L’adjectif “woke” et sa nominalisation “wokisme” sont des termes aujourd’hui souvent employés pour qualifier une conquête sociétale, une prise de position politique ou une décision institutionnelle (cf. la polémique concernant le parrainage du Printemps de la poésie qui déchire la sphère littéraire). Avant qu’ils ne s’enkystent dans les lieux communs et ne deviennent un marronnier pour journalistes, faut-il s’en inquiéter ? S’agit-il d’un épiphénomène, d’une idéologie ou d’une révolution de fond touchant les principes de la démocratie ?
Issu du slogan scandé par les militants du Black Lives Matter, “Stay woke”, en français “Restez éveillés”, l’emploi de ces termes a aujourd’hui largement dépassé le cadre strict de la lutte anti-raciste pour s’étendre à un complexe d’usages et d’idées, si bien qu’il paraît désormais difficile à comprendre et à cerner.
Deux ouvrages récemment parus nous y aident : Faut-il avoir peur du wokisme ? Comprendre la philosophie woke de Romuald Sciora, essayiste et politologue franco-américain et Comprendre la révolution woke de l’essayiste Pierre Valentin. Deux points de vue assez contrastés, le premier plutôt modéré et replaçant ce phénomène sur le temps long, le second plus analytique et critique notamment sur ses dérives radicales. Pour Romuald Sciora « Nous assistons au développement d’un mouvement sociétal sans précédent depuis le siècle des Lumières. Le wokisme est certainement le dernier grand mouvement d’idées qu’aura connu notre civilisation. Il ne fait que poursuivre le travail qui a été élaboré au cours des siècles précédents et vient donc confirmer cette volonté d’émancipation très présente dans l’idée de démocratie. »
Pour Pierre Valentin « Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression, qui ont pour but d’inférioriser l’Autre, c’est-à-dire, la figure de la minorité sous toutes ses formes (ethnique, religieuse, sexuelle…) par des moyens invisibles. Le woke, l’éveillé donc, c’est celui qui se donne pour but d’aller conscientiser les autres face à cette réalité néfaste cachée. » Il ajoute : « Le wokisme se définit par la négative. Lorsqu’on demande à ses militants de se définir en un mot, ce sera “anti”-raciste, “anti”-sexiste… lorsqu’on demande quel est le terme utilisé dans le monde académique on voit le terme “déconstruction” surgir (qui est une façon chic de dire destruction), lorsqu’on demande à ses militants de définir leur projet en quelques mots ce sera “lutter contre les discriminations”, lorsqu’on leur demande de décrire une utopie, c’est toujours une photographie négative : “ce serait un monde sans domination, sans racisme”, etc… »
Les deux auteurs ont des avis différents sur la radicalisation du wokisme et son évolution prochaine. Pierre Valentin estime que « la distinction entre wokiste modéré et extrémiste est une distinction temporelle. Nous sommes face à une dynamique. L’extrémisme d’un jour devient la norme le jour d’après. L’inclusivité, ce n’est pas un tampon que l’on reçoit par la poste avec un badge nous disant que désormais nous sommes inclusifs, c’est une dynamique sans cesse renouvelée selon laquelle où l’inclusif d’hier est le rétrograde d’aujourd’hui. » Romuald Sciora est plus tempéré : « Je ne crois pas que nous allions de radicalisation en radicalisation. Prenons le grand mouvement sociétal qui a été au fondement de notre République : la Révolution française. Oui, au départ, elle s’est radicalisée, mais coupe-t-on encore des têtes ? Aujourd’hui, nous sommes dans une République apaisée. La révolution sexuelle : que d’excès navrants ! Aujourd’hui, nous tirons les bénéfices de cette révolution et des émancipations que celle-ci a permises essentiellement pour les femmes. Ces excès sont en grande partie derrière nous aujourd’hui. Je crois qu’aujourd’hui, nous sommes au moment de la radicalisation. Mais si l’on voit ça sur le moyen et long terme, celles-ci s’estomperont. »
L’opinion finale de Romuald Sciora est nettement positive : « La civilisation occidentale, est l’une des plus belles qu’ait connu l’humanité. Après tout, c’est la civilisation qui a permis le wokisme. C’est la civilisation qui nous permet aujourd’hui de dire presque ce que nous voulons. Mais comme toute civilisation, celle-ci a des faces sombres, et le wokisme nous permet aujourd’hui de réfléchir à ces faces sombres, ces échecs, ces turpitudes, d’une manière qui devrait nous permettre de mieux construire notre présent et notre futur. »
Pierre Valentin voit en revanche une logique perverse se mettre en place et engager la société dans une spirale autodestructrice : « Dans leur logique dissidente, à mon sens héritée d’Herbert Marcuse et de l’école de Francfort, on a une logique de la balle rebondissante. On accuse le dominant et son système d’un mal, et une fois qu’on l’a fait, en tant que dissident, on a le droit et même le devoir, d’user de ces mêmes maux pour répliquer. Une fois que, par exemple, le système est décrit comme anti-démocratique, on a le devoir d’être anti-démocratique pour lutter contre le système et mener à une vraie démocratie. »
Ces deux essais intelligents et objectifs méritent d’être lus et confrontés. Dans un océan de malhonnêteté intellectuelle et de réactions épidermiques, ils sont une invitation à réfléchir posément et à remettre en question quelques lieux communs, mais nos propres préjugés également. Souvent teinté d’humour avec Romuald Sciora, plus méthodique et critique avec Pierre Valentin, jamais obscurs, ces deux ouvrages instructifs permettent d’aborder en connaissance de cause des enjeux polémiques qui n’ont pas fini de faire couler de l’encre.
Impossible de ne pas citer cette note hilarante et édifiante de Jacques Drillon dans Le cure-dent d’Alfred Jarry (Du Lérot éditeur, 2022).
« Uncle.aunt Sam.e
Les campus américains, où il est devenu insultant de vous demander “d’où êtes-vous ?”, car cela peut sous-entendre que vous ne venez pas du bon endroit ; ou de prétendre que “l’Amérique est une terre d’opportunités”, parce que vous pouvez avoir souffert dans ce pays ; ou même de faire un cours ou une conférence sur le viol, parce que cela peut rappeler des souvenirs désagréables à une personne de l’assistance : le cas échéant (le cas échoit toujours), elle peut être dispensée du cours, ou se réfugier dans un « safe space », endroit où rien de désobligeant ne lui sera dit. Une professeur d’université a dû démissionner parce qu’elle avait autorisé ses étudiants à se déguiser comme ils le voulaient pour Halloween – donc, possiblement, se noircir le visage… Dans les universités américaines, on ne vous dit plus “je ne suis pas d’accord”, on dit “cela me met mal à l’aise” : une opinion contraire est offensante.
Pour prévenir tout rappel blessant, un texte (ou une déclaration, ou un cours) agressif à l’égard d’une communauté doit être précédé d’un trigger warning (une mise en garde), qui informe les auditeurs ou lecteurs sur sa nature. Gatsby le magnifique, par exemple, a élevé des protestations.
Et les Métamorphoses d’Ovide (Université de Columbia), ou les tragédies d’Euripide, “dégradantes pour les femmes”, rapportait Philip Roth.
On commence avec l’écriture inclusive et cellezeceux, on finit muet.
(Encore que le mutisme de l’autre puisse être vécu comme terriblement agressif.)
(Suite) Canulars de Peter Bogossian, Helen Pluckrose et James Lindsay, universitaires américains. Ils ont envoyé une vingtaine d’articles fantaisistes, des fake papers, à des revues scientifiques. Six seulement ont été refusés, sept sont encore à l’étude, et sept acceptés. L’un étudiait dans un chenil “la culture du viol chez les chiens”, se demandant si les chiens sont victimes de persécutions à propos de leur genre, et “s’il est possible de réduire les tendances aux agressions sexuelles” en “dressant les hommes comme leurs compagnons à quatre pattes”. Le relecteur de la revue savante a écrit : “C’est un article merveilleux, incroyablement novateur, riche en analyse, extrêmement bien écrit et organisé.” Un deuxième, publié dans une autre revue américaine, propose aux hommes de s’introduire des godemichés dans l’anus pour faire “baisser leur homophobie”. Le relecteur a jugé qu’il s’agissait d’une “contribution incroyablement riche et passionnante à l’étude de la sexualité et de la culture”, et notamment à “l’intersection entre masculinité et analité”. Dans un troisième, intitulé Rubbing One Out : Defining Metasexual Violence of Objectification Through Nonconsensual Masturbation, l’auteur fictif se demande si les hommes qui se masturbent en pensant à des femmes sans leur avoir demandé leur autorisation commettent une violence sexuelle. “En s’appuyant sur l’étude empirique des dommages psychologiques liés à l’objectivation, en particulier la dépersonnalisation, et en explorant plusieurs fondements de la littérature théorique sur les formes non physiques de violence sexuelle, cet article cherche à situer le fantasme autoérotique masculin non autorisé comme une forme de violence métasexuelle qui dépersonnalise la femme. Il la blesse au niveau affectif, aggrave les dommages dus à l’objectivation et à la culture du viol, et contribue à la confiscation de son identité à des fins de gratification sexuelle masculine.” Cet article a été accepté, et publié. »
Le nouveau roman d’Alexis Legayet n’a sûrement pas été écrit avec une version gratuite et bridée de ce qu’on appelle LLM, Large Language Model, “grand modèle de langage”, avatar le plus sophistiqué de l’intelligence artificielle. Trop impertinent, frisant même le scandale – les robots IA, c’est établi, sont très vigilants en terme de bienpensance, particulièrement en “woke attitude”… Le titre même, La sainte et la putain, n’aurait jamais passé la pudibonderie des filtres algorithmiques.
On se félicite donc qu’Alexis Legayet de livre en livre, et au gré des enquêtes du célèbre inspecteur Canetti, après Le syndrome de Bergson, pousse toujours davantage le curseur de la provocation humoristique pour ridiculiser les dérives de l’empire du Bien.
Michel Houellebecq avait, il y a bien longtemps, dénoncé la misère sexuelle comme sous-produit du libéralisme sexuel, lui-même issu du libéralisme économique sans frein. Il avait houellebecquement documenté cette détresse à travers plusieurs de ses romans. C’était sans compter qu’un jour viendrait où l’on pourrait assister au dialogue suivant :
« — Tu connais l’Évangile ? « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et du détesteras ton ennemi. Mais je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent. »
— Mais, c’est une morale d’esclave ça, Alice ! Les femmes devraient donc non seulement se soumettre, mais, en plus, aimer celui qui les viole et les découpe en morceaux ? C’est non seulement de la pure folie, mais incroyablement injuste pour nous toutes. Comment peux-tu reprendre à ton compte de telles absurdités ? Donne-moi une seule raison intelligible, une seule raison qui ne soit pas un pur délire, pour laquelle nous devrions aimer nos bourreaux ?
— Parce que ce sont des malheureux… »
Voilà, la résilience c’est bien, la bienveillance c’est parfait, le “care” tous azimuts c’est souhaitable… l’ordre de la charité est admirable mais l’ordre de la chair y pense-t-on ? Le corps, le CORPS et son appareillage de chair dolente et jouissante, ses pulsions tenaces, réclame son dû ! N’y aurait-il pas à innover “sociétalement”, à “réparer” du côté de la libido ?
D’où le “pitch” de La sainte et la putain : une jeune infirmière harcelée par un “vieil obsédé dégoûtant”, une étrange prostituée catholique désirant libérer l’humanité souffrante des affres d’une vie sans amour ni caresses, un effroyable crime enfin… Toutes ces bizarreries vont plonger l’inspecteur Canetti dans le bain d’une mutation civilisationnelle engageant l’hérésie d’un christianisme rénové, réconcilié avec la chair et chantant dans la joie une communion des saints… aux allures de gang bang.
Le Royaume adviendra-t-il dans le bas-ventre de l’homme ? Je vous laisse imaginer les drolatiques galipettes narratives auxquelles nous convie ce jouissif et décoiffant roman… Évidemment pas Woke Friendly.
Pierre Valentin mais surtout Jacques Drillon et Alexis Legayet grâce à l’humour qui désentrave l’intelligence, ne se feront pas que des amis. Peu importe ! Comme l’assure Alain Finkielkraut dans Pêcheur de perle (Gallimard, 2024), il faut s’en remettre à Thomas Mann : « Servir son temps ne comporte pas l’absolue nécessité d’emboîter servilement le pas et de hurler avec les loups. » “Ni même avec les louves” ajoute in petto le philosophe.
Faut-il avoir peur du wokisme ? Comprendre la philosophie woke de Romuald Sciora, éditions Armand Colin, 2023 (16,90€).
Comprendre la révolution woke de Pierre Valentin, coll. Le Débat, éditions Gallimard, 2023 (17€).
La sainte et la putain d’Alexis Legayet, éditions La mouette de Minerve, 2024 (16,90€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Armand Colin – éditions Gallimard – Du Lérot éditeur – éditions La mouette de Minerve.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
On peut aussi écouter l’épisode de Répliques consacré à ce sujet. Finkielkraut avait invité Valentin et Sciora pour une confrontation très instructive.
L’un des points positifs de l’éveil (j’essaie de lutter contre les anglicismes mais sans succès) est de nous permettre de beaucoup rire de la bêtise humaine. Les extraits que vous citez me plongent dans des abîmes de perplexité au sujet de la niaiserie de certains.
🙂 🙂 🙂