Patrick Corneau

« La poésie ? Pouvoir se passer de dieu comme de la vérité. » Jean-Luc Sarré, Comme si rien ne pressait.

Patrick aime assezNotre époque peut-elle prendre encore le temps de l’intelligence poétique ? Quelle place parvient-elle encore à avoir à côté de l’intelligence algorithmique, de la prétendue intelligence artificielle ? 
Cécile A. Holdban peintre, poétesse et traductrice (une dizaine de livres publiés), vient nous rappeler avec ces Osselets que le dire poétique reste une grande forme de la pensée et que lui seul peut nous confronter véritablement aux puissances du langage. Avec une phrase ou deux, en deux lignes ou trois, un peu à la façon du haïku, le poème rassemble ici une collection de choses impondérables, fragiles, fuyantes : nuage, larme, pluie, arbre, oiseau… Choses sensibles “qui font battre le cœur”. Pas l’objet en soi, inaccessible, mais plus précieux peut-être : la trace fugace, l’empreinte ténue que l’heur, l’humeur, l’otium ont bien voulu déposer. Soit l’épiphanie de la sensation vraie, imprévisible, illuminante par laquelle le monde entre en nous. Parfois, le poème se hausse à la sapience, risque une manière d’aphorisme en hommage à Antonio Porchia (cité en tête de “Nuagier”) : 

Le temps coule toujours
dans le sens inverse 
de l’eau que l’on boit 

Le vrai silence est vertical 

Mélange ton alphabet à celui des graminées 
ton ombre sera plus légère

On n’est pas obligé de tout comprendre de la poésie, car en elle se resserre ce qui n’est pas racontable, pas figurable  – Cécile A. Holdban le sait – elle le sait par le bout de ses pinceaux, si je puis dire ; mais on est invité à chercher ce qu’elle dit en la lisant. Tout simplement. Ce qui est important n’est pas le poème ad litteram mais ce qui coule entre les mots, entre les phrases, autrement dit les résonances et affinitairement les consonances qu’il détermine dans notre pensée, dans notre for intérieur. Le poème ne réconforte pas, il ne répare pas le monde. Il n’est pas prestataire de lambeaux de consolation ni de bouts d’espoir. En donnant à entendre quelque chose d’absolument nouveau, d’in-ouï, d’in-vu, il transforme la lecture en participation active à la vie. Ainsi nous avançons dans l’Ouvert. Ainsi nous habitons le monde.

Patrick aime beaucoup !Chez le même éditeur (Laurent Albarracin), un nouveau recueil d’Anne-Marie Beeckman Les Poings cardinaux : cinquante poèmes issus d’un imaginaire nourri de contes, de bestiaires, de voyages effectués en imagination dans des contrées exotiques et des périodes légendaires.
Mais surtout de Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) : Le vent dans les arbres, une compilation de textes écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980 absolument subjuguante. J’avais beaucoup aimé Journal de neiges réédité l’année dernière par Librairie La Brèche éditions dans une version augmentée. Ici le poète se confronte à des objets de fascination aussi divers que les ailes de papillon, le fil à couper le beurre, la bulle de savon, le vent dans les arbres, la couleur rouge, etc. Il s’agit de s’attarder rêveusement sur des événements d’apparence insignifiante, de « tordre le cou à la banalité de l’utilitaire » pour libérer des facultés poétiques comprimées par la « rationalité quotidienne ». Ce sont donc autant de rêveries où l’écriture semble jaillir comme par réverbération au contact des choses, et qui sont autant de coups de sonde dans les propres paysages intérieurs du poète. Car chez Jean-Pierre Le Goff les sources mêmes de l’émerveillement ne se déprennent jamais d’une physique sensible où affleure une étrangeté qui demande à être élucidée.
Il y a dans cet ensemble quelques textes de nature plus conceptuelle, réflexive dont je m’étonne que la très informée postface de Sylvain Tanquerel, le maître d’œuvre de cette édition, n’ait pas signalé l’exceptionnel intérêt. « Incidence et impromptu d’une lecture » vaut à lui seul l’acquisition du livre : 27 pages de réflexions d’une finesse saisissante sur ce qu’est lire. Il y a de sagaces études universitaires sur la réception des textes littéraires, la sociologie de la lecture, etc. En revanche peu de choses sur la pragmatique de la lecture, comme si persistait un point aveugle, une résistance à ouvrir cette boîte noire désormais chasse-gardée du cognitivisme. Ce que fait Jean-Pierre Le Goff prenant acte de l’aporie de la lecture, prolongement de celle du langage qui à la fois nous accueille et nous écarte. J’ai rarement lu remarques plus intelligentes (excepté peut-être chez Jean Starobinski), plus bouleversantes même, sur cette dramaturgie de la compréhension, de la prise de sens qui se joue entre auteur et lecteur. C’est une épreuve hautement agonistique, un combat obscur, incertain, dans lequel le lecteur se sent toujours en infériorité, en proie au doute, au sentiment d’imposture même, lesté de ses nombreux biais et insuffisances (inculture, admiration aveugle, identification, idée fixe, projections, fantasmes, inattention, bêtise, etc.). A mesure que la réflexion de Jean-Pierre Le Goff progresse, elle se fait poésie car elle seule comporte dans le surcroît de sens qu’elle offre la promesse de nous porter au-delà du seuil où elle-même nous dépose :
« Comme la caresse à rebrousse-poil d’un chat dans l’obscurité produit des étincelles, mon esprit empêtré dans son moule tire de la lecture uniquement des crépitements de sens fugitifs.
Feux follets et lueurs qui, à peine saisis, seraient gommés à une vitesse fulgurante de ma mémoire par je ne sais quelle opération.
Ou bien cela est d’une importance extrême ou bien cela est imbécillité totale. L’imbécillité et la sagesse la plus pure sont peut-être inextricablement mêlées.
Chaque phrase demanderait une bibliothèque de commentaires
. »

Aux prises avec « le démon de la formulation » qui n’est pas moins terrible que le dragon de la compréhension par laquelle la pensée donne corps au sens, Jean-Pierre Le Goff tentera un saut proprement insensé dans l’interruption de l’écriture au profit d’une sorte d’herméticité du geste artiste, d’une poésie d’actes, de lieux et de signes, considérée comme l’une des aventures intellectuelles les plus étonnantes de son temps. Saluons donc l’émergence de cette prolixe et passionnante partie de l’œuvre avant le mutisme.

Patrick aime assez« Nous qui ne cherchions rien de particulier, avons trouvé midi à quatorze heures. » 
Cette déclaration qui vient clore la courte description d’un paysage aimé, pourrait servir à résumer l’esprit qui préside au dernier livre de Joël Cornuault En lisant en rêvant que publie Le temps qu’il fait. Voici une sérendipité en quelque sorte poétiquement orientée : selon un fil d’or qui traverserait les moments, les rencontres où « le rêve parvient à piéger la réalité – et non l’inverse ». 
Joël Cornuault, on le sait, est un dromomane pedibus jambis, un arpenteur de territoires féru de géographie*, prélevant de-ci de-là tout ce qui rend possible les « excursions magiques », les échappées de l’imaginaire et du rêve. Ce libraire-éditeur est aussi un grand lecteur, un grand « rêveur de textes » pour qui « le mot n’est pas un signe, le matériau pour des constructions logiques : il est un vécu ; un rêve vécu. » D’où cette question décisive : lequel précède l’autre : la lecture ou le rêve ? Réponse de l’écrivain : « Une journée de Thoreau commençait par une marche énergique à travers bois. Beaucoup pratiquent l’inverse, attendant d’être lassés de lire pour aller se dégourdir les jambes. Un jardin derrière la maison, d’où l’on entre et sort, est un endroit bien fait pour entrecroiser pendant plusieurs heures la lecture et le rêve, exercer leur réversibilité. “Il y a un Extérieur à l’Intérieur et un Intérieur à l’Extérieur”, dit Blake. »
On imagine aisément que pour la mise en œuvre d’un tel programme, au fondement de tout, il y a une posture existentielle – si ce n’est une complexion – qui se confie au détour d’une page : « Plutôt désœuvré, cultiver une philosophie assez orientale de la moindre intervention ; mener grand train, vie ardente en laissant le moins de traces visuelles ou sonores possible sur son passage ; disparaître à la moindre occasion derrière les feuillages ou glisser au coin de la rue, inaperçu, clandestin comme les personnages énigmatiques des tableaux de René Rimbert.
Contre la mondialisation des formes, des matières et de la vue, la particularité des recoins.
Les matins, les lumières, les nuages 
les cailloux et les ruisseaux 
la minute présente.
Construire, tailler, brûler, balayer, flemmarder, critiquer, aimer dans les replis, 
ne pas s’économiser… »
Sous l’égide d’André Breton** dont Joël Cornuault ne cesse par textes et revues*** de perpétuer la conviction qu’« une des plus hautes possibilités d’emploi que l’individu puisse faire de sa vie est de pratiquer le surréalisme ». Les exemples ici ne manquent pas, avec la célébration, nous l’avons dit, du génie oniro-poétique de quelques lieux d’élection et, bien sûr, la compagnie d’auteurs admirés dont la liste serait longue à faire tant l’érudition de Joël Cornuault est généreuse – on se prend à dire comme le vicaire de Rousseau : « oh que de livres entre l’auteur et moi ». Culture décomplexée à défaut d’être décontractée, bachelardiennement nourrie d’images surprenantes et d’analogies éclairantes. Y compris en convoquant la science qui, naturellement (mais pas pour la modernité comme l’a dénoncé Henri Raynal) n’est pas étrangère à l’imagination, au rêve. Ceci dit, Joël Cornuault m’a semblé un peu sévère à l’égard de la NASA qui, si elle a irréversiblement dépoétisé la Lune, n’en reste pas moins avec les extraordinaires photographies du télescope spatial James-Webb pourvoyeuse d’un merveilleux cosmique proprement hallucinant. Il n’y a pas un jour sans qu’une image venant des lisières de l’univers visible ne nous embarque dans une ensorcelante cosmophilie (qui, quelque peu, rend risibles sinon consternantes nos empoignades d’homuncules au fond de la couche gazeuse****).
Cette promenade motivée par le seul goût du plaisir et d’une saine allergie aux considérations convenues et aux révérences institutionnelles est parcourue par une inévitable mélancolie. Tristesse et colère de l’auteur constatant que dans un monde de plus en plus mécanisé, robotisé, cornaqué par les médias, la préservation d’une part d’autonomie est taxée d’« archaïsme », est nommée « retard ». Reflux général (civilisationnel ?) de l’utopie, du rêve et, ce qui est plus désolant, chez les enfants d’abord. 
Sachant que « le fait que les rêves soient déçus ne prouve rien contre eux » comme l’écrit Jünger (Les ciseaux, fragment 240), alors avec toute l’énergie qui nous est échue, il reste à accompagner Joël Cornuault dans son « projet de louer, si fugaces soient-elles, les victoires de la subjectivité ». Il suffit pour cela d’un tout petit jardin derrière la maison, d’une modeste traverse à l’écart de la route sûre pour perfectionner nos « techniques d’égarement » et… voir midi à quatorze heures.

* En plus d’être poète et traducteur, Joël Cornuault a écrit des essais sur André Breton, Henri David Thoreau et fait des recherches sur le géographe Élisée Reclus (Elisée Reclus – Six études en géographie sensible, Isolato, 2008) avec des rééditions, un bulletin intitulé Les Cahiers Élisée Reclus qui ont contribué à relancer les « études reclusiennes ».
** Je n’ai jamais été qu’un lecteur occasionnel d’André Breton, les ukases dont il n’était pas chiche ont fini par m’être un repoussoir – je l’avoue sans fierté.
*** Avec cette pépite de « vraie parole » que sont Des PAYS HABITABLES – revue semestrielle qui en est à sa septième livraison [en vente en librairie et/ou sur le site de l’éditeur Pierre Mainard].
**** Le point de vue de Sirius tel que donné par le Pale Blue Dot s’il n’implique nullement la résignation ici-bas constitue néanmoins une fantastique (et salutaire) vexation de notre narcissisme anthropologique.

Osselets de Cécile A. Holdban avec quatre illustrations de l’auteure, éditions Le Cadran ligné, 2023 (13€).
Les Poings cardinaux de Anne-Marie Beeckman avec un frontispice de Georges-Henri Morin, éditions Le Cadran ligné, 2023 (14€).
Le vent dans les arbres de Jean-Pierre Le Goff, éditions Le Cadran ligné, 2023 (25€).
En lisant en rêvant de Joël Cornuault, éditions Le temps qu’il fait, 2023 (16€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet Hans Baluschek (1870-1935), Sommerabend (Soirée d’été) / Éditions Le Cadran lignééditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau