J’aime beaucoup les journaux intimes. Celui de Sylvain Tesson est intime au point de dépasser le « personnel », je veux dire le « petit tas de misérables secrets » qui importe peu. Mieux qu’intime, il a cette profondeur humaine qui atteint à l’universel. Disons que c’est un journal extime, terme qu’avait utilisé Michel Tournier pour se démarquer du repliement pleurnichard sur un moi souffreteux. Le journal extime étant un « mouvement centrifuge de découverte et de conquêtes » qui donnerait naissance à une « écriture du dehors » poussant l’auteur à se laisser saisir par le monde alentour, puis à la retranscrire. De fait, c’est bien ce que nous propose Sylvain Tesson avec l’intention plus immédiate de mettre un peu d’ordre dans une vie, non pas désordonnée, mais somme toute assez convulsive si l’on regarde la fréquence et le tempo de ses déplacements qu’il ne craint pas de qualifier de « hoquets » ou même d’ »errements ». Selon Sylvain Tesson ce journal est une « bouée de sauvetage » et « grâce à lui une ligne se dessine, la vibration s’apaise en une très légère oscillation ».
D’abord il faut préciser que Sylvain Tesson est géographe de formation. Ceci n’est pas trivial. Beaucoup d’écrivains-voyageurs arpentent la Terre sans jamais la voir dans sa réalité géomorphologique, géologique. C’est une dimension précieuse qui éclaire bien d’autres aspects, le politique notamment et la globalisation économique entre autres, elle permet de sortir le propos d’éventuelles fadaises littéraires, d’autant que l’auteur est aussi un alpiniste émérite, grimpeur autant que marcheur. Les paysages sont éprouvés moins dans leur horizontalité spatiale (car l’avion rabote le plaisir de la distance) que dans leur verticalité naturelle ou architecturale: les toits de Notre-Dame, les calanques de Cassis, le Vercors, les montagnes de Chamonix, l’Atlas marocain, le Tadjikistan. D’où la grande originalité de ce battement permanent entre les expéditions et les voyages intérieurs, les bivouacs d’un soir et les méditations d’un jour, mais aussi les escalades des parois et les descentes au fond des livres. Mouvement de pendule qui concerne « la tête et les jambes » et permet à un homme total s’exprimer une puissance rêveuse incarnée, et même enracinée au cœur de la matière, au cœur de la vie. Si le journal de Sylvain Tesson oscille entre le Manuel d’Epictète et les pensées de Jules Renard, la philosophie qui s’y exprime m’a souvent fait penser à Bachelard dont la rêverie poétique « sympathise » si intimement avec la charge affective, sensuelle du réel. Peut-être avons-nous affaire à un matérialiste mystique? S’il y a une philosophie revendiquée de la part de Sylvain Tesson, il la puise « à l’université des arbres » (sic) et je regrette de n’avoir ici la place de citer in extenso les deux merveilleux passages où il s’en explique: « Les arbres nous enseignent une forme de pudeur et de savoir-vivre. Ils poussent vers la lumière en prenant soin de s’éviter, de ne pas se toucher, et leurs frondaisons se découpent dans le ciel sans jamais pénétrer dans la frondaison voisine. Les arbres, en somme, sont très bien élevés, ils tiennent leurs distances. Ils sont généreux aussi. La forêt est un organisme total, composé de milliers d’individus. Chacun est appelé à naître, à vivre, à mourir, à se décomposer – à assurer aux générations suivantes un terreau de croissance supérieur à celui sur lequel il avait poussé. Chaque arbre reçoit et transmet. Entre les deux, il se maintient. La forêt ressemble à ce que devrait être une culture.«
C’est dire combien la lecture de ce livre est roborative, Sylvain Tesson nous incite à jouir de l’instant, à ne rien attendre du lendemain et à s’extasier des manifestations du vivant: une branche dans le vent, le reflet de la lune, un phasme (« le seul animal qui ressemble à l’arbre sans en descendre« ). C’est la chose la plus difficile au monde que de reconnaître le bien-être dans ses expressions les plus humbles, de le nommer, le saisir, le chérir. Surtout pour tous les connectés et autres « internétisés », obnubilés par leurs écrans, obsédés de « réalité augmentée », « une foutaise » dit Tesson. Savoir qu’on est en vie, que cela ne durera pas, car tout passe et tout s’écoule, cela seul devrait compter. On est saisi par l’incroyable curiosité de cet heureux « agité des gambettes »: tout intéresse Sylvain Tesson. Sa panoplie littéraire enveloppe l’actualité la plus brûlante: Daech, les attentats, l’islam, le pape, la politique française tout autant que l’intemporel, la poésie, le spirituel. Sans oublier l’humour, à la fois arme pour fustiger les bévues de nos contemporains et bouclier pour se protéger contre la montée de l’insignifiance, la tenace pulsion autodestructrice de l’homme. Et surtout prendre une distance salubre et salvatrice avec les jours les plus sombres qui surviennent quand il chute d’un toit et se retrouve hospitalisé pendant de longs mois à la Pitié-Salpêtrière. Alors fuse une poésie à peine voilée de mélancolie: « Un fleuve bordé de saules pleureurs, est-ce une rivière de larmes? » Il y a de belles réflexions sur l’inversion du handicap, le retournement de la souffrance en victoire sur le destin. Et forcément des baisses de régime. Parmi les nombreux aphorismes essaimés dans ces pages, quelques-uns sont un peu faibles: on sent que Sylvain Tesson qui aime jouer avec les mots et les situations s’est laissé emporter par sa fougue et oublie qu’un jeu de mots un peu trop euphorique peut être aussi un pet de l’esprit! Pour ceux qui n’ont pas lu ses essais précédents Une très légère oscillation pourra décontenancer par des prises de position peu orthodoxes où l’on vitupère la connectitude, se plaint des États-Unis, vante les mérites de Poutine, s’exaspère (c’est un euphémisme) de l’islam… Mais dans une époque où la majorité n’ose plus exprimer ce qu’elle pense – illustrant, hélas, ce que la philosophe Cynthia Fleury désigne comme la « fin du courage » – une voix oscillant entre intempestivité et agaceries anti-bien-pensance est alors une vraie bénédiction.
Une très légère oscillation: journal 2014-2017 de Sylvain Tesson, éditions des Équateurs, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographies de Vincent Josse ©Radio France / Éditions des Équateurs
Prochain billet le 10 janvier.
Ses observations sur l’islam devrait lui valoir quelques froncements de sourcils du côté de notre presse prescriptrice d’opinion et qui assure un strict contrôle idéologique sur ce qu’on a le droit de dire sur la question.
À retenir:
« Décidément je n’aime pas la révolution. Elle n’est qu’un changement de propriétaire. »
« Le mariage est l’intervalle qui sépare une passion élémentaire d’une pension élémentaire. »
D’une pension « alimentaire ». 😉
Oui, il suffisait de regarder les mines effarées de Madame Quin et de ses petites mains journalistiques lorsque Sylvain Tesson fut l’invité-témoin de l’émission « 28 minutes » sur Arte le 28 décembre : la bienpensance médiatique bousculée (offusquée?) « n’y pouvant mais », n’osait, pour une fois, se récrier…