En quatrième de couverture de Pas d’équerre, on nous dit de l’autrice, Judith Wiart, qu’elle est « née au Havre en 1970 (aime donc les huîtres normandes et Little Bob Story). Vit à Lyon depuis quelques années (aime donc les grattons et Louise Labé) » Voilà qui est intriguant par le disparate élégamment éclectique. Impression renforcée par l’étonnante mention du mot sprezzatura dans l’invite adressée aux élèves dont elle a la charge dans un lycée professionnel : « Oui, la rébellion, chers élèves, passera chez nous par la quête de l’élégance, de la sprezzatura, du raffinement et de la courtoisie, par la recherche du mot juste, de la tournure syntaxique racée et de la pensée subtile.
Devenez les Marcello Mastroianni de ce lycée professionnel, déambulez dans les couloirs avec panache et désinvolture. Souriez aux jaloux. Préparez-vous aux embuscades ; répondez en dandys.
– Ça plaira aux filles ?
Seulement à certaines. Mais vous n’avez pas envie de plaire à n’importe qui, Brahim ? »
Qui n’aurait aimé avoir un tel professeur ? On comprend tout de suite qu’avec ce sens de la répartie, on n’a pas à affaire à un prof’ planplan… Vous remarquerez le vouvoiement, B A-BA du respect mutuel, règle première de la relation enseignante… Je le dis haut et fort : dans le paysage dévasté, effondré de notre système éducatif Pas d’équerre est une lumière au fond du tunnel de nos déplorations et lamentations. Et si c’est l’exception qui confirme l’équerre et bien tant mieux ! Ce petit livre d’expérience, de choses vues et vécues vient radicalement et admirablement démentir tous les préjugés jetés à la figure des “derniers de cordée” que l’on a rassemblés, parqués dans ces établissements.
Pas d’équerre est la chronique sur une année scolaire, séquencée en trois parties (3 trimestres) de la vie d’un professeur avec une classe de CAP maçonnerie, soit « 12 élèves : dont 4 veulent devenir maçons, (1 veut reprendre l’entreprise familiale, 3 veulent sauver leur peau).
Les autres veulent être : mécanicien boulanger vendeur footballeur conducteur de grue ne savent pas.
Ne savent pas ce qu’ils font là. »
Nous voilà ainsi embarqués dans le cours d’histoire de Madame Wiart avec cette bande de bras cassés, beaucoup moins dézingués (même si souvent fatigués) que le lycée du Bâtiment et des T. P. « entièrement rénové et restructuré il y a une dizaine d’années, déjà complètement déglingué » qui les accueille et est “missionné” pour les amener au CAP. Parmi eux, des migrants « arrivés depuis un an ou deux en France, chaleureux, enjoués, joyeux, même si fatigués déjà en octobre de leurs longues journées d’atelier et de cours. (…) Ils ont traversé des déserts, des terres et des mers pour arriver jusqu’à nous. Ils s’accrochent à leurs études comme à une bouée orange dans la Méditerranée. » Belle leçon pour les “indigènes” !
Il sera donc question d’intégration (sociale, professionnelle), de subversion, de guéguerre ados-adultes/garçons-filles, d’amour, de poésie, de littérature, de lecture et d’écriture… Bref, rien que de l’essentiel humain et de ces choses d’en bas que ceux “d’en haut” ne voient pas, ne regardent pas. En une suite d’épisodes innocents, touchants, cocasses, troublants, entrecoupés de mini-dialogues surréels et désopilants survenus en classe (couloirs, cour), de réflexions, de questionnements, d’articles de presse, de règlements, sur l’état et l’avenir de la filière professionnelle. Un livre enthousiasmant et revigorant qui conjugue intelligence, émotion, humour et poésie.
J’ai beaucoup aimé la probité de cette déclaration sur ces plumitifs qui transforment cyniquement les migrants en héros littéraires…
Je formule le vœu que le plus grand nombre des « personnes qui ont fait des études pas ensemble,
ont des maisons pas ensemble,
ont des vacances pas ensemble,
se déplacent pas ensemble
hors du grand ensemble,
exigent que les autres
tous les autres
apprennent
c’est leur obsession
à vivre
ENSEMBLE » lisent et relisent Pas d’équerre : pour faire grandir ce point de lumière que Judith Wiart, “prof’ en Lycée pro” et talentueuse écrivaine, fait briller “malgré tous les malgré” au fond du tunnel.
« La lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la solitude. Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son œuvre. L’œuvre est le plus souvent un masque. » écrit Emil Cioran dans le texte d’ouverture (“Manie épistolaire”, 1984) de ce recueil, la première anthologie de ses lettres, dont les 2/3 sont inédites. Il ne s’agit donc pas de fonds de tiroirs pour faire le “buzz” autour d’un écrivain mort et quel !
Le maître d’œuvre de cette édition, le traducteur et auteur Nicolas Cavaillès – éditeur des Œuvres de Cioran dans la Pléiade (2011) – a sélectionné 159 lettres parmi des milliers provenant des archives personnelles de Cioran. Les lettres ici réunies, traduites du roumain et de l’allemand, montrent la diversité de ses correspondants qu’ils soient roumains, allemands, espagnols ou français, hommes ou femmes. Elles sont adressées à sa famille et à ses amis, en Roumanie puis en France, à ses pairs et à ses lecteurs. On croise notamment Aurel, son jeune frère séminariste, Mircea Eliade, Carl Schmitt, Jean Paulhan, François Mauriac, María Zambrano, Samuel Beckett, Armel Guerne, Roland Jaccard, Clément Rosset, mais aussi la “Tzigane”, sa dernière histoire sentimentale. Lucides, ironiques, existentielles, elles composent entre dix-neuf et soixante-dix-neuf ans un autoportrait intime et intellectuel de l’auteur de Précis de décomposition, et révèlent son génie pour un art épistolaire qu’il mettait au-dessus de tout.
Très tôt apparaît son sens de la formule bien frappée, ainsi en 1938 : « L’Univers est un shabbat de bourgeois affolés par leur propre médiocrité, et ses lois ont été fixées par Dieu lors d’un conseil d’épiciers ». La certitude quasi viscérale que Cioran a de l’inanité universelle est saisissante au long de ces pages. Quelle sagacité lorsqu’il s’agit de littérature ! Se désolant d’avoir éreinté Valéry “le poète” dans une préface, il confie (ce qui hérissera sûrement les sorbonnards) : « Ce qui est mauvais, c’est de lire d’affilée les ouvrages d’un auteur. Très vite on en a marre, et on ne pense plus qu’à l’exécuter. Je ne comprends pas ces universitaires qui, pendant des années, vivent sur le même écrivain. Et puis, il y a quelque chose de malsain à juger une œuvre, une existence, à s’ériger en dieu, et à porter un verdict. La critique en soi est infâme. »
Installé à Paris vers la fin du mois de novembre 1937 dans un hôtel du 5ème arrondissement grâce à une bourse doctorale du ministère des Affaires étrangères de l’État français (son projet de thèse – jamais soutenue – porte sur “les conditions et les limites de l’intuition” chez Plotin, Eckhart, Bergson), Cioran passe les années 1938-1939 à explorer en train et à bicyclette la France dont il fait un redoutable portrait à l’un de ses correspondants : « Qui admire la France sans aucune once de mépris est un naïf ridicule. Il n’en et pas moins vrai qu’à chaque fois que je m’en prends à elle ou que j’esquisse un sourire ironique à son égard, mon intelligence proteste en moi et la défend avec obstination. C’est que la France est le pseudonyme de l’intelligence. (…) Ici, la stupidité tombe sous le coup de la loi et je suis certain qu’en dénonçant un crétin on l’expose à une perquisition immédiate. Des imbéciles en veux-tu en voilà, beaucoup trop même, mais aucun crétin. Une servante a La Rochefoucauld dans le sang, et un épicier te méprisera s’il découvre en toi quelque illusion. »
D’un bout à l’autre de sa vie, on est saisi par l’étonnante constance de sa légendaire lucidité, ballottée entre mélancolie, désillusion et scepticisme, sur le monde et sur lui-même : « J’habite dans une mansarde, je mange dans une cantine estudiantine, je n’ai pas de métier – et naturellement je ne gagne rien. Je ne peux pas considérer comme hostile ce sort qui m’a permis de vivre jusqu’à trente-cinq ans librement et en marge de la société. Mon raisonnement a toujours été simple : quand ça n’ira plus, je me tire une balle. Ce calcul n’a pas été bête, car il m’a permis — contrairement au troupeau environnant — de persévérer… dans l’être sans la terreur de l’avenir. »
Dans les dernières années, quelle élégance (sprezzatura) pour annoncer en 1989 à Vincent La Soudière son retrait du monde : « J’ai pris la résolution d’abandonner à peu près toute espèce d’activité, écrire en tout premier lieu. Ce que j’avais à dire, je l’ai plus ou moins dit : à quoi bon insister ? Il faut regarder les choses en face : je suis vieux, et cela est une humiliation de tous les instants. Plus de projets, plus d’envie de voyager, plus rien. C’est évidemment la sagesse, mais la sagesse est une diminution et presque une défaite. »
Difficile de ne pas ressentir de sympathie pour ce maître du pessimisme radical à l’humour dévastateur qui ne se passe rien (le “fond roumain des Carpathes”, la “dispersion”, la tension paradoxale, l’aboulie, etc.) et ne nous passe rien : son regard sur l’occident déliquescent, “écœuré de bien-être” est toujours d’actualité (« l’avenir ne me semble pas condamné, je sais qu’il l’est, sans l’ombre d’un doute de ma part »). On est toujours surpris de voir à quel point les esprits enclins au détachement comprennent bien leur conjoncture, qui devrait leur être – et qui leur est d’ailleurs – totalement indifférente. Par ailleurs Cioran ne se trahit jamais, rigoureusement fidèle en amitié, d’une constante et exquise amabilité même avec ses détracteurs. Seul l’épisode de l’idylle avec la “Tzigane” nous laisse dans une totale perplexité : comment un esprit aussi détrompé que le sien a-t-il pu s’égarer ainsi ? Sombrer dans un kitsch sentimental aussi “fleur bleue” ? Les idéologies sont elles aussi des sources d’aveuglement : son sulfureux passé politique roumain, après des justifications un peu évasives dans quelques lettres, fait l’objet d’un net reniement en 1988.
Même s’il se qualifie un peu complaisamment de cioban (“berger” en roumain) qui aurait dû rester dans les montagnes, lire Cioran est un exercice d’acclimatation au royaume du pire où nous pataugeons. Par chance, le sien était irrigué par la prose nerveuse de l’intelligence. Il ouvre une voie possible à la rédemption.
Comment ne pas dire un mot du texte posthume de Christian Bobin, rédigé jusque dans les derniers instants de sa vie depuis l’hôpital, publié début février ? Commencé chez lui au Creusot en juillet 2022, poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort le 23 novembre 2022, Le Murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes où se lit la trace d’une course entre l’amour et la mort. Le Murmure est “un livre de guerre” : « Pas pour faire des morts, mais pour faire des vivants », précise son auteur. Des vivants sensibles à la beauté d’un monde que Christian Bobin et a vu s’éloigner tandis que ses forces déclinaient, et qu’il a voulu célébrer une dernière fois. Ce sont d’abord les notes de Chopin jouées par Grigrory Sokolov, entre lesquelles surgissent des intervalles de ce silence « qui manque à nos vies affolées ». Ce sont les vers de Rimbaud égrenant dans sa course des rimes, les yeux de La Petite Châtelaine de Camille Claudel, les vitraux de l’abbatiale de Conques, les alvéoles du pain de l’enfance – « tout ce qui fut, est et sera ». Beaucoup se raviront de retrouver celui qui savait extirper le merveilleux des petites choses, avec des mots simples, des phrases musicales, des formules délicatement lumineuses. Certains continueront à s’agacer de ces attendrissements comme Hervé Le Tellier qui s’effraie de jamais tomber dans un style “christianbobinesque” (Richard Gaitet, Hervé le Tellier, un écrivain au travail, Points, coll. “Documents”, 2024).
Hanté, dès ses premiers écrits, par la mort (La plus que vive, 1996), c’est bel et bien l’amour qui l’emporte dans ce dernier livre. L’amour pour tout ce qui s’éloigne et qui fit le sel de sa vie, mais aussi pour celle à qui Le Murmure est dédié, son épouse, la poétesse Lydie Dattas, sans laquelle il n’aurait accompli sa vocation poétique. « Avant, j’étais un mimosa qui ignorait sa couleur jaune. J’écrivais sans aucun souci de plaire. Puis le monde m’a tendu un miroir et je me suis miré dedans. J’ai voulu faire ce qu’on attendait de moi. Alors tu es venue et tu as brisé ce miroir. Tu m’as rendu au secret du langage. Je suis redevenu l’inconnu que j’étais pour moi-même autrefois. Malgré l’hôpital, il y a une joie qui est là, qui repose sur le fait que tu m’as réellement VU. »
Entrelaçant fragments d’un discours amoureux et célébration de la joie d’écrire, Le Murmure réalise la dernière volonté de son auteur, murmurée à son oreille par celle qui l’aura accompagné jusqu’au bout. « Je dois, dis-tu, éclairer bien plus loin que moi-même – qui m’arrêtera ? »
Rien ni personne, pas même la mort car l’amour, rassemble tout et porte tout.
Cette chronique était close mais je la ré-ouvre pour un livre lu entre temps absolument bouleversant d’une autre styliste, mais de l’âme si je puis dire : l’écrivaine et femme rabbin Delphine Horvilleur.
« Avec tant d’autres, je cherche les mots, ceux qui diraient vraiment aux Palestiniens ET aux Israéliens que jamais leur douleur ne me laissera indifférente, que l’on peut et l’on doit pleurer avec les uns ET les autres.
Mais le propre de la guerre est d’assassiner le langage, en même temps que les innocents et la subtilité. La modération devient mutique, et la radicalité crie à pleins poumons. On hurle des slogans et toutes les positions mesurées sont soudain prises en otage.
Depuis le 7 octobre, je voudrais tant les retrouver. Mais le langage fait défaut… précisément parce qu’il inclut des “mais” qui nourrissent un peu plus la douleur des uns et des autres.
“Le 7 octobre furent commis des actes ignobles MAIS…”
“Des femmes juives ont été violées MAIS…”
“Le sort des enfants de Gaza est terrible MAIS…”
“Des innocents ont été utilisés comme boucliers humains MAIS…”
Je vomis tous ces “mais” qui piétinent les responsabilités des uns et des autres, et qui assassinent notre humanité. Je voudrais tant les éradiquer. Simple légitime défiance*. »
Dans la nuit qui s’abat sur le monde, ce petit grand livre fait clignoter un peu de lumière pour tous ceux qui refusent de se laisser déshumaniser par la haine. Sur l’origine de la haine justement, et de celle qui est à la racine de l’antisémitisme, le chapitre VIII (“Conversation avec ceux qui me font du bien”) apporte une hypothèse intéressante : celle du “rapport à l’origine”. C’est lumineux. Mais une parole éclairante suffit-elle à désarmer l’obscurantisme fanatique ?
Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre est un acte de résistance aux forces délétères qui nous assaillent et, “malgré tous les malgré”, il est une puissante invitation à un autre messianisme : « Pas celui qui précipite la fin du monde et nous mène droit à la catastrophe, mais celui qui dit, au contraire, qu’il existe un avenir pour ceux qui pensent à l’autre, pour ceux qui dialoguent, les uns avec les autres, et avec l’Humanité en eux. »
* Sur le “oui mais…”, lire l’admirable chronique d’Emmanuel Godo dans La Croix du 25 octobre 2023.
Pas d’équerre de Judith Wiart, éditions louise bottu, 2023 (14€).
Manie épistolaire. Lettres choisies, 1930-1991 de Cioran, édition établie par Nicolas Cavaillès, coll. Blanche, Gallimard avec le soutien de la Fondation La Poste, 2024 (21€).
Le Murmure de Christian Bobin, coll. Blanche, Gallimard, 2024 (17€)
Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre de Delphine Horvilleur, éditions Grasset, 2024 (16€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographies origine internet – dans le billet : éditions louise bottu – éditions Gallimard – éditions Grasset.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.