de Vermeer ou de Magritte, avec un autre monde.
Mais ce signe désigne aussi la bouche béante dans l’instant de l’émerveillement : elle est venue, dit le poète / l’inattendue l’éblouissante // sitôt / disparue. Innombrables sont ces instants pour qui sait les accueillir et chaque poème en est comme la trace, peut-être aussi la clef. Car, écrit Goorma nul / ne rencontre le poème // sans / se rencontrer.
Dans la sobriété laconique de ces double distiques affleure une composante forte de l’œuvre poétique de Jacques Goorma : une exigence profonde, une vocation inaltérable qui fonde l’acte de création sur une éthique de la nudité éloquente, du dépouillement lumineux où la justesse lexicale et musicale s’entrelace avec la transparence verbale et picturale. Comme le poète l’énonçait dans Le Séjour, il faut « écrire avec la transparence, l’obscur, le trouble, l’indéchiffrable. Rejoindre la clarté. Voir. »
Le poème n’est pas simple souvenir, mais principe actif. Il nous aide à voir et à entendre. Cette aspiration à un lyrisme à la fois dépouillé et lumineux cultive l’art de la justesse, l’écriture constituant un acte vibratoire majeur. Écrire, c’est vibrer et faire vibrer une voix intime qui parvient à l’émotion véritable par “la juste distance” entre les éléments, le vent, le ciel et les grands fonds de l’intériorité. Comme le poète, le lecteur qui vit profondément le texte doit pouvoir éprouver lui aussi par attention-participation cette étrange consonance entre le visible et l’invisible : je m’éveille soudain / regardant tout autour // comme venant / de tomber du ciel. C’est alors que subitement la lucarne s’ouvre à la vision : le soir appuie / son front noir // sur la vitre / et te regarde.
C’est alors que se fait sensible, dans un parfait silence, le passage de la grâce. Ce sont l’habitude et le confort qui nous empêchent de la recevoir. Au plus sombre des jours, la grâce reste présente en nous : par le sourire en nous / de la clarté // la grâce demeure / invaincue. Toute la poésie de Jacques Goorma me semble composer une chorégraphie épurée, aérienne, à même de faire danser les mots autour du silence. Dès l’âge de six ans, le poète avait donné un titre tant impérieux que lapidaire à un poème : Silence. Puis, jeune étudiant, il avait conçu une suite intitulée Fragments du silence pour finalement parvenir dans ses derniers livres, à la mise en scène de cette dialectique fondatrice entre le silence et la parole. Car rappelle le poète, seul le silence connaît / le secret de ce poème // tu peux donc / le connaître Alors va tout au fond / une lucarne s’ouvre sur le soleil // le bruit court / le poème s’attarde. Et enfin dans les dernières pages : le poing du poème / contient // tous les possibles / de la main ouverte // une main / sort de la poitrine // pour serrer / la main du monde.

Patrick aime assezLast but not least, nous terminerons cette chronique avec l’immense poète que fut Georges Haldas (1917-2010). Né à Genève d’un père grec et d’une mère suisse, Georges Haldas est l’auteur d’une œuvre très riche de poèmes, traductions, chroniques, essais et Carnets intitulés L’État de Poésie. Ses écrits défient le temps, tant ils sont marqués par une précision constante et une attention particulière portée à chaque instant vécu. La clarté et la concision sont reines chez lui : quelques mots, et l’essentiel s’énonce. Ainsi les citations réunies ici dans ce volume intitulé Fulgurances sont toutes extraites des Carnets de L’État de Poésie et regroupées sous forme d’abécédaire : autant de petits cailloux blancs pour qui veut explorer la vie dans toute sa profondeur.
Ces aphorismes, nés des “mots qui viennent de l’Autre en moi”, invitent à quitter les voies du divertissement pour emprunter des sentiers d’arête, à mi-chemin entre ciel et abîme. À l’écart de toute mode, l’œuvre tout entière du poète, dont on récolte ici les fulgurances, témoigne que l’unique patrie, porteuse de vie, c’est la relation. A l’autre en soi, au monde, à ses violences et à son inaltérable beauté.
Puisque nous avons abondamment parlé de l’instant, puis de la grâce, voici ce qu’en dit le poète :
« INSTANT – “On ne peut rencontrer l’autre que dans l’éternité. À travers l’instant.” (Rêver, 196) »
« GRÂCE – “Ces moments de grâce où la simple présence des choses – le tendre bleu du ciel, une branche qui bouge sous l’effet de la brise ; un toit de tuiles ocre entrevu à travers des feuillages, le reflet de la grande lumière d’été sur la terrasse où on se trouve et où on garde le silence – est plus parlante que tout, à sa manière. Qui est d’avant la parole.” (Maintenant, 114)
La grâce a ceci de commun avec le mal, qu’elle arrive toujours de là, et au moment, où on ne l’attendait pas.” (Pollen, 33)
La grâce est cela qui nous est donné mais qui demande, pour être pleinement vécue, un travail de notre part, digne d’elle.” (Patrie, 153)
Dans la grâce, tout est un.” (Patrie, 192)
Au-delà de ses poèmes et de ses chroniques, de son amour du football et des littératures russes, italiennes et espagnoles, c’est toujours l’humain et sa destinée qu’Haldas ne cessa de sonder. Cette même quête le conduisit, en dehors de toute bondieuserie, à écouter le Christ interroger la vie, la mort, la résurrection. Comme l’écrit Serge Molla dans sa présentation : « Haldas était un résistant à l’éphémère, au terre-à-terre, au relatif et à tout ce qui fait écran à l’essentiel. Cette voix est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que le désert social et intime gagne du terrain. À l’écart de toute mode, cette œuvre témoigne que l’unique patrie, porteuse de vie, c’est la relation. » Ce dont témoignent les “fulgurances” ici réunies – non pas une œuvre littéraire déclarait Haldas « mais un moyen pour chacun, en me lisant, de prendre mieux conscience de lui-même ; de son destin ; de la fonction vitale qu’il doit, en tant qu’être humain, assumer par rapport à lui-même ; par rapport à l’homme ; par rapport à la vie. »

Sur l’instant de Laurent Jenny, éditions Verdier, 2024 (16,50€).
Lucarnes de Jacques Goorma, Coll. “Les Cahiers d’Arfuyen” n° 258, éditions Arfuyen, 2024 (14€).
Fulgurances, Abécédaire de Georges Haldas, édition établie et présentée par Serge Molla, Coll. “Petite Bibliothèque de Spiritualité”, éditions Labor et Fides, 2024 (19€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) montage photographique ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Verdieréditions Arfuyenéditions Labor et Fides.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Goorma Jacques says:

    Merci, cher Monsieur. Quel chance d’avoir de tel lecteur ! Heureux aussi de retrouver sur la même page Georges Haldas que j’ai eu la chance de connaître quand j’étais tout jeune homme à Genève et de recevoir à Strasbourg bien des années plus tard pour des lectures. En dehors de ces carnets sur « L’état de poésie », « Ulysse et la lumière grecque » m’avait enchanté.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau