Patrick Corneau

John Gilkey vole des livres anciens afin de se constituer une collection de livres rares qui lui ressemblent. Le libraire Ken Sanders le traque pendant plusieurs années, à l’affût du moindre de ses faux-pas. Telle une chasse au trésor, la journaliste Allison Hoover Bartlett a menée son enquête sur le voleur – soit « l’homme qui aimait trop les livres » – et ses gendarmes. C’est donc à une plongée dans la peau (et la tête surtout) du plus grand voleur de livres rares des années 2000 aux États-Unis que nous convie l’auteure sur plus de 300 pages. Cela en vaut-il la peine? Il est certain que c’est plus glamour que le vol de fil de cuivre. La respectabilité du livre, son prestige d’objet culturel, là, tout de suite, obligent à pardonner, à trouver des excuses, à vouloir comprendre et, qui sait, même à applaudir. Qui déjà n’a pas eu l’envie coupable d’en faucher un? Parce que la couverture est belle, parce que l’histoire vous plaît, parce que vous n’avez pas les moyens de vous l’offrir, etc. Pour la plupart des individus, c’est une lubie passagère. Pour d’autres, c’est une compulsion, une addiction, leur seule raison de vivre.
Ce récit est donc l’exploration méthodique du petit monde, assez fermé parce que soupçonneux, des collectionneurs et des vendeurs de livres rares. Salons de vente ou librairies spécialisées, Allison Hoover Bartlett nous fait découvrir le profil inattendu voire déconcertant des collectionneurs: ce sont rarement de grands lecteurs, plutôt des fétichistes d’un thème, qui peut être les comics de Superman ou les ouvrages sur les Mormons. Ils ont besoin d’aller jusqu’au bout, de tout avoir avant éventuellement de passer à une autre idée fixe. En des temps de dématérialisation de l’objet livre et de disparition des librairies, cette obsession et ce culte de l’objet ont de quoi surprendre. Fasciner? Je ne crois pas. Ce que j’ai trouvé passionnant dans ce faux bon livre est qu’il nous parle davantage du lien singulier qu’entretiennent les Américains avec la culture en général, l’écriture, les livres et la lecture en particulier.
Au fil des pages de L’homme qui aimait trop les livres, on peine un peu si l’on s’attache au sujet affiché. Une enquête même bien menée* ne fait pas de la littérature – nonobstant la comparaison faite par l’éditeur avec Le nom de la rose du regretté Umberto Eco. C’est du bon journalisme d’investigation – même si l’on est loin de la puissance expressive d’un Truman Capote. De fait, l’enquêtrice nous donne un texte typiquement anglo-saxon, c’est-à-dire très professionnel, très bien fait, trop bien fait: on se perd dans une accumulation d’anecdotes sur les bonnes astuces pour aigrefins en herbe (faux chèques et détournement de relevés bancaires), de considérations triviales sur le passé des protagonistes afin de construire artificiellement des « destinées » à vocation possiblement littéraire ou cinématographique. On passe de la confession du voleur au récit du gendarme, comme dans un jeu de ping-pong, parfois on se sait plus bien qui dit quoi. Il faut dire que l’auteure, avec une certaine naïveté bien américaine, nous révèle à la fin du livre (après de copieux et touchants remerciements à la moindre personne l’ayant aidée ou côtoyée) qu’elle a eu « l’incroyable chance » de faire partie depuis dix ans d’un atelier d’écriture appelé North 24. Tout est dit. Nous avons là un pur produit de ces Writing workshops qu’hébergent la plupart des universités américaines et qui, contre monnaie sonnante et trébuchante, vous fabriquent d’honnêtes tâcherons qui font l’admiration d’un François Busnel (« La Grande Libraire » France5) toqué d’américaneries. Ce sont en vérité de petites fabriques où une femme au foyer ayant un brin de plume ou bien une journaliste méritante en « input » deviennent de potentiels Prix Pulitzer en « output ». Pragmatisme, efficacité – l’écriture comme bénéfice du  fitness et de l’huile de coude stylistiques.
Ce livre à la couverture alléchante, un rien tapageuse*, doit être lu à travers son style – je parle ici des techniques ou plutôt des ficelles d’écriture – et les attendus socio-psychologiques de la bibliomanie comme une « édifiante » radiographie de la société américaine, une sidérante symptomatologie de l’échelle de valeurs sur laquelle repose son approche de la culture. Car la personnalité de ce pauvre Gilkey, loin d’être complexe comme s’efforce laborieusement de nous le faire accroire Allison Hoover Bartlett, est incommensurablement banale et conformiste: il est moins désireux de reconnaissance et de respectabilité qu’assoiffé d’argent et du fantasmatique pouvoir que ce dernier est censé donner comme le croit tout Américain. Gilkey est profondément inculte: son « rêve » de posséder toutes les premières éditions des 100 meilleurs romans établis par la Modern Library est dérisoire et fait plutôt sourire… D’ailleurs il ne les lit pas: l’important est de les posséder pour se prouver (illusoirement) qu’il peut prétendre à un statut bourgeois et intellectuel. C’est pathétique et même consternant. Il faut se battre les flancs comme Madame Bartlett pour y voir une posture « romantique » quand il n’est question tout le long de ce livre bavard que de dollars, de dollars et encore de dollars…
J’ai lu L’homme qui aimait trop les livres comme un avertissement, peut-être même un contre-exemple de ce qu’est la vraie littérature: aimer (trop) un livre est une expérience qui vous tire vers le haut (ou le bas) mais ne vous laisse pas en l’état, l’ouvrage refermé vous avez été transformé, possiblement enrichi car comme le dit magnifiquement Mona Ozouf: « La littérature nous pourvoit en dons que nous n’avons pas« .
Je n’ai pas eu ce sentiment avec Allison Hoover Bartlett. 

* d’un niveau moindre cependant que le best-seller Le Voleur d’orchidées de Susan Orlean paru en 1998.
** pour un texte dont l’éditeur nous dit qu’il en est à son troisième tirage, il est regrettable de trouver un si grand nombre de coquilles et de bévues (« la caserne d’Ali Baba », page 192). Sans parler des dérapages du traducteur avec le mot « mec ». 

L’homme qui aimait trop les livres de Allison Hoover Bartlett, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cyril Gay, éditions Marchialy, 2018.  LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie d’Alfons Morales / éditions Marchialy.

Prochain billet le 14 janvier.

  1. Dominique says:

    je ne crois pas que je lirai ce livre mais le sujet est passionnant, j’ai croisé ici ou là des amateurs d’éditions rares, de livre-objet j’avoue que je ne les envie pas, je suis passionnément attaché à mes livres qui n’ont que peu de valeur marchande pour des raisons toutes autres : personne qui l’a offert, lieu où on l’a lu, souvenir d’une première lecture …

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Patrick Corneau