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L’époque de la peinture (anatomie d’une chute)

Patrick Corneau

« “On doit toujours s’excuser de parler peinture, écrit Valéry. Mais il y a de grandes raisons de ne pas s’en taire. Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu’on lui réponde, et une “littérature” (c’est-a-dire un commentaire) écrite ou non, immédiate ou méditée, est indivisible de ce qui pousse l’homme à produire.”
Valéry a raison. L’art le plus muet est celui qui suscite le dialogue le plus pressant. Le pire reproche qu’on puisse adresser à un tableau n’est-il pas celui-ci : “Il ne me dit rien” ? On attendait donc de lui une parole, on était prêt à engager avec lui un entretien. Cet entretien, hélas, ne s’engage pas toujours. »
Jean Grenier, L’esprit de la peinture contemporaine, 1959.

Patrick aime moyennementSans doute n’aurais-je jamais lu ce livre si je n’avais connu l’auteur. Mais l’éclectisme et la curiosité aidant – si ce n’est par égard envers un éditeur qui, depuis 2013, célèbre les noces toujours recommencées de la littérature et des arts plastiques -, je l’ai lu.
Jérôme Thélot est un universitaire “émérite” : il a quitté l’Alma mater laissant derrière lui quelques ouvrages remarqués dans sa discipline, la littérature française des XIXe et XXe siècles. Mais comme les universitaires ont beaucoup de temps, il aime musarder hors de son domaine : photographie (histoire, monographies) et peinture (Géricault, Manet). C’est dans ce dernier champ qu’il publie un nouveau livre : L’époque de la peinture – Prolégomènes à une utopie.
Tout le monde a loisir de s’affranchir de son pré carré et gambader où il veut, encore faut-il que ce ne soit pas errer ni extravaguer. Sur le terrain de l’art, arpenté de longue date et balisé par de forts esprits, il y a des risques – d’autant plus sérieux si l’on ne s’appelle pas Laurent Jenny (La folie du regard, collection Essais sur l’art, L’Atelier contemporain, 2023) ou Marcel Cohen (Rencontres et partis pris, Écrits sur l’art, 1976-2020, Éditions L’Atelier contemporain, 2021). Pour faire parler les images, il faut avoir des biscuits, comme on dit. Là n’est pas la difficulté, des connaissances factuelles et historiques tout le monde en a : de la guide-conférencière formée à l’École du Louvre au professeur du Collège de France. On n’a pas besoin d’être un “visuel”. Ce qui en revanche ne se commande pas, c’est la vision, le regard. Comme en musique avec l’oreille absolue, on a l’œil ou on ne l’a pas. Il faut avoir dans les veines un sang spécial, il n’y a pas à sortir de là.

Arrêtons-nous au titre. L’époque de la peinture surprend par sa portée, l’ambition affichée – déjà par le passé Jérôme Thélot avait avancé une “généalogie” de la peinture (à propos de Géricault). Ce n’est pas rien, il faut tenir la ligne (le biscuit) – l’éditeur, il faut l’espérer, sait ce qu’il fait en cautionnant une telle annonce.
Voyons de plus près.
« Á l’heure catastrophique où nous sommes d’une possible disparition de la vie terrestre, il s’agit, déclare l’auteur, de scruter à nouveaux frais la teneur de la peinture », sa teneur « en vérité, en justice et en bonté ».
Mais encore ?
« L’époque de la peinture serait celle d’un autre paradigme éthique et politique, d’une douceur nouvelle dans notre rapport aux êtres et aux choses, qui désamorcerait les mécanismes de violence et de destruction régissant l’histoire contemporaine. »
Comment ?
En décrivant l’historial de la peinture : « sept moments de l’historial de la peinture en tant qu’époque » ; sachant que les « moments de l’utopie ne sont pas des moments chronologiques et ne peuvent pas l’être ; si donc ils se composent ensemble en tant qu’époque, ce n’est pas en vertu de liens de succession ou de causalité sociale comme il s’en forme dans l’histoire factuelle. » Bref, l’auteur « défend l’idée d’une époque improbable où la peinture eût fait, ou bien ferait, notre salut » et conclut très modestement : « Aussi ce livre esquisse un mythe pour un recommencement de l’histoire. »
Je vois quelques sourires goguenards dans l’assistance… l’assistance aurait-t-elle besoin d’être assistée ? Hélas, j’ai bien peur que les algorithmes de ChatGPT, l’avatar le plus sophistiqué de l’intelligence artificielle, ne vous soient guère secourables pour entrer dans ce gloubi-boulga heideggeriano-herméneutico-phénoménologique. La plus haute exigence esthétique ne devrait-elle pas impliquer la plus haute exigence d’écriture ?
Et la peinture dans tout ce tintamarre ? Quid de l’expérience sensible du face à face avec le tableau ? De l’émotion qu’il suscite ? De cette joie puissante des retrouvailles avec une réalité, une matérialité toujours insolite ? Littéralement, dans l’impossibilité de dire une émotion littérale devant un tableau, Jérôme Thélot remplace celui-ci par son commentaire littéraire. Il n’y a plus de tableau, il n’y a plus qu’une “réflexion sur la représentation” – des mots, toujours des mots, encore des mots…

Par un réflexe très français, plutôt que de se demander si une œuvre lui plaît et comment, Jérôme Thélot, épris avant tout d’idées, cherche dans celle-ci ce qui correspond à la conception qu’il se fait de l’histoire de la violence ou plutôt, selon René Girard, de “son rôle fondateur dans la figuration mimétique”. Si c’est le cas, alors la machine théorique se met lourdement en branle et “girardise” à tout va… sautant d’un tableau à l’autre, la clé girardienne dessine d’une “preuve” à l’autre une “généalogie” venant forcément corroborer ce qu’elle avance. L’œuvre ayant été drastiquement réduite à son unique dimension “sacrificielle”, on barbote dans la tautologie. Si le dessin n’est pas assez clair, on fera appel à quelques adjuvants bienveillants et “convergents” comme Michel Henry, Jean-Luc Marion ou Henri Maldiney et le tour est joué. Évidemment avec les inévitables références ou allusions à Levinas et Simone Weil quand il est question du regard, de la présence, du malheur, de décréationD’un être, d’une opinion ou d’un objet (tableau), il n’est pas en notre pouvoir de ne pas faire une idole ; nos croyances, de quelque nature qu’elles soient, prolifèrent des caricatures d’un absolu, d’un modèle idolâtré, d’une “grande tête molle” totémisée. Jérôme Thélot n’échappe pas à ce tropisme : il tire vers lui le peu de couverture anthropologique que les mites studieuses n’ont pas rongée. Tout cela, bien sûr, dans l’assertion permanente, parfois pontifiante, sans que pointe le moindre doute, la plus petite hésitation, ni que la plus légitime critique ne vienne mettre en péril cette architecture de gloses (ne parlons pas de l’esquisse d’un sourire ou d’une trace subliminale d’humour…). Et guère davantage d’humilité dans la forme, celle-ci venant en quelque sorte “durcir” ce fond : sur 125 pages on navigue entre le grandiloquent, le hiératique, l’abscons ou le controuvé. Sur ces variations rêches comme du chardon sec, la constance d’un bourdon de voix bonnefidélienne – pas toujours musicalement ventriloquée d’ailleurs – parfois rompu d’étonnantes maladresses d’écriture qu’on ne tolérerait pas dans une méchante copie d’étudiant : « Puis cette époque du néolithique, de l’assignation du travail fondamental à l’agriculture et à l’élevage, a commencé à se voir remplacée par celle de la technique à la faveur de notre modernité, celle-ci se poursuivant par l’événement aujourd’hui en cours qui se laisse déterminer comme révolution totale, l’humanité y sortant du néolithique et de ses structures par la relégation de l’économie agraire (note) ». Il ne suffit pas de mettre une ou deux notes savantes (ici André Leroi-Gourhan et Jean Vouliac) à la fin d’une phrase inbranlable (1) pour la sauver et la rendre inébranlable… Y-a-t-il un correcteur ou au moins un relecteur un peu avisé à L’Atelier contemporain pour inviter l’auteur à retravailler son texte ?
Certes, on ne demande pas à un universitaire d’être un écrivain, ni d’un essai sur l’art d’être en lui-même une œuvre d’art – on a les moyens de sa condition, néanmoins la lourdeur de ces lignes efforcées est bien éloignée de la prose vive, intelligemment empathique de l’essai sur Jean-Jacques Rousseau qu’avait donné Jérôme Thélot en 2015 (2). Monter sur de trop grands chevaux (surtout si ce ne sont pas les siens) entraîne à coup sûr la chute.

Revenons un instant sur cette affaire du “recommencement”. La belle affaire ! N’importe quel peintre un peu affirmé dans son art sait que dès qu’il pose une toile vierge sur son chevalet, il s’engage dans un nouveau départ, un recommencement, un retour à l’origine. Et le plus grand d’entre eux, Giacometti, n’est-il pas celui qui, au plus fort du triomphe des avant-gardes, non seulement a voulu revenir à la figuration, mais même a voulu ramener celle-ci à un état originaire, de commencement ? Giacometti a voulu peindre et sculpter le monde comme s’il le voyait pour la première fois. Et c’est précisément cela qui a fait de lui le point nodal du XXe siècle, celui par lequel tout artiste allait devoir passer. C’est cela qui fascina les poètes et les écrivains, Bonnefoy, Genet, Dupin, du Bouchet, Leiris, Jaccottet, Charles Juliet, Philippe Muray, qui écrivirent sur lui. Giacometti signifiait nouveau départ, recommencement, origine. Sa trace est partout dans l’art du second XXe siècle : la plupart des grands artistes français de la génération qui vint après lui furent des amis, et des admirateurs, c’est le cas de Szafran, Mason, Mušič, Arikha, mais aussi d’Alechinsky ou de Garache, ou de Freud et Bacon, de Sécheret, de Pierre-Yves Gabioud. De nombreux jeunes peintres sont venus apprendre auprès de lui, et le suivent sans nécessairement l’imiter.
Sauf que l’on est dans ce qu’Yves Michaud appelle les Zones esthétiques protégées (musées, galeries, fondations et collections privées, marchands d’art) et même dans une de ses sous-parties : club, micro-climat, subculture qui ne représente absolument rien dans un monde globalisé, un mode de vie hyper-esthétisé où règne l’“Art de la fin de l’art”. Cet art de survivance s’est réduit comme peau de chagrin, étouffé, oblitéré par l’autre, le mainstream ; personne n’attend plus rien, tout le monde se fout des qualités esthétiques ou artistiques de l’art sinon que ça vaille beaucoup d’argent, que ça fasse affluer beaucoup de gens et que ce soit moralement correct. Tout le monde le sait mais personne ne veut le reconnaître : l’illusion rapporte, amuse et fait vivre réseaux de curateurs et belles âmes pour soirs de vernissage.
On sait qu’il n’y a pas de voie de sortie dans la restauration des systèmes anciens : ce qui est perdu ne se retrouve pas – fait parfaitement établi par Jean Grenier dans son exploration de l’évolution de l’art moderne (3). Inutile donc de revenir aux pleurnicheries nostalgiques du classicisme, de faire siennes les indignations d’Adorno, de tempêter avec Marc Fumaroli ou Jean Clair, d’utopiser avec Jérôme Thélot. Et puis comment “recommencer”, pétris que nous sommes de l’immense lassitude, l’immense doute, l’immense méfiance envers nous-mêmes ?

Lisant ces pages au style paroxystique (4), sans doute pour affirmer son statut (vieux réflexe professoral d’intimidation) et en imposer au lecteur par une démonstration de ferveur esthétique passant toute mesure, je me suis demandé si sous le voile de l’amour de l’image, vigoureusement revendiqué donc, et pour ce faire dérivé (exalté pourrait-t-on dire) avec René Girard et ses épigones, il n’y avait pas la hantise de l’irregardable, la phobie de l’ob-scène. Cette violence inouïe ou plutôt invue de l’image qui nous ravit, nous expulse de nous-même. Pour aller où ? Devenir quoi ? En vérité, nous laisser face à nous-mêmes dans l’inattention divine, face à la part de nous-mêmes que nous ne pouvons accepter : cet atavique fond de violence prédatrice, ces diverses manducations appelées par les hommes amours, noces, puissances… Une mise en danger par régression intolérable pour l’auteur dont le monde propre pourrait imploser ; on entend alors les clapets du grand verrouillage surmoïque se refermer les uns après les autres quand pointe l’imago horribilis, l’immonde bête armée de ses malins sortilèges, le signe ravageur de “l’esprit qui toujours nie”, inséparable de la bestialité, de l’animalité, ce monde où l’on retourne dès qu’on ne sait plus nommer ce qui nous arrive… Un insoutenable exploré par Freud (dont la pensée est fondamentalement anti-utopique…) qui n’est pas sans rappeler le fascinus des Romains et la fascination du Fascinant médité par Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi.
Être conscient est une calamité. Il ne fait pas de doute qu’on ne veut pas savoir la vérité : on dissimule sous des concepts, sous les artifices de l’intellect, ses moments de haute défaillance, ses terreurs intimes. A fortiori chez beaucoup de “doctes” domine le sentiment que leurs credo proviennent tout entiers de considérations strictement intellectuelles, non pas de données affectives ou de dispositions caractérielles. Jérôme Thélot est platonicien, il pense que ses jugements sont fondés dans l’être, il croit à la transcendance des valeurs sans subodorer qu’elles sont liées à nos évaluations idiosyncrasiques, à l’histoire de nos rapports sociaux, à des généalogies inconscientes meurtries-pétries d’un contenu latent issu de notre roman familial et de notre idéal du moi. Ces mauvaises nouvelles sont urgemment refoulées sous le leurre d’une ardente iconophilie. Sous les monographies joliment cousues de Jérôme Thélot, intellectuellement maîtrisées : l’iconophobie, toujours rampante, toujours inspirante. Anathème et contrition. Abominable désir, délicieux remord. C’est dans la fracture la plus intime, dans “quelque effondrement central” disait Artaud, que se forment et prospèrent les êtres stratifiés, ces âmes baudelairiennement doubles et fières de l’être (entendez malheureuses et honteuses de l’être). “Tout homme est un gouffre. Le vertige vous prend quand on se penche dessus.” (Woyzeck).

Enfin Jérôme Thélot veut “comprendre” la peinture – est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien utile ? Est-ce bien réaliste ? Comme l’a fait remarquer Clément Rosset, il y a dans le “compréhensible” la nostalgie romantique du “préhensible” qui suppose pouvoir saisir des essences fixes et immuables. A contrario, ne pas comprendre peut être une bénédiction. Comme disait Tao-Ou : « Quand vous regardez, contentez-vous de regarder. Si vous réfléchissez, vous mettez déjà hors de la cible  ». Et Lacan ne disait-il pas : « Si vous avez compris, vous avez sûrement tort » ? Ce qu’avait “compris” à sa manière Clarice Lispector dont Jérôme Thélot devrait méditer la “méthode” : une sorte de phénoménologie flottante, ouverte – s’efforçant, écrit-elle, de « regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse. » (5) Jérôme Thélot aurait pu se souvenir de Péguy pour qui les catégories tranchées et binaires sont inopérantes et dénuées de sens, de Proust pour qui les idées de l’intelligence abstraite ne compromettent personne et ne bouleversent pas. De fait, l’humanité a une grande capacité à vivre des choses qu’elle ne comprend pas clairement, mais qu’elle sait mettre en œuvre pour sa vie. Ces leçons rejoignent celle de Lispector : « Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, écrit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même ». Seuls les grands esprits sont capables de cette retenue, de cette réserve à l’égard des supposés pouvoirs de l’intelligence rationnelle. Ce que nous devons redouter c’est « la mort dans la vie. Les conventions. Les fleurs en plastique de l’intelligence raisonneuse » prévient un autre poète. Il y a là une mise en garde, une vigilance intuitive contre la tentation de la bêtise. De la “bêtise intelligente”, celle que produisent ces machines ratiocinantes qui ne comprendront jamais que « Tout ce qu’on ne comprend pas se résout avec l’amour », écrit Clarice Lispector dans Le bâtisseur de ruines. Un extraordinaire art et pouvoir de vision qui la rattache à la tradition kabbaliste de la mystique juive, à la clarté escarpée de Spinoza et à une certaine “obscurité éloquente” dont Kafka était passé maître. Et bien sûr Clarice parle, écrit à bas bruit, pour que nous sentions. C’est assez. Comprendre riderait l’eau limpide.

Indubitablement L’époque de la peinture est bien plutôt L’idée de la peinture – et une idée très restrictive puisque uniment éthique (“vérité” / “justice” / “bonté”), dimension tout à fait accordée à la valeur ultime de notre temps : la tyrannie de la morale (non surprenant de la part d’un adepte du puritain Rousseau et du protestant Girard). Dédaignant les sublimités du tragique de l’art qui n’a guère besoin d’explication, Jérôme Thélot est comme tous les “raisonneurs”, tous les “bavards” : il est surtout édifiant. La sophistique raisonneuse préfère l’amollissement dans un moralisme exacerbé, prônant le “meilleur”, que de faire face résolument au réel comme identité parfaite et à son absence de pourquoi comme le rappelle incidemment Proust : « Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. »
C’est donc un beau livre raté. Car il y a du beau : la mise en page, les illustrations, des notes, une bibliographie et un index copieux ; l’impression, la reliure et la couverture semi-rigide sont impeccables. Et du raté : de la peinture Jérôme Thélot peut analyser avec une passion dogmatique et normative “ce qu’elle est”, “ce qu’elle fait” mais pas “ce qu’elle lui fait” comme aurait dit Balzac, ni davantage. Est-il besoin de rappeler qu’il n’est pas de relation esthétique sans engagement émotif, ni d’expérience esthétique qui ne soit aussi expérience hédonique – cette valence dont l’exploration permet d’expliciter le cheminement du désir au plaisir, du plaisir à la jouissance ? “Faire jouir l’être : folie de la peinture” écrit Yannick Haenel dans Bleu Bacon (Stock, 2024).
Prétendant au “mythe” et à l’“utopie”, l’essayiste (incapable de déchausser ses girardienne lunettes théoriques) s’est taillé une sorte de manteau de cicérone et de prophète plus grand que nature qu’il n’arrive pas à emplir : ça baille, ça flotte, ça plisse… Déjà sur Géricault et son ambition “généalogique” : battant tambour théorique en ouverture, le projet s’essoufflait vite dans une mécanique répétition avant de se perdre dans les brouillards d’une fin non trouvée et sans doute introuvable.
Chacun selon sa complexion, sa curiosité et surtout le gradient de sa sensualité (la grande muette de ces pages), l’angle de son ouverture esthétique, ira avec abnégation, résignation ou agacement, exaspération d’un côté ou de l’autre… Les “chers collègues” ne manqueront pas de s’extasier par esprit de corps (les inévitables “renvois d’ascenseur”), ce qui n’empêchera pas les férocités confraternelles ; les suiveurs paraphraseront servilement la doctrine ; les peintres s’interrogeront – peut-être trouveront-ils quelque chose après avoir désencombré le texte de son gongorisme méduséen d’universitaire ? Une réception, un lectorat demandeur ? Assurément : le besoin de salut (de “résilience”) et d’espérance est si fort dans ce monde dévasté, en ces temps de déboussolement spirituel généralisé que beaucoup sont prêts à mordre aux hameçons les plus baroques. Les lanceurs de “mythe” ont un avenir radieux…

À ceux qui ne se cajolent pas de contes bleus et d’utopies rose bonbon, que n’attire pas un irénisme lénifiant de bulletin paroissial (6), je conseille de se tourner vers la réédition en Pocket du très beau livre d’Olivier Rey Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ qui était épuisé dans l’édition originale (Conférence, 2020). Cette synthèse éblouissante d’intelligence, d’une grande probité cognitive et subjective (i. e. loin des pseudo-complexités du commentariat universitaire) sur le devenir de l’image chrétienne occidentale, ses métamorphoses et ses vicissitudes, est écrite dans un langage accessible sans rien sacrifier à l’érudition ni à l’insigne ampleur du sujet. Signalons au passage qu’Olivier Rey est, contrairement à Jérôme Thélot, de ces essayistes curieux, ouverts, sensibles à la sérendipité c’est-à-dire ayant la faculté de reconnaître l’“accident heureux” que la vie offre au bord du chemin.
« Il fut un temps où le poète était là pour nommer les choses : comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la création. Aujourd’hui il ne semble là que pour prendre congé d’elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu’elles ne s’éteignent. Pour écrire sur l’eau : et peut-être sur cette forte houle qui bientôt les aura englouties. » écrivait Cristina Campo dans Les Impardonnables. Oserons-nous inclure dans cet élan attristé l’époque de la peinture ?

1. « Inbranlable, adj. (syncope d’inébranlable.) Qui ne peut pas se remuer. — Il est si soûl qu’il est inbranlable ; il est soûl inbranlable, » c.-à-d, ivre mort. » Hippolyte-François Jaubert, Glossaire du centre de la France, 1865.
2. Les Avantages de la vieillesse et de l’adversité, Essai sur Jean-Jacques Rousseau, Coll. Encre marine, Editions Les Belles Lettres, 2015. On peut regretter que l’auteur n’ait pas appliqué à lui-même certaines des sagaces leçons qu’il a su extraire de Rousseau…
3. Voir : Une attention aimante : écrits sur l’art de Jean Grenier (1944-1971), anthologie critique des articles de critique d’art et d’esthétique de Jean Grenier, Coll. Critique d’art, Presses universitaires de Rennes, 2008.
4. Traitement de la langue d’autant plus surprenant chez quelqu’un qui conçoit l’exercice de la parole comme une ascèse destinée à dés-inscrire en elle “la mal-diction originaire”.
5. “L’œuf et la poule”, nouvelle publiée dans Corps séparés, 1993. Voir mon billet du 26 juin 2020 : “Clarice Lispector : (Ne pas) Comprendre”.
6. Jérôme Thélot semble ne pas s’être rendu compte que “L’Âge d’or s’est mué en Auge d’art” comme le rappelait le regretté Jacques Drillon : on n’évite pas le tragique de l’universelle dissolution en cherchant refuge dans les vicariats de l’éternité – idéalismes, moralismes et intellectualismes en tous genres.

[Cette chronique a été écrite sous la protection de Saint Achille, fêté le 12 mai, qui préserve le sage des idées préconçues (voir Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne, 1952-1961, R. Laffont, Coll. Bouquins, 2011, p. 750).]

L’époque de la peinture – Prolégomènes à une utopie de Jérôme Thélot, Coll. Essais sur l’art, éditions de L’Atelier contemporain, 2024 (20€).
Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ d’Olivier Rey, Coll. Agora, éditions Pocket, 2023 (10,80€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Jérôme Thélot ©L’Atelier contemporain – dans le billet : éditions de L’Atelier contemporainéditions Pocket.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau