Cette onzième rubrique « De tout, un peu » propose des livres (et revues) de vacances.
Selon deux sous-catégories : livres de plage, livres de jardin. Deux environnements contrastés appelant des lectures adaptées.
La plage : cris, ressac, flip-flop du vent dans la toile du parasol, sable entre les doigts de pieds, appels dans les haut-parleurs, odeur de crème solaire mêlée à celle des churros, hélicoptère de la Protection civile, vendeurs à la sauvette africains, smartphones sur les serviettes de plage, senteurs nauséabondes (varech ou algues vertes ?), clameurs des goélands, voiles à l’horizon, la mer toujours la mer…
Le jardin : chaise longue (ou “transat”) à l’ombre d’un tilleul, d’un chêne ou d’un platane qui perdent précocement leurs feuilles, claquement d’un volet qu’on ferme, tintamarre des cigales ou gazouillis des passereaux selon la latitude, grincement d’une vieille porte en fer, bruissement du vent dans les branches, taches d’ombre et de lumière sur la page, “plouf” d’un plongeon dans une piscine, pleurs lointains d’un enfant, un chat miaule, deux papillons virevoltent au-dessus d’un buisson, bourdonnements d’une guêpe autour d’un verre, et puis soudain le silence, encore le silence…
Tout d’abord deux abécédaires qui ont l’avantage d’être lus “pizzicato” : on prend, on laisse, papillonnage et butinage.
(Plage) Avec Où de vivants piliers Régis Debray rend hommage (ou témoignage) aux grands aînés qui lui ont servi « d’incitateurs ou d’excitants », maîtres proches ou lointains des générations précédentes qui l’ont « aidé à grandir », c’est-à-dire l’ont éveillé, guidé politiquement, littérairement, existentiellement… Entre ces prestigieux noms propres, « de menus apartés – à ne pas trop divulguer » nous dit RD (en réalité rien qui vaille la peine de fouetter un chat*).
Bon, très bien.
C’est brillant et même trop brillant : « trop de brio tue le topo », dirais-je pour singer le style RD. Au début c’est plaisant, mais lorsque les bons mots, les jeux de mots, les trouvailles et les pirouettes langagières, les pseudos maximes (qui sentent son Homais frotté de médiologie), se bousculent et s’accumulent toutes les trois lignes, on n’en peut plus… De l’air, de l’air, donnez-nous du ChatGPT ou du Houellebecq ! Heureusement, on est dans un abécédaire, chaque article ne fait que 2 où 3 pages mais il faut tout de même aller de A à Z : 34 articles où RD fait l’acrobate, saut de l’ange, rétablissement, double salto, etc.
Après avoir à propos de Morand déclaré qu’« il faut se méfier avec les orfèvres du phrasé », RD se gausse du “père Sartre” (qui l’a foutu à la porte de chez lui) dans Les mots : « Pourquoi a-t-il sculpté ses phrases ? Pour nous faire savoir que les phraseurs ne valent pas tripette, et qu’il aurait mieux fait, en ce qui le concerne, d’être champion de boxe, amiral ou astronome. » J’ai l’impression de voir (lire) l’arroseur arrosé…
Refermant ce livre, un peu amusé, pas mal indisposé, je me suis demandé : Régis Debray ne serait-il pas un Jean d’Ormesson de gauche ? A moins qu’il ne soit l’hybridation réussie de Jean-Luc Mélenchon et de Pierre Bellemare ?
* Quelle audace y a-t-il à se décrire comme « qui ne fait pas de yoga, n’a pas de psy atitré ni de vélo électrique, n’embrasse pas les troncs d’arbres, n’a pas de barbecue, ni de trampoline, ni de piscine enterrée au milieu du jardin, ni de télé écran plat dans son salon, ne s’y connaît pas plus en homéopathie qu’en jeu vidéo, bredouille le globish avec l’accent gaulois, sans tatouage ni piercing, n’achète pas de mangas, ignore tout de la pop et du rap… » ?
Pour ceux qui auraient la grosse flemme : podcast.
(Jardin) Avec La lumière, l’encre et l’usure du mobilier, Emmanuel Venet nous propose dans l’ordre alphabétique (de A comme “Auberge” à Z comme “Zweig”) vingt-six courts chapitres organisant l’écriture d’un ouvrage savoureux, apparemment de bric et de broc, en réalité au fil d’une mémoire explorant le capharnaüm dont nos vies sont faites – kaléidoscope dont l’image finale dessinerait le portrait d’une âme. Il s’en explique à la lettre P en ouverture de l’article “Psychiatre” : « Comme ce livre, nous sommes faits de pièces et de morceaux : d’un corps qui, tour à tour, nous réjouit et nous tourmente ; d’idées semées dans nos têtes à l’âge tendre ; de paroles entendues, proférées, lues, écrites ; d’expériences cruciales plus ou moins heureuses ; du moment historique où nous avons surgi du non-être ; des désirs confus et enchevêtrés dont nous procédons. Alliage de matériaux hétérogènes d’où émane une réalité immatérielle que les Anciens appelaient âme, qu’on nomme aujourd’hui psychisme mais que notre époque tient pour une vieille lune. » Survolant son enfance confite en dévotion aveugle au milieu des brouillards lyonnais, l’auteur égrène Cendrars, Diable, Eau, Guerre, Honte, Rimbaud, Science, Travail, Zweig… Chacun y trouvera son bonheur, ou la résonance douloureuse des ressorts grinçants de l’âme humaine. Emmanuel Venet nous touche par la grâce d’une sensibilité extrême, filigranée d’une érudition qui s’échappe par bouffées de phrases ciselées, sans jamais “se la jouer” façon cuistre ou vieux boomer phraseur (n’est-ce pas Monsieur Debray ?). Il excelle à nous emmener là où l’on ne s’attendait pas : le choc d’un paysage sublime mettant définitivement fin à une relation amoureuse dans « Ipséité ». Ou bien évoquant Pascal Quignard (lettre Q) dans sa recherche éperdue des origines jusqu’au paléolithique – l’article se clôt sur une chute qui “laisse à penser”, comme on dit : « Le clonage pourrait, dans un avenir lointain, bousculer la logique générationnelle, mais actuellement nous avons encore tous deux parents biologiques, quatre grands-parents, huit arrière-grands-parents, etc. Si nous remontons à soixante-quatre générations dans le passé, ce qui nous amène à l’époque mérovingienne, chacun peut prétendre y trouver neuf milliards de milliards d’ancêtres – puis, en remontant encore, dix-huit, trente-six, soixante-douze milliards de milliards, etc. – alors que la planète entière comptait au maximum deux à trois cents millions d’humains. En toute logique, nous sommes tous le fruit de croisements entre apparentés, donc tous des descendants de Charlemagne comme le proclament les généalogistes, ou tous des juifs allemands comme le prétendait un slogan de Mai 68. Mais aussi, tous cousins d’Hitler et représentants de la banalité du mal, ce qui nous invite à établir notre filiation mentale ailleurs que dans la biologie. » De quoi troubler les obsédés de la “question identitaire” et inciter les nombreux moralisateurs et autres adorateurs du Bien à un peu de modestie…
Ici pas d’afféterie, ni de clin d’œil. Emmanuel Venet nous invite plutôt à jouer à la vie comme il en témoigne pour lui-même avec franchise et distance, sans obligation d’exemplarité ou d’édification. Aidé par une écriture virevoltante, des connaissances jamais efforcées ni appuyées, il offre un texte d’une élégance rare, qui appelle à lire et relire, à partager et, mieux encore, à s’enrichir de ses écrits précédents (chez Verdier et La fosse aux ours).
(Plage) Selon RD (article “Obsolescence”) : « Grandir c’est rétrécir. Ça se tasse avec le temps. » C’est exactement le propos du deuxième roman (je n’ai pas lu le premier) de Frédéric Schiffter avec Rétrécissement. Il y est question d’un professeur de philosophie de 44 ans qui se fait congédier par sa seconde épouse. Fatigué par ses élèves et par la vie en général, il se voit prescrire un arrêt maladie qui lui permet de flâner à sa guise lorsque ce claustrophile rêveur ne reste pas enfermé entre les quatre murs de son nouveau studio de fortune. Là, dans une sorte d’exil intérieur, il expérimente l’inexorable – lequel porte un nom en physique : l’entropie ; en politique et en amour : la perte des illusions. L’antihéros de Rétrécissement retrouvera un temps l’amour mais jamais la joie, l’élan, la vitesse, l’élégance, l’émerveillement des commencements : quelque chose en lui, irréversiblement, s’est cassé. Ou plutôt le monde autour de lui “s’est cassé”, “s’est barré”, “l’a plaqué”, laissant sur place un homme qui “flotte” dans ses habits (habitus) affectifs, sociaux, professionnels…, bref un homme surnuméraire, un moins que rien. D’après le souffle d’angoisse comique qui traverse tout ce récit hautement désabusé, sèchement désenchanté, je soupçonne Frédéric Schiffter, après avoir mis un doigt dans la confiture du Spectacle, de s’en être désentiché. D’avoir fait (par procuration) son “coming out médiatico-littéraire” : oui je suis un philosophe plagiste, oui je ne connais rien au surf, oui je suis un petit maître de la pensée, etc. Et alors ? SO WHAT ? aurait renchéri le regretté Roland Jaccard : foin de la littérature ouin-ouin ! Se connaissant “misérable” (Pascal) le narrateur/auteur en tire-t-il une ultime grandeur ? Sauve-t-il la mise ? Y a-t-il une metanoïa à la clé ? Un ticket nirvana ? Si tel est le cas, quid de l’amour-propre, ce carburant nécessaire à la créativité ? Questions pendantes.
Rétrécissement c’est extrême, c’est le courage au bord de l’abîme, c’est inimitable, c’est impardonnable. Il est possible que Frédéric Schiffter ne s’aime pas, c’est une raison suffisante mais non nécessaire pour aimer son roman. Je n’ai pas toujours été “schifftérien”, loin s’en faut (après l’avoir été, j’ai pris mes distances à la suite des volte-face aussi abruptes qu’incompréhensibles du personnage), néanmoins je puis me fendre aujourd’hui d’un “Lorgnon bas Frédéric Schiffter !”
Pour ceux qui auraient la grosse flemme : podcast.
(Jardin) Lire et relire Rabelais – IXe Rencontre de Thélème. Un très beau numéro de L’Atelier du roman pour se préparer à passer un été avec Rabelais* : pour son prodigieux langage, pour son rire (la meilleure résistance aux excès et à l’aberration) et ses belles leçons de liberté. A ne pas manquer dans la partie “Critiques” deux témoignages sidérants de l’affaissement général (je n’ose risquer le mot décivilisation !) qui affecte tous les domaines de nos vies, ici celui de l’enseignement et de la culture avec Raphaël Arteau McNeil : « Socrate, un iPhone et un mot de Kafka » et de Philippe Roussel : « Rabelais_22 ». Hilarant et… effondrant !
* Sans oublier Pascal dont c’est le 400e anniversaire de la naissance.
(Jardin) Que ferait-on sans DERNIƎR CARRÉ (Marlène Soreda – Baudouin de Bodinat) – ce parfait pharmakon : à la fois baume et astringent ? Où l’on pose la seule question qui vaille (et a cessé d’être entendable) : où en sommes-nous de l’humain (identité de genre, différence des sexes, amour conjugal, filiation, enfance…) ? Dans l’état où sont les choses que nous reste-t-il à faire ?
Je recommande vivement les 36 pages de ce neuvième numéro (avec dans l’autre main un roboratif whisky irlandais si vous avez une belle âme sensible) : Baudouin de Bodinat y est au meilleur de sa forme imprécatoire (il faut le lire lentement – à voix haute si vous le pouvez – le mâchonner comme une vache le ferait du meilleur sainfoin). Marlène Soreda avec sa prose légère et dansante métamorphose la grisaille des bouts de rues, des bouts de routes, des bouts de vies en “plaisirs de partout”. Bref, avec ces deux-là on ne peut rêver de “chaud – froid” plus efficace pour sortir de la torpeur estivale.
En vrac :
(Plage) Quintet pour Venise de Jean-Hugues Larché : un livre qui se lit agréablement en une après-midi entre deux bains de mer. En cinq textes, l’auteur de Le rire de De Kooning (2019), Seul Mozart (2021) et de Dionysos à la lettre (2022) – publiés aux éditions Olympique – déploie avec élégance, légèreté ses visions vénitiennes. Cela n’a pas la force poétique d’un Sollers dont Larché est un grand admirateur – mais j’ai aimé sa juste évocation de la sprezzatura où l’auteur perçoit une touche de désinvolture propre à Venise et sa célébration de Tiepolo même si la description du fameux plafond de la Résidence de Wurtzbourg en Allemagne s’embrase d’un lyrisme un peu trop sfumato…
(Jardin) L’art du livre par André Suarès. Ce texte magnifique – superbement réédité par les Éditions Fata Morgana avec les lettrines du texte mis en page et imprimé par le célèbre imprimeur Louis Jou en 1928 – se passe de tout commentaire : il est d’une actualité plus brûlante que jamais et donc d’une lecture très nécessaire (même si son “élitisme” apparent peut heurter certains). Extrait (pp. 7-15).
(Plage) Avec Le syndrome de Bergson Alexis Legayet nous propose une nouvelle facétie mi-polar mi-philosophie. Boris Canetti, un inspecteur blasé et alcoolique, est chargé d’une enquête insolite. Des vols sont commis par un procédé évoquant un ancien et fort étrange syndrome : les victimes sont prises d’une folie faisant d’elles des poètes, des musiciens ou des danseurs géniaux déconnectés de la vie ordinaire et de tout ordre rationnel. Ce roman peut être lu comme une forme d’hommage à l’œuvre d’Henri Bergson dont les thèses sont ici mises à la rude épreuve de leur incarnation dans une fiction comique. Très évidemment ce tour de force littéraire n’aurait jamais pu effleurer les algorithmes de ChatGPT, pas même les neurones de Raphaël Enthoven…
(Jardin) Dans Le Portement de la Croix, roman noir, influencé par Bernanos, Bruno Lafourcade engage une réflexion sur le surnaturel et sur le lien rompu entre Dieu, l’art et la mort. L’argument s’appuie sur l’histoire suivante : Madeleine Peyrehorade en est convaincue : sa maison est hantée – elle entend des coups portés contre les murs. Son fils, Christian, étudiant brillant, spécialiste des cagots du Moyen Âge, l’écoute patiemment, sans la contredire, avant d’être lui-même frappé par un mal inquiétant. Est-ce le même qui accable Jean Darrigade, le surveillant d’un collège privé ? Le nouveau curé de la commune, l’abbé Lapeyre, sent confusément qu’il existe un rapport entre ces menaces et l’œuvre, un portement de croix, que Victoire Dedeban, la voisine de Madeleine, vient de découvrir chez elle… Réédition d’un texte publié en 2008, Bruno Lafourcade solde quelques passifs douloureux avec le catholicisme de son enfance.
Rêvons un peu. Un jour de 2033 vous trouvez dans un carton de votre grenier ou sur une étagère de votre garage, un livre dont le titre vous parle obscurément. Vous l’ouvrez, quelques grains de sables s’en échappent, un relent de crème solaire semble émaner d’une tache sur la page ouverte. La couverture du livre est cassée et les coins de pages sont écornés – on ne sort pas indemne du chaos d’un sac de plage… Tout à coup un pan de votre vie avec ses couleurs, odeurs, présences se déploie en vous comme un origami à la surface d’un verre d’eau : c’était nos vacances à Dinard, l’époque où… – vous remettez le livre à sa place, le regard vague, les yeux humides.
Où de vivants piliers de Régis Debray, Collection La part des autres, Gallimard, 2023 (18€).
La lumière, l’encre et l’usure du mobilier d’Emmanuel Venet, Gallimard, 2022 (17€).
Rétrécissement de Frédéric Schiffter, Éditions Cherche midi, 2023 (19€).
Lire et relire Rabelais – IXe Rencontre de Thélème, L’Atelier du roman n° 113, Buchet Chastel Libella (22€).
DERNIƎR CARRÉ N°9, Marlène Soreda & Baudouin de Bodinat, La Charrette Orchestrale, mai 2023 (6€).
Quintet pour Venise de Jean-Hugues Larché, Serge Safran Éditeur, 2023 (14.90€).
L’art du livre par André Suarès, Éditions Fata Morgana, 2023 (10€).
Le syndrome de Bergson d’Alexis Legayet, Éditions La mouette de Minerve, 2023 (15€).
Le Portement de la Croix de Bruno Lafourcade, Jean-Dézert Éditeur, 2008-2023 (17€).
LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Jean-Jacques Sempé / Gallimard – Éditions Cherche midi – Buchet Chastel – La Charrette Orchestrale – Serge Safran Éditeur – Éditions Fata Morgana – Éditions La mouette de Minerve – Jean-Dézert Éditeur.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.