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Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !C’est en lisant la chronique d’Emmanuel Godo dans La Croix (“Le pain-parole”, 27 mars) que j’ai eu envie de lire le dernier ouvrage de Marie Balmary. Comme quoi les chroniques sont des coups de cœur qui s’appellent, se répondent… Depuis plus de 40 ans, la psychanalyste Marie Balmary qui a appris l’hébreu biblique et le grec ancien scrute les Écritures. Dans Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas – À la recherche du Royaume, elle relit certains passages des évangiles que nous croyons connaître par cœur et invite à les traduire et revisiter autrement. 
Le parcours intellectuel et spirituel de Marie Balmary est tout à fait singulier. La musique lui a appris à écouter la parole, l’écoute l’a conduite à la psychanalyse, la psychanalyse l’a conduite au judaïsme. Marie Balmary, qui a grandi dans une famille catholique, ne s’est pas convertie au judaïsme mais elle y a trouvé “un pays où la parole avait cette valeur-là” qu’elle n’avait “trouvé nulle part ailleurs”. C’est une phrase du Talmud qui lui a fait sentir qu’elle était arrivée dans son pays : “Tout homme qui renie l’idolâtrie est un juif” (traité Meguila, 13a). Se considérant déjà comme “une réfugiée spirituelle en Israël”, la tradition juive qui donne une grande importance à l’interprétation des textes, ainsi qu’à la pluralité des interprétations lui a permis d’interroger son christianisme. D’ailleurs les Écritures, “ce sont des textes à interpréter, précise Marie Balmary, cette interprétation permet à chacun de se situer, de se confronter à d’autre, c’est une mise en relation de gens.” Le touchant message de reconnaissance et d’adhésion à la tradition juive qu’elle cite en ouverture est réconfortant en ces temps de repli identitaire et confessionnel…
Au sein d’un petit groupe d’amis aussi passionnés qu’elle, Marie Balmary a donc entrepris de relire très attentivement la Bible. Jusqu’à présent, elle s’était surtout penchée sur les mythes du livre de la Genèse, se rapprochant d’ailleurs plus souvent des interprétations juives que de celles de sa tradition chrétienne. De là est né notamment Le Sacrifice interdit – Freud et la Bible où elle questionne un passage célèbre où Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils unique. On en a fait l’exemple du parfait du croyant soumis à Dieu, et qui, bien que choqué par cette demande, va jusqu’au bout. Une interprétation qui donnait l’image d’un Dieu sadique ou pervers, pour reprendre l’expression de Maurice Bellet. Et qui empêchait de voir le récit d’une “guérison”. Abraham vivait à une époque où il était courant de faire des sacrifices d’animaux, voire d’humains : “Il sort d’un monde d’idolâtrie, explique Marie Balmary. Puis, le tétragramme lui apparaît et lui dit de ne faire aucun mal à l’enfant”. On bascule alors dans un autre paradigme civilisationnel. 
Publiée en 1986, la relecture du sacrifice d’Isaac par Marie Balmary a eu un fort impact sur la vie de foi de milliers de chrétiens. Car on a beaucoup dit que Dieu, avec Jésus, était allé au bout du sacrifice qu’Abraham n’avait fait qu’à moitié. Cette interprétation la révolte : “Ça me fait hurler quand j’entends ça, confie la psychanalyste, je me dis qu’on démolit l’humanité ! Maintenant, on est en train de voir toutes sortes de conséquence des questions de soumission et d’emprise, j’espère que ça va permettre de dire : Attendez, Jésus n’est pas une victime offerte en expiation !” Certes, il est difficile de comprendre l’acceptation de Jésus lors de sa Passion. Pourquoi a-t-il accepté de souffrir sur la croix ? Quand il dit “Pourquoi m’as-tu abandonné ?” (Mc 15, 34), selon la psychanalyste, “ce n’est pas à son Père” qu’il le demande, mais si l’on se réfère au texte-source “au créateur”. “Le créateur, il nous abandonnera tous parce que ce corps-là, il va disparaître. Il a fini sa création.” Le Père, lui “n’abandonne pas”, il attend le fils de l’autre côté… 
L’insigne leçon de ces douze commentaires sur les Évangiles est qu’ils amènent sans cesse à questionner les traductions, à se reporter au texte original et sonder les infléchissements de sens de l’hébreu au grec, du grec au latin, du latin au français, et d’une langue à l’autre à relever des nuances sémantiques. Être attentif aux Écritures, c’est traquer dans les traductions courantes les détournements de sens moralisateurs dont la psychanalyste peut, dans son cabinet constater les redoutables effets. L’enjeu est de taille, une “mauvaise traduction” peut facilement être une forme d’instrumentalisation des textes – délibérée ou pas – pour cautionner une vision de l’existence doloriste, culpabilisante, fataliste, amoindrissante. Par exemple : on a souvent traduit le verset 3 du chapitre 16 de la Genèse par : “Tu enfanteras dans la douleur”. Avec une phrase pareille, s’indigne la psychanalyste, on reste bloqué sur une punition de la femme. Pour Marie Balmary, il faudrait traduire par : “Dans le chagrin tu enfanteras des fils”. Cela n’a rien à voir avec la souffrance de l’accouchement, explique-t-elle, mais avec la difficulté pour les êtres humains de laisser advenir en l’autre et particulièrement l’enfant, sa propre vie, sa propre parole. Cela fait écho à l’épisode que raconte Luc, quand Jésus a douze ans et que Joseph et Marie le conduisent au Temple de Jérusalem. Ils ne retrouvent plus sa trace et le perdent pendant trois jours. Jésus les accueille sans s’excuser. Et même il renverse la situation : “… Ne saviez-vous pas qu’il me faut être à ce qui est de mon Père ?” S’il demeure bien à sa place dans sa généalogie, il a désormais accès à son origine divine. Les parents de Jésus “acceptent de ne pas comprendre, nous dit la psychanalyste, un sujet, un fils c’est quelqu’un qui a dépassé l’emprise de ses parents, qui accomplit son propre désir, qui accède à lui-même.”
Autre traduction dangereuse, celle du verset 48 du chapitre 5 de l’évangile de Matthieu : “Soyez parfaits comme votre père est parfait”. En hébreu, nous dit Marie Balmary, le verbe n’est pas conjugué à l’impératif mais à l’inaccompli, c’est-à-dire au futur. On a fait un ordre de “ce qui était une promesse, une prophétie” : “Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait”. Or, le mot “parfait” peut avoir un effet pervers. Nous sommes des êtres profondément inachevés, nous ne serons jamais “parfaits” ! Et pourtant, il y a souvent cette injonction dans les religions d’être parfait, d’être des purs, totalement fidèles à Dieu en tout. Ce type de traduction a pu engendré une culpabilité mortifère. Il est très difficile de mettre dehors le faux Dieu de la culpabilité, celui qui juge et qui punit, reconnaît Marie Balmary. Dans la Bible, ce qui libère, c’est d’être en relation : avec le Père, avec les autres. 
Au fond, le fil qui relie ces récits évangéliques (re)parcourus et qui court à travers toute la Bible est ce qui permet à l’être humain d’entrer en relation de parole avec d’autres. Ce qui dans ce monde-là commence à nous faire entrevoir le Royaume, est le souci d’autrui, l’amour, la charité, autrement dit l’accès à la fraternité. “Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas” du titre est précisément le lieu de la métamorphose, du passage du “moi-je” au “Nous” de fraternité. Aucune théorie darwinienne ou autre ne peut en rendre compte ni nous y introduire, excepté peut-être la psychanalyse qui, travaillant sur le symbolique, peut en situer les contours…  Seuls le mythe, la parabole ou la fable peuvent nous coordonner au mystère. « De quoi avons-nous besoin d’être sauvés, conclut Marie Balmary, sinon de notre condition de mortels ? La révélation nous sauve du statut d’objets dans le monde. En tant que créatures, nous sommes des êtres connaissables. En tant que “fils”, de l’un et l’autre sexe, nous ne le sommes pas. La filiation – et la fraternité qu’elle rend possible – apparaît comme l’au-delà de la création. »
Ce qu’énonce en poète, Emmanuel Godo : « Lire la Bible comme un texte vivant, c’est sentir se frayer en nous des passages. Vers de l’inconnaissable qui ne nous égare pas mais qui, au contraire, nous remet sur le chemin de l’homme. »

Patrick aime pas malCollaborateur régulier à L’Atelier du roman, Yves Lepesqueur a vécu de nombreuses années dans des pays majoritairement ou partiellement musulmans (Syrie, Liban, Nigeria, Arabie saoudite, Iran, Inde).
Excellent arabisant et connaisseur subtil de l’islam, il a publié un essai sur les relations complexes entre le Proche-Orient et son Proche-Occident, Pourquoi les Libanaises sont séduisantes (L’Harmattan, 2022) dont j’avais rendu compte. Il lui a fallu près de cinquante années de lectures, de rencontres et de réflexion avant d’oser avec L’Islam et l’ordre du monde un essai sur l’essence et les développements de l’islam.
Comment situer l’islam dans le concert des grandes religions, plus particulièrement des monothéismes ?
Comment comprendre qu’il soit si différent de l’autre grand monothéisme universaliste, le christianisme, tout en restant son proche parent ? Comment rendre compte aussi bien des splendeurs de la civilisation islamique (philosophie, mystique, arts…) que de l’indigence affligeante d’une partie de l’islam contemporain ? En effet, les grandeurs de l’islam tout comme les égarements funestes de l’islamisme restent des splendeurs et des égarements en style musulman (parallèlement, si l’Europe doit au christianisme l’essentiel de sa civilisation, les dévoiements de l’Occident contemporain restent marqués d’une inspiration chrétienne en partie vidée de sa substance)
Cet essai tente une interprétation globale du phénomène musulman. Son point de départ est la perception musulmane du cosmos. Pour l’islam, même si l’homme est pécheur, même s’il doit lutter pour son salut éternel, son péché ne saurait altérer en rien l’ordre de la création. De cette confiance absolue dans l’ordre du monde que Dieu a créé et qui reste sous son regard, découleront des formes de piété, de mystique, d’art, d’organisation sociale typiques du monde musulman, et découleront aussi les formes qu’y prend la déspiritualisation contemporaine, dont il n’est pas moins affecté que ne l’est notre Occident. Pour les besoins d’une comparaison pédagogique Yves Lepesqueur mobilise des faits chrétiens pour mieux faire ressortir les faits islamiques.
S’il prédit que l’islam, tel qu’il s’est développé dans l’histoire, n’est pas l’avenir de l’humanité – pas plus selon lui qu’aucune autre religion venue du passé – Yves Lepesqueur croit néanmoins que les héritages des pensées religieuses resteront féconds. Le moment viendra de réaliser que vivre dans ce monde peut être savoir habiter un véritable cosmos. C’est alors, peut-être, que ce qui aura été transmis de ces héritages universels sera précieux.

Patrick aime assezImpossible de quitter cette chronique sans parler d’une autre grande figure spirituelle qui but à la source gréco-judéo-chrétienne mais resta “sur le seuil” c’est-à-dire hors des credos confessionnels : Simone Weil dont paraît un Ainsi parlait Simone Weil, Dits et maximes de vie chez Arfuyen.
Les pensées de Simone Weil sont des fulgurances : phrases courtes, précises, sans adverbe ni adjectif superflu. On les croirait taillées à la serpe. La force de cette écriture tient à la rigueur et à la sobriété propres aux grands moralistes du XVIIe siècle – on ne l’imagine pas absente de la belle collection “Ainsi parlait” dont c’est le 43e volume.
Plutôt que de jouer à la roulette des citations et de blablater à propos de cette “conscience inquiète” dont l’énigmatique profondeur et complexité continue d’éclairer, contre vents et tourmentes, la nuit, je préfère laisser la parole à Roger Judrin* qui publia ce portrait-témoignage flamboyant – à lire en complément de “Le livre absent”, la claire, équilibrée (notamment sur la délicate question de “L’identité juive”) et sobrement admirative présentation de Cécile A. Holdban qui ouvre ce choix de “dits et maximes”.
« SIMONE WEIL fut la vierge folle de la Sagesse. Rarement une grande âme fut si résolument ennemie des corps, et d’abord du sien. Elle n’en connut que la migraine perpétuelle, la raideur maladroite, une maigreur sans grâce et sans poids, le sexe des anges. Chair, charogne, disait le Grec. Chacun de nous naît chez Platon ou chez Aristote.
Je suis du Lycée. J’aime le jardin dans tel arbre et la société dans tel homme. Mon Dieu a le génie du particulier. C’est dans la feuille et dans le poumon que je goûte l’air. J’honore la pensée dans les doigts et l’esprit dans l’œuvre. Saint-Cyran tenait que notre sac de peau était le premier des pauvres à qui nous devions faire la charité.
Simone Weil, au contraire, est la fille exemplaire de l’Académie. Tout ce qui s’accomplit la blesse. Elle a faim de ne pas manger. Elle dépense sa vie à ne pas être. Le Créateur même n’a créé le monde qu’à reculons. C’est le vide qui est le plein, l’absence présence, la privation possession. L’existence souille l’idée. La blancheur de la craie noircit la géométrie.
Voilà l’admirable chimère dont s’est nourrie, de douleur en douleur, la colombe de Kant. Elle n’entra ni dans l’Université, ni dans l’usine, ni dans l’Église. Elle voleta sur des seuils. Elle adora surtout dans l’Évangile la parole du Jardinier à Madeleine : NE ME TOUCHE POINT. »

(Extrait de “Encre sur encre – Littérature buissonnière” in Boussoles, La Table Ronde, 1976)
* son condisciple de la khâgne du lycée Henri-IV où ces deux éminents stylistes suivaient les cours du philosophe Alain en 1925.

Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas – À la recherche du Royaume de Marie Balmary, éditions Albin Michel, 2024 (19,90€)
L’Islam et l’ordre du monde de Yves Lepesqueur, éditions Arcades Ambo, 2024 (28€).
Ainsi parlait Simone Weil, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Cécile A. Holdban, Coll. Les Cahiers d’Arfuyen n° 43, éditions Arfuyen, 2024 (14€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) montage photographique ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Albin Micheléditions Arcades Ambo – éditions Arfuyen.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau