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Roger Judrin, l’écrivain-professeur et Max Picard, le médecin-philosophe

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Roger Judrin (1909-2000) fait partie de ces écrivains, parfois injustement oubliés, qui furent de grands esprits, d’une vraie finesse. Qui cite aujourd’hui José Cabanis ou Gabriel Bounoure ? Ils sont “notoirement méconnus” comme s’était lui-même qualifié Alexandre Vialatte… Alors désensablons-les !
La publication de ce livre posthume de Roger Judrin ne fera sans doute pas beaucoup plus de bruit que n’en fit sa vie. Il était de ces écrivains décalés et fiers de l’être, puissamment anachroniques, discrets par orgueil plus que par humilité, qui n’auraient pas reçu sans frayeur les suffrages d’un grand nombre de lecteurs. En cela il était proche de son ami Jean Grenier qui s’effrayait du succès reposant souvent sur d’inévitables malentendus. Il sut dégonfler en quelques maximes bien senties cette “gloire” qui envenime les écrivains : « L’apothéose d’un homme a l’éclat du ridicule », pensait-il. Cultivant l’art difficile de l’aphorisme à la manière de La Rochefoucauld, de Chamfort ou de Joubert, il affirmait avec hauteur qu’« il n’est donné qu’aux maîtres de la prose de frapper le langage à leur effigie ». Et le sien est aussi coupant, clivant qu’était le regard d’aigle qu’on lui prêtait. Les bonheurs de l’expression et du style alliés à une vaste culture classique se heurtaient parfois au caractère systématique d’une pensée ramassée et close sur elle-même. Par l’indépendance d’esprit, il était proche de Georges Perros (en plus cérémonieux), de Pierre-Albert Jourdan (en moins rêveur) et de Cioran (en plus catholique).
« Lorsqu’on jette un caillou dans l’étang qui sommeille l’eau s’arrondit autour du choc, on voudrait qu’ainsi lancée l’occasion d’une remarque ouvrît de cercle en cercle dans l’esprit du lecteur un concert d’harmonies. » Les aphorismes de Cercles d’onde rassemblés ici à l’heureuse initiative de Claudie Judrin, Alfred Eibel et Jacques Message sont d’une rare finesse jubilatoire. On n’ose pour les qualifier employer trop d’adjectifs, Judrin s’en méfiait comme de la peste. 
Lire Roger Judrin, c’est ambroisie et compagnie, c’est goûter la saveur relevée et sauvage d’un lièvre à la royale. Sa prose est avant tout gustative. Il nous régale mais prend garde à ne jamais nous rassasier… La grande tradition française. Quoi de plus éminemment français que Roger Judrin ? Lui qui aimait tant Montaigne, Pascal, Bossuet, Saint-Simon à qui il consacra un remarquable opuscule chez Seghers en 1970 (réédité chez Pascal Galodé éditeurs en 2009 avec dédicace à Jean Grenier).
Je ne sais si ses livres ont été traduits mais je crois que certains ne peuvent pas l’être, tant le trait est vif, et la formulation intense et brève. Il est pour les secousses et le branle contre les tiédeurs, la confiture et les bassesses racoleuses, contre les chamarrures et les parades virevoltantes des faiseurs-faiseuses. Un idiotisme particulier, lié à son génie de la langue, le rend inimitable, intranscriptible. On lui a reproché une phrase nouée dans la concision, une raideur d’acier. Il s’en est défendu : sa manière laconique tient à sa nervosité. C’est un trait de son caractère. Il avouait : « Je suis un violent sauvé par les mots, sinon j’aurais pu devenir gangster. » À ceux qui le jugeaient trop raffiné, il répondait qu’il assumait sa préciosité ajoutant que par goût il aime l’ellipse, le raccourci, la métaphore. Chez lui le toucher léger mais finement précis est tout empreint de sprezzatura. Patrice Delbourg a défini ainsi son cas : « On aime d’emblée Judrin, joaillier de l’axiome, ou on le quitte sur le champ. » Qu’on se le dise.
« Je ne suis pas tout à fait comme d’autres »
. C’est la troisième réplique de César dans la première scène de Corsaire et demi, pièce de théâtre qu’il écrivit et dans laquelle il interprétait… César. La chose est dite avec une modestie qui charme. Car s’il judrinisait comme on qualifiait, en riant mais non sans appréhension, sa façon de juger ou de donner son avis sur un auteur ou un texte, s’il était parfois caustique et sans indulgence, s’il pouvait décapiter d’un mot, envoyer sa flèche au but et faire mouche à tout coup, il pouvait aussi être joueur, espiègle et tendre comme l’attestent les anciens élèves de celui qui fut à Compiègne, de 1941 à 1989, un professeur de lettres classiques exceptionnel (voir Roger Judrin – cour et jardin aux éditions Librairie du Labyrinthe, 2017). Un professeur “à l’ancienne”, impeccablement vêtu, impressionnant par son allure, sa prestance (il portait une cape), parlant debout à sa classe, sans notes, et surtout s’attachant à préparer ses élèves non pas à la “vie pratique”, mais à la vie de l’esprit. Un “éveilleur”, un “exhausseur d’être” qui avait eu Alain pour maître au lycée Henri IV où il côtoya Simone Weil. Ceux qui ont été éduqués avant mai 68 comprendront… À un élève interrogé qui ne savait répondre, il déclara dans une sainte colère : « C’est ici qu’on vous demande d’être intelligent, dans la vie on ne vous le demandera presque jamais. » 
Les notes critiques qu’il donna pour la NRF tantôt pointilleuses, tantôt acrobatiques, laissent le lecteur étourdi, lequel reprenant souffle découvre la pertinence de ses affirmations. Lisez Boussoles (1976, réédité en 1995 dans La Petite Vermillon à la Table Ronde) le style plein, serré, lumineux de ses vignettes de “littérature buissonnière” fait merveille –  je ne me lasse pas de les relire (ainsi son Jean-Jacques Rousseau). 
Si Judrin ne dédaigne pas les louanges, on peut dire qu’il ne les attend pas non plus. « Je suis une horrible monade » avoue-t-il dans une lettre à Dominique Aury ; mais le style, disait d’Annunzio, n’est-il pas puissance isolante ? Comme le confie sa fille, il avait une aversion pour le déballage ordinaire de la vie, d’où son unique Dépouille d’un serpent, son premier livre (il a 46 ans) et seul roman autobiographique.
Son style pur, plein de grâces sinueuses et vives, d’une teneur authentiquement classique (rompue néanmoins d’un zeste de baroquisme), perpétue, en effet, une façon réfléchie et subtile de penser qui, on le devine, n’a plus l’heur de plaire et ne peut attirer qu’une poignée de lecteurs attachés à une certaine tenue, perfection de la langue. Un écrivain vertical donc – comme l’est Roberto Juarroz dans ses Poésies verticales ou Cristina Campo dans Les Impardonnables – requis, obligé par une certaine idée de la hauteur et de la noblesse. Roger Judrin n’écrit pas pour tous, pour chacun mais pour la part la plus haute, la plus exclusive de chacun. « Chacun par soi. Ma perfection n’est pas la tienne. Les dons sont différents, mais il faut se donner les dons qu’on a. Il suffit alors que nous nous élevions l’un et l’autre, quoique séparément, pour dresser une cité meilleure », écrivait-il.
Roger Judrin a écrit une cinquantaine d’ouvrages, des milliers d’aphorismes, un choix est impossible et chaque lecteur selon sa complexion aura ses préférences, il faut butiner dans ces trésors inédits, parcourir cette mosaïque de pensées lapidaires saisies dans le mouvement poétique d’une onde qui s’élargit en cercles concentriques.
Vingt-quatre ans après sa disparition la peau de la civilisation occidentale s’est gercée, le monde a vieilli. À mesure que les mots s’avachissent et que la syntaxe de notre “parlure” se sclérose toujours davantage, l’audience de cette écriture donnée pour “happy few” s’élargira, la faisant apparaître d’une force et d’une fraîcheur inespérées, il en émanera comme le parfum d’un dimanche de la vie…
« Le secret d’écrire est, pour les uns, d’avoir des secrets à dire, et, pour les autres, d’avoir une manière secrète de ne pas les dire. »

Patrick aime assezMédecin de formation, philosophe et écrivain de langue allemande vivant retiré dans le Tessin à partir des années vingt, Max Picard (1888-1965) fut l’ami d’Emmanuel Lévinas – qui lui emprunta sa notion de “visage humain” – et l’auteur prolifique d’ouvrages inspirés, à mi-chemin de la réflexion philosophique et de la contemplation poétique. Sa pensée, en dialogue subtil avec le romantisme allemand (Goethe, Hölderlin, Novalis) aussi bien qu’avec les grands textes de la Mystique, aborde avec beaucoup de délicatesse des thèmes qui ont été repris par la phénoménologie française : le visage, le paysage, le silence, le langage, la rumeur, l’extase. Les éditions La Baconnière ont entrepris la réédition critique de cette œuvre vouée à l’essentiel : Le monde du silence (2019) ; Des cités détruites au monde inaltérable (2022) et, ce mois-ci, L’homme du néant – paru initialement en allemand sous le titre de Hitler in uns selbst en 1946. 
Il s’agit d’un livre-jalon de la “reconstruction spirituelle” d’après-guerre, publié en français dans une traduction militante de Jean Rousset à l’enseigne des Cahiers du Rhône et presque immédiatement traduit dans le monde entier.
L’homme du néant s’offre comme une tentative de sonder la catastrophe européenne à partir d’une anthropologie et d’une herméneutique des bouleversements humains introduits dans le premier XXe siècle. 
Vision rétrospective d’une philosophie de la résistance, l’essai de Max Picard garde une acuité qui nous interpelle fortement presque 80 ans plus tard. En effet, loin des débats historiographiques concernant le fonctionnement de l’État nazi, de la bureaucratie et la place du Führer dans la mise en œuvre de la “solution finale”, entre tenants de l’intentionnalisme et ceux qui, au contraire, mettent l’accent sur le fonctionnalisme, Max Picard défend une thèse audacieuse dont il entend tirer les leçons pour toute l’humanité. Hitler, qu’il désigne comme le « machiniste incohérent de l’incohérence » serait le symptôme de son époque, où dominent ensemble l’incohérence générale et la disparition de Dieu. Hitler comme donnée historique préexiste à l’hitlérisme, qui se caractérise par un ensemble de principes antérieurement apparus – où le bien ne se distingue plus du mal -, étape indispensable à l’avènement du nazisme qui, étonnamment, ne rencontra pas vraiment d’oppositions politiques structurées. Le phénomène nazi serait donc l’expression d’une modernité pathologique, comme une intrusion et une rupture dans l’histoire. L’explication proposée par Max Picard, porte sur le règne de l’instant-roi et de l’instantanéisation du monde. Il s’agit là de l’idée la plus pertinente de l’analyse et la plus stimulante dans la mesure où elle pourrait être pensée pour elle-même au-delà du contexte historique du IIIe Reich. L’instant isole, dans un infiniment fugace, l’action et la responsabilité de l’acteur si bien que l’un et l’autre disparaissent ou s’évaporent avant que ne se dessine un sens global qui donnerait matière à réflexion.
Si elle est de dimension religieuse et verticale, cette réflexion sur la “banalité du mal”, pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, n’a rien perdu de sa pertinence et vaut d’être relue, autant en qualité de document historique que pour sa surprenante actualité à l’heure où les réseaux sociaux exercent une dictature de l’instant préjudiciable à la continuité nécessaire aux traditions, aux transmissions et aux discussions fécondes et, plus largement, à tout ce qui devrait s’inscrire dans la durée et dans la lenteur. 
Max Picard se penche en médecin-philosophe sur les déplacements structurels constamment déployés par la “Révolution nationale-socialiste”, sorte de table rase éternelle, pour détourner le sens et inverser les normes. Selon lui, le néant propre à l’homme nouveau, forgé par le nazisme en une douzaine d’années, mais programmé pour le Reich de mille ans, soit l’éternité, se caractérise par une altération de la texture du temps, “un temps immuable” désormais immobile et creux, totalitaire parce qu’il annihile toute volonté. Ce temps ne porte plus aucun espoir ni élan vers le futur, figé dans un “présent absolu” et uniforme, sans passé ni futur. Ne reste que l’instant isolé, qui seul permet d’inscrire l’action dans la discontinuité – qui s’impose comme seule normalité – à travers laquelle échappe toute possibilité de prise de conscience et confine à l’oubli, lui aussi instantané. Le “surhomme” et sa vie, vouée à la guerre et à la procréation pour la guerre, s’incarnent excellemment dans le discontinu et dans l’indistinct. Une juxtaposition d’instants vide de son sens toute activité humaine, littéralement désarticulée dans un monde lui-même disloqué, si bien qu’il ne se trouve plus aucune contradiction, dans la banalité ordinaire du mal, entre la musique de Mozart et la chambre à gaz, entre le meurtre des humains et l’amour des animaux ; car il n’existe pas de contraires dans une pensée désunie, constituée de fragments sans rapports les uns avec les autres, dans la constante mise en scène d’une vacuité générale de sens et de conscience. « Tout étant sans continuité, écrit Max Picard, et construit comme un appareil, on ne s’étonne plus qu’Himmler ait été un bon interprète de Bach et que Heydrich, l’organisateur des atrocités en Tchécoslovaquie, pleurât au concert quand on jouait du Mozart. Meurtre et Mozart, four crématoire et salle de concert étaient juxtaposés. Ou plutôt, non : c’était la même salle ; installée un instant en four crématoire, l’instant suivant en salle de concert, avec une même entrée pour l’un et pour l’autre, et seul le hasard déplaçait derrière la porte d’entrée tantôt l’un, tantôt l’autre, selon le moment. »
Le chaos comme élément consubstantiel à l’organisation, instauré par le nazisme dans les sociétés qu’il contrôle, réside en une constante devenue une évidence : la reconnaissance de la supériorité des faits établis, – par la séduction, la conviction ou par la force – sur les idées ou les réflexions les mieux ancrées dans la tradition intellectuelle occidentale, qu’elle soit chrétienne ou non. Le régime de la vérité se trouve donc remis en question : « Dans le monde de la discontinuité, l’erreur n’est plus l’acte erroné de l’esprit, elle n’est qu’un énoncé provisoire, dont un autre énoncé peut, d’un instant à l’autre, prendre la place. On ne passe plus de l’erreur à la vérité, mais on passe d’un provisoire à l’autre. Que cet énoncé soit vrai ou faux, on ne s’en soucie point, puisqu’un énoncé est sans durée. Dans le monde de la discontinuité, “le mécanisme de l’instantané supprime l’opposition entre erreur et vérité”. » On croit lire une description de notre monde de la désinformation, de la multiplication des faits alternatifs (fake news), rumeurs et complotisme…
Benedetto Croce dans sa recension du livre, laissait entendre qu’il faudrait tôt ou tard se mesurer avec les thèses de Picard. Comme y insiste Jean-Luc Egger dans la postface, son constat est d’une terrible lucidité, que ce soit par rapport à la description des éléments qui caractérisent toute dictature, mais aussi en ce qui concerne le diagnostic de certains aspects inquiétants de nos sociétés post-industrielles. Quant à l’actualité de ses thèses, il suffit de regarder à l’Est de l’Europe pour établir leur atroce pertinence 
Enfin, pour revenir sur le titre du livre Hitler in uns selbst (“Hitler en nous-mêmes”), il serait par trop ingénu de ne pas admettre qu’aujourd’hui encore le spectre abject d’Hitler occupe notre conscience, ne serait-ce que sous la forme d’un “fardeau d’obscurité”.

Cercles d’onde de Roger Judrin, Serge Safran éditeur, 2023 (21€).
L’homme du néant de Max Picard, introduction d’Alya Aglan, postface de Gabriele Picard, notice sur le texte de Jean-Luc Egger, traduction de l’allemand de Jean Rousset, éditions Éditions La Baconnière, 2024 (20€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) montage photographique ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Serge Safran éditeuréditions Éditions La Baconnière.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Pain Jean-pierre says:

    Merci pour m’avoir fait découvrir Max Picard.
    L’instant et la durée : question vitale.
    Cordialement.
    J’apprécie beaucoup votre lorgnon plutôt lucide que mélancolique.
    Jean-Pierre pain

  2. Jérôme Prieur says:

    Si jamais vous avez accès à Inamediapro, je serais ravi que vous regardiez Roger Judrin qu’avec grand plaisir j’avais interrogé pour mon film « Jean Paulhan ou le don d’ubiquité »
    (1998). Petit morceau de littérature orale dont, hélas, je n’ai pas de lien de visionnage à vous transmettre.
    Bien cordialement

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Patrick Corneau