« Il ne faut pas oublier qu’un poète est un être confidentiel, nocturne, presque souterrain, qu’un artiste possède une nature de chauve-souris, de rat, de taupe ou de mimosa. » Witold Gombrowicz, Journal, Tome II (1959-1969)
Je n’ai pas fait le Marché de la poésie !
Plusieurs raisons à cela que je vais essayer de présenter calmement.
Écartons le facteur météorologique rendant l’aventure peu engageante sous un soleil de plomb !
D’abord je perçois comme une incompatibilité entre les deux mots “marché” et “poésie”, disons même qu’il y a là comme un oxymore. Peut-être si l’on enlevait l’accent du « é » de marché, l’expression « marche de la poésie » m’inspirerait-elle davantage confiance ? Bien que « marche » puisse être pris en des sens peu porteurs.
Deuxième raison : depuis deux ou trois semaines on a vu fleurir sur FB de nombreux appels à rencontrer un “poète” ou une “poétesse” (importance des guillemets) tel jour, à telle heure, sur tel stand du Marché de la poésie. Ces invitations n’émanent pas des éditeurs mais des poètes eux-mêmes qui s’autopromeuvent tout de go. Toutes ces mains qui se lèvent pour crier « J’y suis ! », « J’y suis ! » ne m’emballaient guère. Déjà, la foire aux vanités est fort bruyante sur le réseau social : pas un jour ou un “poète” ou une “poétesse” (importance des guillemets) ne vienne annoncer la sortie de son dernier opus pohétique ou remercier X ou Y de lui avoir octroyé un si bel article dans la feuille de chou Z. Je sais bien que dans le tohu-bohu du réseau social, il y a pléthore de “poètes” et de “poétesses” (importance des guillemets) et qu’il faut bien surnager (struggle-for-life) dans le flot des vocations poétiques, voire surfer sur la bonne vague pour “sortir de la masse” et faire entendre au peuple des souris son simple couinement, mais tout de même, tout de même… la contamination des principes et méthodes de la start-up-nation à la poésie m’inquiète un peu. Il me semble que la poésie est plutôt le lieu de résistance à ces pratiques et voir un “poète” ou une “poétesse” (importance des guillemets) y succomber me désole. J’entends dans le fond de la salle quelques protestations : « Il faut bien vivre avec son temps ! », « Et alors, vous voulez des poètes “maudits”, recuits dans leur silence et leurs frustrations ? »
J’avais en 2019 promené mon lorgnon dans les allées de la place Saint-Sulpice et en avait rapporté un récit plutôt humoristique mais au fond assez consternant (lequel billet, étonnamment, obtînt des records de lecture sur ce blog). J’avais alors rompu la promesse de ne jamais fréquenter tout ce qui porte le nom de festival, salon, foire, marché lorsqu’il est accolé à la chose littéraire. J’ai dit quelque part que la meilleure façon de devenir « alcestueux » est d’arpenter les travées d’un salon des loisirs, d’un forum des associations : toute une société d’admiration mutuelle qui désire se dévouer à l’Autre dans l’ignorance du prochain, vous inoculera une misanthropie féroce. Passons…
Je me rappelle avoir ainsi traversé, il y a quelques années, le salon littéraire d’une jolie ville du sud de la Bretagne sis au bord d’un golfe où, sous une tente surchauffée, attendaient placidement quelques écrivains dits “à succès”. Une scène me marqua et devint pour moi l’allégorie du malentendu inévitable que recèle ce genre de manifestation. Une table (ou faut-il parler d’étal ?) semblait ployer sous la pression d’une petite foule de lecteurs, de groupies très enthousiastes jouant des coudes tout en brandissant un livre à faire dédicacer par leur idole : un certain PPDA, rayonnant d’une suffisance légèrement tempérée pour paraître acceptable au vulgum pecus. Deux tables plus loin, autrement dit dans un désert humain, se trouvait un petit homme, parfaitement immobile, regardant droit devant lui dans l’attitude de fierté orgueilleuse du Dernier des Mohicans qu’il était. Serré dans un strict blazer, égayé d’une belle pochette accordée à une non moins belle cravate de chez Hermès, c’était Michel Déon – un des piliers de la maison Gallimard, un écrivain, un véritable écrivain (pas de guillemets). Je passai devant lui, nos regards se croisèrent un centième de seconde, un laps de temps suffisant pour :
1/ que je saisisse la douleur de cet homme
2/ que je décide de ne pas l’aborder quoique j’en eusse grande envie (pour lui dire quoi ?)
3/ que je regrette aussitôt mon geste d’indifférence, peut-être de couardise d’autant que c’était peu avant la disparition de l’académicien en décembre 2016. Par ailleurs, je venais de lire ses si émouvantes Lettres de château (Prix Coup de Cœur de l’Essai du Point en 2009) dont j’aurais pu le féliciter.
Je sortis aussitôt de cet espace donné comme “festif” pour la littérature. L’humeur plutôt sombre d’autant que je croisai le libraire à l’initiative de ce LIVR’A VANNES (oui, oui, c’est le nom !), très satisfait de l’opération en cours, au point qu’il me dit « être comme sur un petit nuage ».
Enfin je me souviens avoir subi, un peu plus tôt, le même sort que Michel Déon (auquel je ne me compare nullement) en 2007 au salon du livre de Paris (l’Inde était alors le pays invité d’honneur) où mon premier éditeur (plus escroc qu’éditrice) m’avait convoqué pour une séance de signatures. Pendant une heure, j’eus tout loisir de regarder les promeneurs comme une vache regarde passer les trains – au moins ai-je eu le bénéfice d’une rassérénante expérience d’absolue passivité (hélas sans lévitation). J’accueillis une poétesse (je ne sais s’il faut des guillemets) qui me succédait chez cette improbable éditrice, la mis brièvement dans l’ambiance : sans un mot elle me fusilla du regard et me tourna prestement le dos… J’admirais la solidité d’acier d’une authentique vocation.
Nous sommes écartelés entre deux manifestations de l’art poétique : d’un côté le touffu, confus terrain d’une pratique spontanée où de pimpantes bimbos instagrammeuses poétisent sur les menstruations, la sexualité féminine, ou encore (wokisme oblige) l’égalité des genres “pour encourager les femmes à s’autonomiser et à s’accepter”, de l’autre les pontifiants glossateurs de l’Alma Mater qui ensevelissent à force de notes savantes et variantes un vieux rossignol dans un mausolée de papier bible… Entre ces extrêmes, émergeant miraculeusement du marais où fleurissent mille “poétisants” (Barthes) ou “aspirants poètes”, des francs-tireurs, un peu éditeurs beaucoup sourciers, font remonter de rares puits artésiens un précieux filet d’eau vive qui se faufile ici et là…
Je conçois que ces propos un peu mélancoliques sur l’état de l’art en start-up-nation passeront pour beaucoup comme déplacés, inconvenants, injustement réducteurs, d’une ironie acide ou d’une effroyable naïveté. J’assume totalement être à côté de la plaque, sachant que dès qu’on augmente en soi la sincérité, on augmente aussi le risque de charger, de faire le malin et donc de susciter l’opprobre…
Je n’écris pas sur la poésie (n’ai pas cette prétention, il y des bac + 10 pour cela), j’écris sur mon rapport à la poésie telle que je la lis, telle que je l’entend, telle que je la perçois, ayant une instinctive allergie au “poète” ou à la “poétesse” autoproclamés qui, forcément, poétisent plus haut que leur luth. Une petite voix (la folle du logis ?) me souffle in petto que la poésie c’est surtout ce qui ne se déclare pas comme tel*, surgit là où on ne l’attend pas – la poésie comme dit Jean L’Anselme (1919-2011) « on ne sait pas ce que c’est mais on la reconnaît quand on la rencontre ». C’était, il est vrai, un poète atypique, ami de Jean Dubuffet, supposé écrire une poésie « naïve » – il n’aurait sûrement pas désavoué cette formule de Jean-Luc Sarré : « La poésie ? Pouvoir se passer de dieu comme de la vérité. ».
* « J’entends par poésie, non l’art particulier qui consiste à écrire des vers, mais quelque chose d’à la fois plus général et de plus primordial : cette intercommunication entre l’être intérieur des choses et l’être intérieur du Soi humain (…) La poésie en ce sens est la vie secrète de chacun des arts et de tous les arts. » Jacques Maritain.
Illustrations : (en médaillon) logo © Marché de la poésie – dans le billet : dessins de Jean-Jacques Sempé.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.