Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !On a commémoré, en janvier dernier, les deux cents ans de la mort de Théodore Géricault, le peintre qui a rendu fameuse cette embarcation de fortune dans son tableau accroché au Louvre, summum de Romantisme macabre avec son empilement de corps cadavériques. J’avais lu autrefois un petit livre un peu bavard sur ce tableau et connaissais peu de choses concernant  l’évènement historique qui a inspiré le peintre.
De façon assez étonnante, Clarisse Griffon du Bellay dont les éditions Maurice Nadeau viennent de publier Ressacs, si elle s’intéresse au radeau de La Méduse n’évoque pas une seule fois la toile célébrissime de Géricault avec ses personnages désespérément accrochés les uns aux autres au milieu des flots et de l’écume bouillonnante. Ce sujet, ce drame, elle ne l’a pas choisi : elle le porte dans sa chair. Clarisse Griffon du Bellay est en effet la descendante d’un des rares rescapés du naufrage de La Méduse. Son ancêtre, Joseph Jean Baptiste Griffon du Bellay, a 28 ans lorsque, en juin 1816, il monte à bord du navire pour cette expédition funeste. Noble désargenté, fils d’émigré, il embarque comme secrétaire du futur gouverneur du Sénégal. Après l’échouement de la frégate sur un banc de sable au large de l’actuelle Mauritanie, fruit d’un invraisemblable alignement d’erreurs humaines (incompétence, indifférence, oubli des précautions, entêtement) et de malchance, le jeune Joseph se retrouve donc sur le radeau fait de rondins avec une centaine d’hommes. Au terme de quinze jours horrifiques, il ne reste que quinze survivants. Si ces hommes, dont Joseph, ont pu échapper à la mort, c’est parce qu’ils ont mangé d’autres hommes. L’histoire du naufrage, avec ses privilèges de classes qui persistent dans les conditions les plus extrêmes, avec ses luttes et ses massacres pour la survie, est absolument passionnante. Évènement presque paradigmatique de ce qu’est un effondrement systémique quand une synergie entropique entre le politique (l’idéologique) et le pragmatique alimente une spirale de l’échec. Cette tragédie a déjà nourri quelques livres* et pourrait faire l’objet d’un blockbuster formidable si Netflix s’en emparait… Mais Clarisse Griffon du Bellay ne s’attarde pas vraiment sur le naufrage lui-même. Si elle en rappelle la chronologie et le déroulement en ses phases atroces, son propos est autre. Il porte sur la transmission de cette mémoire. Que faire de cet héritage cannibale ? Comment vivre avec ces “viandes sacrilèges”, comme elle les nomme, qui sont passées dans son sang ? Avec la prose dépouillée, d’une blancheur d’os de la sculptrice qu’elle est**, elle note : Vertige de sentir qu’on tire son sang de là. Qu’on est fait de ça, qu’on l’aurait fait aussi.”
Cette histoire, celle de son ancêtre qui avait mangé de l’homme, Clarisse Griffon du Bellay dit l’avoir toujours su – sans rien représenter de particulier pour elle. Au point de ne pas faire le lien entre la récurrence de cauchemars violents, un attrait obsessionnel pour la viande dans ses sculptures, et le cannibalisme de son aïeul. De même, elle a toujours su qu’un livre secret (dont son grand-père avait interdit la lecture), circulait dans sa famille, se transmettant uniquement du père au fils aîné, sans s’y intéresser vraiment. Ce livre est le récit officiel de la tragédie fait par deux survivants de La Méduse que son ancêtre rescapé a annoté et corrigé avec minutie et précision pour rétablir la sordide vérité. Un jour, à la suite d’une période dépressive et d’une crise provoquée par une expérience-performance plastique, tout bascule en elle. Clarisse finit par lire ces lignes et découvre ce que ses proches ont tant souhaité cacher. Elle comprend pourquoi l’histoire de son aïeul est taboue, trouée de honte et de non-dits. Avec la même sincérité que l’aïeul, elle ressent alors la volonté irrépressible de se dégager du tabou familial à l’aide de l’écriture, si proche de la pointe, précise, de sa gouge. Elle, une fille, une femme qui n’aurait même pas dû avoir accès au livre secret, brise le silence et les traditions en publiant son propre témoignage. Car, écrit-elle, « On se transmet le livre mais on se transmet aussi l’impossibilité de parler de son contenu, de formuler ce qu’il fait résonner en nous. L’objet s’entoure de mystère et devient l’objet physique du tabou. (…) Nous nous trouvons impliqués malgré nous. Nous devenons complices du secret en nous taisant à notre tour. Nous recevons notre part de culpabilité. Et nous pouvons la transmettre à nouveau. » En rendant littéralement publique cette mémoire dans la juste vérité historique de son vécu, elle brise la fatalité d’un silence porteur de honte. Dans un geste littéraire et cathartique d’une beauté viscérale, la chair enfin se fait verbe. 
Un premier livre, puissant, fiévreux, intense (parfois jusqu’au ressassement) qui soulève en nous, simples lecteurs, bien des questions sur les éléments ataviques de notre humaine condition : la pulsion de mort, la violence originaire et prédatrice, la prégnance des tabous et de la loi morale, les marquages de domination, la transmission filiale des secrets empoisonnés (ou non), etc. Il y a dans Ressacs des lames de fond qui nous emportent bien loin…
* L’ouvrage historique de référence est celui de Michel Hanniet. Avec Les Naufragés du Wager (éditions du sous-sol, 2023), David Grann traite une histoire apparentée mais sur une île – un roman d’aventures et une réflexion saisissante sur le sens des récits.
** On regrette que l’éditeur n’ait pas inséré quelques illustrations du travail de l’artiste sachant qu’il y a désormais en France si peu de sculpteurs véritables et non abstraits.

Patrick aime assezRessacs” est le mot choisi par Myette Ronday pour intitulé son dernier recueil mais assorti de l’adjectif “lents”. Lents ressacs, car il faut bien un tempo alenti pour entrer dans la vague, dans le flot de la vie, dans le flux de pensées parasites, celles-là mêmes qui nous hantent :
« Mais parfois, une fissure dans l’air ou le temps, une soudaine disponibilité de l’esprit, permet fugacement d’entrevoir d’autres pans de paysage, des scènes incertaines, des figures qui réveillent notre intimité partagée avec le monde et dont notre âme resterait orpheline si nous ne les accueillions pas. »
Aussi : « LA PENSÉE ZIGZAGUE entre deux mondes, sans plus avoir d’ancrage ni savoir quand et comment le prodige s’est produit.
Aurais-je pu, par inadvertance, passer de l’autre côté de la frontière ?
D’une forme insaisissable à l’autre, je reviens vers la plage, la page du ressac, par une déchirure nette et tangible entre deux vagues, aussitôt refermée comme une faille dans le temps. »
Alors : « ENTRONS DANS LA DANSE, non plus emportée dans un courant cyclique, mais par une rivière turbulente, qui s’étoffe de remous rapides puis de lents ressacs.
N’être plus qu’une liane s’enroulant sur elle-même pour mieux se déployer, se dévider en toutes sortes de figures improvisées.
La danse devient un acte de purification et de délestation de soi, la meilleure façon de recouvrer un état de grâce, un climat intérieur de fluidité et de légèreté, à la faveur duquel l’âme serait à coup sûr sauvée de la grande dissolution finale.
L’écriture du corps continue de se délier follement sur un rythme intérieur, ivre, excessive, repoussant les marges du possible dans une vie soudain élargie. »
Chez Myette Ronday tout s’emboîte comme par magie, par la grâce d’une écriture fluide et fluente, d’une pensée analogique capable de tout relier. Lents ressacs est le premier recueil de poèmes d’une romancière.

Patrick aime assezMichel Van den Bogaerde est musicien, il fit partie de l’ensemble Ductia, il est peintre et graveur, diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles (peinture) et de l’Académie Constantin Meunier (gravure). Il a exposé de nombreuses fois, seul ou dans des expositions d’ensemble. Il a consacré sa vie professionnelle à l’enseignement des mathématiques et des sciences. Une vie multiple qui lui permet maintenant qu’il est “pensionné” de jeter au Cactus inébranlable quelques Aphorismes affables & Fulminations fébriles. 
Chacun sait plus ou moins ce qu’est un aphorisme. Pour les fulminations c’est un peu plus compliqué : fulminer, c’est lancer la foudre, c’est aussi exploser ou détonner. Nul ne s’étonnera donc de la fébrilité de la chose. En tout état de cause, c’est beaucoup moins affable. Il faut picorer dans un tel recueil, et non le parcourir linéairement, en faisant au hasard le crédit de la surprise, de la sagesse. Avant-goût : « Et si les crétins se taisaient, vous imaginez le silence ? » / « Un verre à la main, j’aimerais rester encore un peu à la fenêtre du monde » / « Aucune voix ne venant du gazon, il faut bien parler aux vivants » / « On perd toujours la guerre, même contre soi » / « Vivre ou ne pas vivre, là n’est pas la question ».

Patrick aime assezMihail Sebastian est un romancier, dramaturge et essayiste roumain de culture juive qui fut un grand francophile. Né à Braila en 1907 et mort accidentellement à Bucarest en 1945 dans des circonstances qui n’ont jamais vraiment été élucidées. Ses œuvres, notamment ses romans et ses pièces de théâtre, ont été traduites en français par Alain Paruit. Un certain nombre de ses essais, Cum am devenit huligan entre autres, sont encore inédits en français. 
L’écrivain roumain était un grand connaisseur de Marcel Proust. Il a été le premier à publier une étude de sa correspondance. Un texte redécouvert pour le centenaire de la mort de Marcel Proust et s’avère être un guide utile pour pénétrer dans la Recherche. En 1938, à Bucarest, Mihail Sebastian publiait la toute première étude de la correspondance de Marcel Proust, connue à l’époque grâce à l’édition Plon en six volumes (1930-1936). L’écrivain roumain, parfaitement francophone, fut donc le premier à rédiger un ouvrage de ce type. C’était 16 ans après la mort de l’écrivain français qu’il admirait.
Par ailleurs Sebastian devint un très bon ami du meilleur ami de Proust : le prince diplomate roumain Antoine Bibesco, dramaturge à ses heures, lequel lui rendit quelques services administrativo-militaires tout en comptant, semble-t-il, que Sebastian utilise en sa faveur ses propres relations dans les théâtres bucarestois… 
Sebastian traverse l’immense corpus épistolaire avec une grande finesse. Sa connaissance intime de la Recherche lui permet d’établir des liens entre les lettres et l’œuvre pour éclairer la biographie de l’écrivain, notamment les relations avec sa mère, et comprendre la construction de l’œuvre ainsi que les scrupules stylistiques et moraux que Marcel Proust évoquait dans sa correspondance. Sa grande intelligence de l’œuvre lui permet dès 1938 de formuler des analyses qui conservent leur actualité. 
L’ouvrage, devenu introuvable, jamais réédité en roumain, est publié ici pour la première fois en français tout en tenant compte des derniers travaux sur Proust car l’éditeur Non Lieu offre aux lecteurs les références aux textes de Proust par Sebastian dans les dernières éditions les plus complètes de Philip Kolb (21 volumes de 1971 à 1993) et Jean-Yves Tadié. Injustement absente de toutes les bibliographies actuelles, cette étude réussit, sur 90 pages et sur la base de 1 200 lettres, à percevoir l’essentiel de la cathédrale proustienne. Comme l’affirme la traductrice Laure Hinckel dans sa préface : « Le travail remarquable de fluidité, de clarté, totalement dépourvu d’égo et sans débordement de la personnalité de Sebastian sur son objet de recherche est l’œuvre, dans l’oubli de soi, d’un écrivain pour un autre écrivain. Les effets de miroir nous éblouissent. (…) Travail fascinant que d’observer la double réflexion des lettres de Proust dans son œuvre, et de l’œuvre adorée de Proust dans la pensée (réfléchie) de Mihail Sebastian. » 

Ressacs de Clarisse Griffon du Bellay, Coll. Á vif, Maurice Nadeau éditions, 2024 (17€).
Lents ressacs de Myette Ronday, éditions Sans escale, 2024 (15€).
Aphorismes affables & Fulminations fébriles de Michel Van den Bogaerde, Coll. Les p’tits cactus #108, Cactus inébranlable éditions, 2024 (12€).
La correspondance de Marcel Proust de Mihail Sebastian, traduit du roumain et présenté par Laure Hinckel, éditions Non Lieu, 2023 (12€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Maurice Nadeau éditionséditions Sans escaleCactus inébranlable éditionséditions Non Lieu.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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