Une grande partie du numéro de Printemps de L’Atelier du roman est le fruit des discussions qui ont eu lieu en octobre dernier à Chinon, durant la Rencontre de Thélème consacrée à Rabelais (après celle de 2022). Articles rédigés, comme toujours, après la Rencontre et spécialement écrits pour la revue. Comme le signale Lakis Proguidis, il n’y a pas deux articles qui se ressemblent, il n’y a pas d’approches qui vont dans le même sens : « À la place d’un Rabelais réduit à des clichés bons pour les musées, l’école et le tourisme culturel, nous proposons le Rabelais dont nous avons besoin : toujours vivant, toujours apte à inspirer l’enthousiasme et toujours disposé au dialogue avec chaque lecteur et chaque écrivain sur les énigmes et les impasses de notre monde. »
Pour Yves Lepesqueur, « le géant rabelaisien, dont l’ombre protectrice couvre toute l’œuvre, dispensateur de la fécondité ininterrompue depuis la création du monde, est aussi le garant d’une continuité de la civilisation humaine. » Cyril de Pins, estime que « jamais depuis Rabelais, on a vu le corps prendre autant de place et être mis en scène de manière aussi innocente et amusée. » Quant à Michel Garcia « la question ne se pose pas de savoir si l’œuvre de Rabelais ne perd pas en se coulant dans une langue nouvelle. » Pour lui, « cette création langagière permanente qui la caractérise est mise au service d’une subversion sans limite des contraintes imposées par l’usage du temps. »
Denis Grozdanovitch, en revanche, confesse une véritable infirmité à l’égard de Rabelais : « la débauche rabelaisienne qui est presque l’inverse de l’épicurisme (…) n’est pas ma tasse de thé puisque, précisément, le subtil et éphémère ravissement que procure cette infusion me suffit pour éprouver l’extase poétique que je recherche. » C’est un malicieux hommage par antiphrase et détour powysien qu’il nous propose.
Outre ces éclairages croisés sur ce grand maître dont l’œuvre avec Homère, Dante et Shakespeare continue à porter notre civilisation, il m’a semblé que le fil conducteur de ce numéro était l’art de la lecture.
D’abord deux lectures-commentaires de La Peau sur la table de Marion Messina, roman disruptif que j’ai beaucoup aimé et ai présenté ici : l’une d’Olivier Maulin, l’autre de Lakis Proguidis.
Fidèle à son souhait, Maïa Hrušková commente l’œuvre de Kundera tel qu’il l’a voulu, telle qu’elle est dans les deux volumes de la Pléiade. C’est le troisième article publié après sa mort. Il y en aura d’autres.
Steven Sampson dresse un remarquable portrait de celui qui a inventé et construit “l’abbaye des animaux cartoonisés”, autrement dit Disneyland : l’Oncle Walt, père de la Sainte-Souris. Quelques clés sociopsychanalytiques pour comprendre pourquoi ce produit industriel qui a essaimé un peu partout sur la planète nous fascine autant.
Autre passionnante expérience de lecture, celle de Raphaël Arteau McNeil qui étudie et compare les différentes lectures d’un même roman à travers les âges – ici le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde dont il tire un sagace petit essai sur le “nihilisme doux”.
Une variante dialogique avec Théo Ananissoh : lire un roman de nos jours sur fond d’une autre époque, celle de la colonisation, de l’esclavagisme et faire jouer les effets de parallaxe.
Chaque relecture des œuvres d’antan, rend notre présent moins opaque, ainsi la revue se souvient de Guillermo Cabrera Infante (Juan Francisco Ferré), de John Updike (Florian Beauvallet), de Martha Gellhorn (Charles Villalon) et de Jean Dutourd (Benoît Duteurtre).
Ces pratiques de la lecture dans tous ses états se terminent en beauté avec « Au fil des lectures (et autres considérations) » de l’excellent Benoît Duteurtre qui, après avoir protesté contre le déplacement des bouquinistes afin de sécuriser le défilé fluvial des athlètes à l’ouverture des Jeux olympiques, nous propose une saine réhabilitation du théâtre de boulevard dédaigné par les maîtres du bon goût qui assimilent cette catégorie de spectacles à un « populisme théâtral, fondé sur de grosses ficelles comiques ».
On le voit, la revue tout en restant fidèle à son éclectisme natif sait tenir fermement le fil de la lecture qu’elle soit activité de plaisir (exploratoire des fondements de l’existence humaine) ou réflexion critique. Et puis quel bonheur que ces lectures soient égayées par le réconfortant sourire de l’ami Sempé !
Parfois je me dis que parmi tous les livres reçus, lus et (majoritairement) chroniqués, je devrais décerner un prix annuel du livre le plus “sprezzatura”, l’écrit le plus conforme au rythme moral de la sprezzatura, cette musique d’une grâce intérieure, ce tempo, voudrais-je dire, dans lequel s’exprime la liberté parfaite d’un destin, inflexiblement mesurée pourtant par une ascèse cachée.
Eh bien me demandez-vous, quel est l’élu(e) ?
Sans conteste l’élégante prose de Judith Wiart dont j’ai salué dernièrement le merveilleux Pas d’équerre (éditions louise bottu, 2023). Elle conjugue tout ce qu’on ne trouvera jamais chez les petites pouliches autoproclamées poétesses ou romancières de proximité qui s’étalent (scrolling) et sautillent d’un like à un emoji sur les réseaux sociaux : horreur innée de la facilité, de la pruderie, des euphémismes, de la promiscuité, de la lourdeur, de la hâte indue, de la nostalgie complaisante, de la sensiblerie geignarde. Et surtout, par-dessus tout : l’humour élevé à un mode de pensée (sans systématisation, comme un léger filigranage…). Les fulgurances maîtrisées, c’est-à-dire élégamment stylées, de Les gens ne se rendent pas compte et de Le jour où la dernière clodette est morte (quels titres !) nous montrent qu’à côté de l’homme bien né – s’il s’en trouve encore un – il faut compter sur son équivalent féminin : l’écrivaine au sang noble n’imaginant pas pouvoir user de mots obliques à la place d’une parole directe, qui n’hésitera pas, ne tremblera de la plume face au pire, ni ne déguisera lâchement l’inexorable absurdité de notre humaine et pitoyable condition en quelque fadaise sucrée, quelque “crapulerie lyrique” ou pleurnicherie bouleversifiante à mettre en tête de gondole…
Mais lisons plutôt :
« Il y a plusieurs façons d’exister, il y a plusieurs façons de ne pas exister, de ne rien faire exister, de ne pas sentir que si tout est grave, rien n’est grave. Vivre en statue de pierre, les yeux creux ou faire des moulinets avec les bras en parlant très fort, c’est pareil si tu ne sais pas, si tu ne sens pas que tout se passe là, que tout se passe que tu le veuilles ou non, au moment où tu lis ces mots, que tout se passe, au même moment pour toutes les bêtes du monde. »
Et puis :
« Nous sommes des crâneurs de la vie ; notre chaos est plus noble que celui des autres, notre course moins absurde, notre vision plus neuve. Nous pensons que nous sommes en train de tout inventer, alors que tout est déjà là, depuis le début – et même avant – et que rien ne nous attend de plus ou de mieux. Rien.
À part bien sûr.
À part bien sûr. L’essentiel. Qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Qui ne se trouve pas. Que nous devons aller chercher à coups de pelle dans les terrains minés, chaque jour.
Chaque jour, nous travaillerons à être moins crânes et plus en vie. »
Il y a là de la fusée baudelairienne, le sarcasme grinçant en moins et le sourire de l’acceptation impassible en plus (tempérée par de petits quand même et de sobres malgré)…
Les gens ne se rendent pas compte est un court florilège (“court” parce que l’auteure n’appuie pas, n’insiste pas) de situations (“la gravité et la légèreté de la vie”) auxquelles on ne peut rien changer et dont la sprezzatura décide paisiblement “qu’elles n’existent pas” – ce qui est une manière indéfinissable de les modifier…
Les gens ne se rendent pas compte, c’est le gant jeté au destin avec un clin d’œil, le saut à travers le feu, l’art de se jouer de l’inévitable sans un battement de cils, la grimace faite dans les miroirs trompeurs de la psychologie et du social… Pas de propension aux épanchements de l’auto-analyse. Pas de trace de “bienveillance” qui pourrait consonner avec l’abject cordicolisme ambiant mais de la tendresse, une inhabituelle mansuétude, ponctuée par une nonchalante autodérision… C’est un livre parfait : de ceux qui se tiennent à la vitesse à laquelle nos vies se déglinguent, un compagnon de chevet – ceux qu’on a plaisir à lire à haute voix “intérieurement” et font que, sans qu’on puisse se l’expliquer précisément, quelque chose semble s’être déplacé dans le poids du monde…
Oui, décidément nous avons besoin d’une voix singulière, implacablement et imparablement vraie comme celle de Judith Wiart pour nous déconditionner des “paroles-multitudes” qui emplissent notre “merdonité” (Leyris), saturent tout sur Internet, les réseaux sociaux et le va-tout éditorialo-médiatique dont rien ne peut naître, sans le moindre rai de silence, sans aurore possible.
Un proverbe japonais dit qu’il faut se laver les yeux après chaque regard. Parfois après avoir lu, vu ou entendu ce que ce bas monde nous impose, j’ai envie de me purifier en lisant l’Impardonnable Judith Wiart.
« On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs.
Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé. On s’attend au pire : on a raison. Et on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé. »
L’art de Frédérick Houdaer est comparable à celui d’un géographe qui aurait rompu avec l’arpentage des grands espaces pour se limiter à la mensuration de la distance Le Havre – Étretat, puis se bornerait à celle d’une plage, celle de Sainte-Adresse, par exemple, puis à une laisse de mer entre deux marées, et puis aux contours de tel rocher, et puis à cet alvéole laissé dans ce rocher par une moule qui s’en est détachée, et puis au minuscule trou qui en marque le centre, et puis aux infimes découpages que seul le microscope laisserait voir dans ce trou. Et puis, ce que son œil voit au travers de cette puissante loupe, il le considère comme si c’était toute la côte entre Le Touquet et Cancale, recommence à s’en approcher, à mesurer ce qu’il découvre, et cela plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que la netteté disparaisse au profit d’un flou kaléidoscopique faisant place à des scènes hallucinatoires. Alors les monuments se déplacent, une femme et un chien disparaissent, les mouettes sont muettes et les disques durs cafardent, la nuit remue hésitant entre fantasque et fantastique, entre Chagall et Magritte… le réel prend des allures de fractales, éclate en puzzle.
On pourrait dire aussi que Chez elle est un lavis à l’encre sur lequel un des protagonistes verse des larmes – à la fin il ne reste que les contours fondus d’un test de Rorschach.
Un long week-end, une ville natale côtière, des retrouvailles ratées, une histoire d’amour qui dérape. Bref, la vie du haut d’un piédestal qui vacille. Chez elle est dédié à Judith Wiart (détail non trivial).
L’Atelier du roman “Lire et relire Rabelais – Xe Rencontre de Thélème”, n°116, mars 2024, éditions Buchet-Chastel, 2024 (22€).
Les gens ne se rendent pas compte de Judith Wiart, Collection быстро – Bistra, éditions Le Clos Jouve, 2021 (19€).
Le jour où la dernière clodette est morte de Judith Wiart, Collection быстро – Bistra, éditions Le Clos Jouve, 2020 (19€ – épuisé).
Chez elle de Frédérick Houdaer, éditions Sous le Sceau du Tabellion, 2022 (21€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Buchet-Chastel – éditions Sous le Sceau du Tabellion – éditions Le Clos Jouve.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.