Patrick Corneau

Un ami à qui j’avais offert un de mes livres, m’avoua que c’était le genre d’ouvrage « qu’il n’aurait jamais lu s’il n’avait connu l’auteur. » Après quoi, il résuma-classa le livre à l’aide d’une étiquette qui me sidéra tant elle était à la fois simpliste, réductrice et surtout hors de propos (antagoniste même) avec ce que j’avais eu le sentiment de faire. Suivirent quelques compliments vinaigrés, prononcés du bout des lèvres, motivés par le désir de ne pas paraître trop désagréable (le miel mêlé de fiel). L’auteur propose, le lecteur dispose : il a certes tous les droits mais… Outre un manque patent de générosité, cette réaction pleine de condescendance était d’autant plus surprenante que l’ami en question est professeur de littérature et que « savoir bien lire » est un attendu majeur de sa mission, voire de sa vocation enseignante. Je suppose que des éléments de nature plus obscure faits de frustrations, de ressentiment ou de déchirements intérieurs devaient aussi interférer dans ce propos. Ce qui s’avouait là étaient les limites de la capacité de lecture, le peu d’aptitude d’un esprit psycho-rigide à accueillir ce qui ne lui ressemble pas et, secrètement peut-être, l’envie, ce regard mauvais (invidia), ultime rempart contre la désertification de soi. Il est attristant de voir la vie transformer ceux que l’on croyait des amis indéfectibles en fourbes ou en lâches. Consternant surtout de voir quelqu’un succomber au programme reptilien alors que, toute sa vie, il n’a revendiqué d’autre horizon que les hautes valeurs morales d’un Yves Bonnefoy, d’un René Girard ou d’une Simone Weil. Passons

Ainsi sont les lecteurs. On a l’habitude de dire que toute traduction est trahison, on devrait en dire autant de la lecture. On n’est jamais « bien lu » car le lecteur idéal n’existe pas, c’est un fantasme d’écrivain. Les lecteurs lisent depuis leurs préjugés, n’hésitant pas à dénaturer le sens d’un texte pour réécrire mentalement les livres qui ne leur plaisent pas, évacuer par une sorte de déni ou de tache aveugle mentale ce qui risque de contrarier ou contester leurs opinions, préférences, principes, etc. En réalité, le lecteur lit virtuellement un autre texte, un texte fantôme, reconstitué selon ses propres goûts et désirs. Déjà en 1932, Henri Michaux mettant en doute les compétences de Michel Leiris comme critique demandait à André Rolland de Renéville : « Est-ce qu’il comprend ce qui est en dehors de lui ? S’il n’y a pas de chance de compréhension, je préfère le silence. »  

Ce constat Maxime Decout le fait parmi d’autres dans un remarquable essai sur les pratiques de lecture audacieusement intitulé Éloge du mauvais lecteur. Livre extrêmement stimulant même si la méthode employée pour promouvoir la mauvaise lecture s’offre parfois des complaisances faciles, des désinvoltures un peu suspectes. Decout part de l’observation banale : quel lecteur ne s’est un jour inquiété de ceci face à un texte : comment bien lire ? La qualité de notre bonne lecture peut-elle être évaluée ? Grand lecteur de Perec ou Gary et spécialiste de la mauvaise foi comme de l’imposture, Maxime Decout répond à la question à sa manière, c’est-à-dire à rebours des codes et des attentes. Ayant pris le parti d’une certaine provocation heuristique, son livre se présente comme un manuel pour apprendre à mal lire. Face à une œuvre, tout le monde – ou presque – se demande s’il l’a bien lue, voire comment bien la lire. Peu de gens se demandent comment mal la lire. Ce qui, contre toute attente, ne va pas de soi. Pourquoi ? D’abord parce que, quand on a été formé à la bonne lecture, il est très difficile de lire autrement, de laisser s’exprimer des conduites transgressives, disruptives qui accueillent nos partis-pris, nos désirs et nos fantasmes. Entre le Don Quichotte de Cervantès, piètre mauvais lecteur par les horribles dangers de l’identification et le lecteur d’aujourd’hui, excellent mauvais lecteur aguerri à toutes les ruses stylistiques, c’est toute l’histoire de la lecture dans le monde occidental que Decout essaie de ramasser. 

Selon lui, il a fallu des siècles pour que la mauvaise lecture mûrisse et que l’on admette qu’il existe une infinité de manières de mal lire qui ne sont ni forcément erronées, ni nuisibles : « Et c’est certainement aussi parce que le mauvais lecteur par immersion et le bon lecteur sont, chacun dans leur genre, incomplets, que les écrivains du XXe et du XXIe siècles se sont embarqués dans une odyssée de la mauvaise lecture, pour vous communiquer sa saveur et vous instruire de sa fécondité. »

S’inspirant d’un corpus qui va de Bouvard et Pécuchet de Flaubert à Cinéma (1999) de Tanguy Viel en passant par Huysmans, Valéry, Nabokov, Perec, Calvino, Robbe-Grillet, Roth, Bolaño, Cortazar, Éric Chevillard, Pierre Senges… Maxime Decout se propose à travers des exercices pratiques sur des procédés d’écriture prélevés et analysés avec sagacité par ses soins (et qui sont autant de stratagèmes de protestation contre l’imposition d’un sens par le texte ou la culture) de nous déniaiser de la regrettable compulsion qui nous attache à la bonne lecture, trop servile et respectueuse à ses yeux. Pour notre empêcheur de lire en rond, il n’existe pas de modèle complet de la lecture, pas de science ou de mode d’emploi : « Si des formes et des tendances émergent, elles ne relèvent ni d’une vérité universelle, ni d’un écart irréductible. » 

Et Maxime Decout d’enfoncer le clou : « Le grand mérite du mauvais lecteur est d’empêcher de figer la lecture. (…) la mauvaise lecture vous pousse à vous préoccuper de la manière dont l’œuvre vous affecte et vous fait penser, tout comme de la manière dont vous pouvez affecter le texte et le faire penser. C’est depuis ces interférences que la mauvaise lecture est prodigue en textes et genres fantômes déroutants et imprévisibles. Parce qu’elle lève les proscriptions et les inhibitions qui sont de mise quand vous vous efforcez de bien lire, parce qu’elle donne licence à vos pulsions, fantasmes et désirs, elle est la sage-femme attentionnée de textes fantômes qui, partout ailleurs, sont tenus sous le joug de normes sociales et individuelles qui les empêchent de voir le jour. En remplaçant l’éternelle question de savoir comment bien lire un texte par celle où vous vous demandez comment mal le lire, vous dénudez les impulsions clandestines, les mécanismes psychiques, les combines et les stratagèmes qui se sont penchés sur le berceau de ces textes fantômes. Vous les approuvez, vous les légitimez et vous leur faites une place dans la bibliothèque des lettres. » 

On peut s’étonner d’une telle ferveur (rage ?) à libérer un supposé bon lecteur de ses timidités, complexes et aliénations. Une récente déclaration de Maxime Decout dans un entretien laisse peut-être entrevoir une explication d’ordre plus privée : « N’ayant fait des études de lettres que sur le tard, j’ai été pendant longtemps un lecteur fervent mais totalement amateur, qui lisait en tous sens et dévorait les œuvres sans être guidé dans ses interprétations. Il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas comprendre grand-chose à un texte, par défaut de vigilance ou de discernement. Mais cela ne m’a pas empêché de me passionner pour elles. J’aurais envie de dire : au contraire. Car il existe un plaisir propre à ces lectures dissidentes. De là mon goût pour les textes dont le sens résiste (Joyce, Faulkner, Robbe-Grillet, Simon) ou qui vous leurrent sournoisement (Nabokov, James, Des Forêts, Perec). Et il m’a semblé que je n’étais pas le seul à lire de travers – du moins je l’espère – et que ce phénomène n’était pas dénué d’intérêt. » 

Au fond lorsque Maxime Decout en appelle à battre en brèche la bonne lecture conçue comme une expérience limitante de l’interprétation dite objective, à refuser la collaboration avec le texte, à s’abstraire de l’ordre, de la patience, de la concentration et prôner le slogan du « Laissez-vous envahir par vos passions, laissez flotter votre attention, lisez de travers, sautez des pages… », je me demande s’il n’est pas strictement et en définitive banalement dans l’air du temps : soit la grande bascule sociétale (civilisationnelle ?) qui fait chuter les divines majuscules, qui dénie à toute autorité (auctoritas), j’allais dire « auteurité » (ou « hauteurité »), la légitimité d’un pouvoir de surplomb, qui rejette une verticalité jugée insupportable dans un monde où l’horizontalité est devenue l’unique dimension où chacun – le Dernier homme selon l’anthropologie nietzschéenne – se targue de pousser sa petite voix, de projeter son égoïste désir ou sa pulsion ludique ? Duchamp disait que « les regardeurs font le tableau », Maxime Decout dans le même élan iconoclaste nous affirme que « les lecteurs font le livre ». L’athlétisme vertical qu’il soit de lecture ou d’écriture n’a désormais plus cours en littérature : affluence au camp de base où l’on cabriole et bricole avec « les manœuvres et fourberies » des textes, solitude des sommets où le tyrannique grantécrivain a déserté… 

L’autre réflexion qui m’est venue en cours de lecture est d’avoir eu la tentation d’appliquer les préceptes de mauvaise lecture selon Maxime Decout à son propre texte : qu’en serait-il advenu pour vous lecteur ? Il est à craindre que le résultat eut été quelque chose entre le mode d’emploi d’un balai-robot traduit du coréen en français par un russophone et un délire lacanien sur un menu gastronomique… Certes Maxime Decout rétorquerait qu’il ne fait pas de littérature ; mais les genres ne sont-ils pas des catégories artificielles destinées à être démantelées ?
Enfin, j’ai eu l’impression que le professeur Decout s’adressait prioritairement (geste un rien démagogique ?) aux tire-au-flanc assis au dernier rang dans le haut de l’amphi, là où peut partir un bon chahut potache – je me suis senti heurté d’être snobé et déconsidéré dans mon bête sérieux d’étudiant attentif au premier rang…

Sur le thème de la lecture mais dans un tout autre registre, non moins plaisant, Jacques Damade édite un nouvel opus de l’entreprise aussi loufoque que profonde engagée par Michéa Jacobi d’une encyclopédie du genre humain en vingt-six volumes et vingt-six lettres. Le septième volume de l’Humanitatis Elementi se propose d’explorer les possibles nuances, peut-être différences entre une lecture masculine – toute en critique et en sérieux, et une lecture féminine – plus souple, légère, plus « en dehors » comme le revendiquait Louise Schweitzer, la grand-mère de Jean-Paul Sartre. A chaque lettre de l’alphabet, Lectrice et cætera raconte, à sa manière brève et précise, la vie d’une lectrice et celle d’un lecteur. Denise Masson, traductrice du Coran accompagne Donato Manduzio, paysan des Pouilles s’éprenant sur le tard de l’Ancien Testament, Germaine Necker (Madame de Staël) s’oppose au terrible Friedrich Nietzsche, l’héroïque résistante Véra Obolensky, surnommée Princesse je-ne-sais-rien côtoie le pauvre Origène, eunuque par conviction. Les grands noms : Caton d’Utique, Woolf, Vargas Llosa rejoignent les anonymes, les pays et les siècles s’assemblent. Un nouveau fragment d’humanité se découvre. Les éternels amants du texte, femmes et hommes mêlés, lèvent la tête de leur livre et ont une confraternelle pensée pour ces bouquineurs impénitents dont chacun a une manière unique, inimitable de s’emparer d’un texte. Signalons que Michéa Jacobi qui écrit, dessine et colle, donne en fin de volume 26 images types de livres, de collections (du Fleuve noir à J’ai lu) qui ferment visuellement ce joli titre de la collection Les Billets de La Bibliothèque.

Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, éditions de Minuit, février 2021. PDFRSP (PDF reçu en service de presse).
Michéa Jacobi, Lectrice et cætera, collection Les Billets de La Bibliothèque, cahier couleur de l’auteur, éditions La Bibliothèque, avril 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Maxime Decout ©Éditions de Minuit / Éditions de Minuit et Éditions de La Bibliothèque.

Prochain billet le 20 avril.

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