Voilà un livre exquis, je ne dirai surtout pas « épatant » comme dans ce populaire magazine culturotélévisuel distributeur de T… Exquis, élégant et même rafraîchissant parce que l’écriture par sa tenue, son délié et, disons, sa grâce, y tient lieu de morale, ou plutôt en est la garantie. Nous voyons, nous sentons à le lire que Joël Cornuault, l’auteur, est une belle personne.
Qui est Joël Cornuault? Un homme qui comme moi est né au mitan du siècle dernier. Mais encore? L’éditeur précise qu’il « est libraire depuis des décennies, poète, traducteur de l’anglais, éditeur à ses heures et l’auteur de nombreux essais sur Élie et Élisée Reclus, André Breton, William Gilpin, Li Ts’ing-tchao, Henry David Thoreau. » L’éclectisme ne vous aura pas échappé. Cet homme qui est un marcheur né, comme on va le voir, aime pour prendre la mesure du monde être loin de « la route sûre ». Lui-même revendique cet appétit de liberté: « Je crois finalement que je suis un Luftmensch, un homme de l’air, qui vole de place en place en tenant sa bien-aimée par la main, comme le pauvre ingénu des toiles de Chagall que j’admire. Et qu’on ne m’en parle plus. »
On a compris que Joël Cornuault a le vagabondage pour passion, pour maladie même – ce qu’on nommait autrefois dromomanie. D’où le titre de ce petit opuscule, Dromomanies, dernier né de l’excellente collection Céladon* des éditions Bleu autour sis à Saint-Pourçain-Sur-Sioule (Auvergne) dont les réalisations « d’esprit et de corps » devraient pour leur qualité faire rougir maint éditeur parisien…
Mais revenons à ces dix-neuf courts textes. Tous contiennent une situation particulière, une rencontre singulière à laquelle se rattache un déplacement, d’où le titre, qui ne renvoie pas à « dromadaire » mais à dromos, qui en grec signifie « course ». La dromomanie est cette « maladie du vagabondage » sur laquelle un certain docteur Régis s’attarda en 1910 et qu’il étudia, entre autres, chez Jean-Jacques Rousseau. Joël Cornuault s’inscrit dans cette tradition des « fous fugueurs » ou « aliénés migrateurs » où l’on côtoie, excusez du peu, outre Rousseau, Nerval, Rimbaud, Breton, Kerouac… Tous ont répondu à cet « appel du dehors », ce « merveilleux naturel » qui inspire Joël Cornuault et nous vaut de ce marcheur-géographe des réflexions admirablement ciselées sur la flânerie parisienne selon Jules Romain, sur ce que serait une ville de piétons non dévoyée dans le mercantilisme, sur le plaisir de musarder dans de la montagne à vache loin des fanfarons qui ne jurent que par « souffrance, endurance, concurrence« , etc. Avec une érudition discrète, Joël Cornuault mêle un touchant souvenir d’enfance sur son père (homme réservé qui « ne roulait pas des mécaniques » mais connaissait le nom des bois dont sont faits les meubles) à une référence littéraire (Henry David Thoreau, Whitman, Fourier, les frères Reclus, André Breton, Jean Cayrol…) ou à l’appréciation d’un prétendu « progrès » dont notre société « innovante » a le secret (voir le remarquable texte « Des harmoniens au parc »). Ces promenades parmi des tons voisins rappellent les « choses vues » de Victor Hugo, mais lestées d’un fond philosophique – sans jargon aucun – et vivifiées d’une humeur sobrement décalée, sagement encolérée, rarement apaisée. Et pour cause. Joël Cornuault est une âme sensible (climato-sensible même) qui vibre entre des postulations moins contradictoires que complémentaires: l’inclination pour des activités isolantes (lecture, écriture, marche, rêverie, fréquentation des « gens à part ») qui conduisent immanquablement à « l’état d’exil, d’asocial » et le goût des autres, pour le jeu (football), le partage d’idées dans l’émulation libre et l’utopie aventureuse, loin des experts et de la technique « devenue un moyen de pétrir massivement les consciences« . On sent chez Joël Cornuault une immense nostalgie de ce que Fourier nommait le plaisir d’unitéisme, soit le plaisir d’agir ensemble, pas seulement dans l’amour, mais dans la plupart des activités de la vie en commun: jouer collectivement ou à deux (danser, patiner…), partager un repas, chanter, faire de la musique, etc. Toutes occasions qu’une société industrielle s’acharne à détruire car « tout prétexte est bon… pour laisser libre carrière à l’idée de division, de conflit, de tension, de discorde qui semblent surgir toujours plus nombreux et profonds entre les êtres humains. » Bref, le séparatisme gagne et ce n’est pas la « participation » et les dérisoires ersatz des sociologues, des économistes ou des politiques qui feront retrouver le très nécessaire et profondément humain plaisir d’unitéisme et d’harmonie.
Ainsi nous est livrée la lecture du monde de ce fou d’Élisée Reclus, respirant à grandes goulées sur les chemins de montagne, dans les petits bistrots et les grands livres. Cette prose éminemment intelligente (tout le contraire de l’ »intellectualité »), oxygénée si je puis dire par le grand air des routes et des bois, enflammée par la substantifique moelle des livres, nous fait circuler hors ligne et nous pousse à sortir de l’enténèbrement de notre époque pour vivre et dire nos heures claires. Car comme le rappelle avec force Joël Cornuault: « La réalité est parfois meilleur poète que l’imagination, plus belle que le rêve et l’invisible. » Nous avions oublié…
* jolie petite coquetterie de fabrication, les rabats de couverture s’ouvrent sur des illustrations: une photographie de l’auteur enfant avec son père et un pastel de Gabrielle Cornuault, dessinatrice et illustratrice née en 1991, signataire de la couverture.
Dromomanies de Joël Cornuault, collection « Céladon », Bleu autour, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Gabrielle Cornuault / Éditions Bleu autour.
Prochain billet le 18 janvier.
une balade en Bleu autour, me convainc, que cette Maison vaut le tour et le détour, en général et ce livre en particulier. De très belles recensions et une réception de ce qu’on appelle avec encore un brin de condescendance les « petites éditions de province » dans les émissions et titres nationaux…
🙂
Tout ça me rappelle qu’ils font un excellent vin blanc à Saint Pourçain sur Sioule.
Atteints moi-même de dromomanie je file acheter le bouquin.
C’est quoi le truc pour recevoir les livres en service de presse?
Recevoir un livre en service de presse vous oblige-t-il à une critique positive et à une recension objective ou bien est-il possible d’être négatif au risque de perdre des copains?
Ne voyez aucune malice dans ma question. Simple curiosité.
Serge, aucune malice dans votre question concernant les LRSP. Les livres que je critique ou plutôt chronique (je préfère) me sont envoyés à ma demande par le service de presse de l’éditeur. Cela veut dire que le livre m’intéresse, ou me semble intéressant. Je me fais une opinion qui confirme l’intérêt ou pas; je n’ai aucune obligation, aucune pression, je suis libre de dire ce que je veux; vous avez remarqué que je ne « roule » pour personne, je ne « renvoie pas d’ascenseur » et puis pas de pub sur la page. Par ailleurs, je ne GAGNE rigoureusement RIEN (si ce n’est quelques livres que je donne par la suite) et je ne vous cache pas que maintenir ce blog depuis bientôt 13 ans (à raison d’une chronique tous les 4 jours) est un énorme travail, j’approche bientôt les 2000 billets… Il est rare que je « descende » un livre, car je ne parle que des livres que j’aime : c’est donc plutôt une critique d’admiration (admiration non béate) qui cherche à partager un plaisir de lecture, une découverte (plutôt des auteurs qui n’ont pas la renommée de Houellebecq et qui méritent d’être défendus, connus, lus, ce que ne font pas les mastodontes de l’édition). Et puis, je ne vois pas trop l’intérêt de partager des détestations…
J’espère avoir éclairé les intentions qui animent le Lorgnon.
Bien à vous,
Je suppose, dites-moi si je me trompe, que le lambda moyen (pléonasme) ne peut demander qu’on lui envoie des livres en SDP…. lesquels SDP étant de plus en plus chiches. Et qu’il faut un peu de ’bouteille’… pour être l’heureux gagnant!
A propos, je confirme que le Saint-Pourçain est un excellent vin blanc. Avec un fromage persillé, hum….
Plus on me parle de ce Saint-Pourçain, plus je suis tenté de passer chez mon caviste…
Concernant les services de presse dans l’édition, je n’ai pas mentionné qu’il faut posséder une carte de presse, un support d’écriture/publication et, sans vanité de ma part, une certaine visibilité sur internet en terme d’intérêt, qualité et fréquentation (nombre de pages vues par jour, etc.), ce que vous appelez « un peu de bouteille », chère Pascale. 😉