Patrick Corneau

Patrick aime assezL’Arménie, s’étant au IVe siècle officiellement convertie au christianisme, avait nettement et courageusement opté pour la civilisation occidentale, dans la lutte séculaire entre l’Europe et l’Asie, lutte dont elle fut elle-même le plus souvent le théâtre ensanglanté. La Perse, irritée de voir un peuple voisin et assujetti pencher vers Byzance, voulut, au Ve siècle, contraindre les Arméniens à embrasser le mazdéisme, dans le but de les ramener à la civilisation asiatique et, de plus, de les assimiler, de les fondre dans la grande masse iranienne. Le peuple arménien, bien qu’il fût, à cette époque, à la suite de la chute de la dynastie Arsacide, dépossédé de son indépendance politique, se leva tout entier pour résister à cette atteinte portée à son indépendance morale. 
C’est cette tradition de résistance que l’on retrouve dans les chansons du poète et musicien Djivani que publient les éditions de la Coopérative. Djivani, de son vrai nom Sérop Lévonian, né en 1846 à Kartsakh en Géorgie et mort en 1909 à Tbilissi (à l’époque, Tiflis), fut le plus célèbre achough de son époque. Les achoughs sont des trouvères arméniens qui disposent de tout un répertoire de chansons et de musiques traditionnelles, dont l’origine se perd dans la nuit des temps et qu’ils enrichissent de leurs propres compositions. S’inscrivant dans cette culture ancestrale, virtuose du kaman (le violon arménien), compositeur, poète et chanteur, Djivani fut reconnu dès sa jeunesse comme le porte-parole de son peuple, célébrant la beauté et la vitalité de ses coutumes, exprimant surtout ses angoisses face à la persécution ottomane, ses espoirs en un sort meilleur. Loin d’être de simples témoignages du passé, ses chansons sont toujours vivantes, connues de tous les Arméniens, chantées aujourd’hui encore par de nombreux interprètes et considérées comme un trésor national.
C’est l’honneur de cet éditeur, après avoir réédité la poésie du grand Siamanto, figure tragique de la poésie contemporaine arménienne, de poursuivre avec cette anthologie des plus belles chansons de Djivani. Malgré la qualité remarquable des traductions proposées en 1919, au lendemain du génocide arménien, par le poète, traducteur et critique littéraire Archag Tchobanian (1872-1954), ce livre aujourd’hui introuvable n’avait jamais été réimprimé.
Pour rendre vie à ces textes, le présent volume adopte une présentation bilingue qui permet aux lecteurs français de goûter la beauté de l’alphabet arménien. Ce parti pris confère un intérêt supplémentaire à cette nouvelle édition d’un immense artiste, représentant d’une tradition où s’effacent les frontières entre chanson et poésie.

Mon Dieu, donne aux faibles une âme nouvelle, pour qu’ils
se fortifient ;
Que les justes ne succombent point en ces temps chargés
de crimes.
Toi, le seul protecteur des nations déchues et orphelines,
Défends les brebis contre les bandes de loups.
Je te conjure, Seigneur, enlève la force aux cruels ;
Que les sots pleins d’arrogance ne raillent point ton troupeau.
Vivant à l’ombre des troncs desséchés et pourris,
Les plantes ne peuvent devenir des arbres droits et élancés.
Les pécheurs, pauvres ignorants, recevant de toi la force, Seigneur,
Se sont vus remplis de vaillance et de génie.
Sauve de l’abîme, Seigneur, tes fidèles serviteurs ;
Que sur les hommes éclairés ne dominent plus les ténébreux.
Prière (1895)

Patrick aime beaucoup !Antonia Pozzi (1912-1938), suicidée à l’âge de 26 ans, est l’une des voix les plus intenses et originales de la poésie italienne contemporaine. Les Éditions Arfuyen ont entrepris de publier en édition bilingue l’intégralité du Diario de poesia (Journal de poésie), qui constitue l’œuvre unique de cette figure féminine trop peu connue. En 2016 a paru le premier volume intitulé La Vie rêvée. Journal de poésie 1929-1933, qui a remporté un vif succès. Ce second volume, Un fabuleux silence. Journal de poésie 1933-1938, en constitue la dernière partie (traduction de Thierry Gillybœuf, traducteur également de Quasimodo, Svevo ou Sinisgalli). Parmi les publications en français signalons aussi La Route du mourir, traduit et préfacé par Patrick Reumaux (Librairie Élisabeth Brunet, 2009) et Une vie irrémédiable. Poèmes, écrits, édition bilingue établie par Matteo Mario Vecchio, traduction de Camilla Maria Cederma (éditions Laborintus, Lille, 2018). 
Saluée par les plus grands, elle laisse une œuvre considérable dont la publication posthume a révélé la force et l’originalité. Vittorio Sereni a reconnu le premier ses dons exceptionnels. Eugenio Montale admirait chez elle la “pureté du son” et la “limpidité des images”. Et T. S. Eliot lui-même se disait frappé par “sa pureté et sa probité d’esprit”. Un an après sa mort, les éditions Mondadori ont publié sous le titre Parole, un premier ensemble de ses poèmes (1939). L’année suivante a paru sa thèse : Flaubert. La formazione letteraria (1940). En 1948, a paru enfin la totalité du Diario di poesia 1930-1938, préfacé par Montale. Ses lettres (notamment à Sereni) révèlent une personnalité complexe et attachante.
Le Diario di poesia est un journal entièrement fait de poèmes : le miracle est que, grâce à la vivacité du regard et à la limpidité du style, ce journal ne tombe jamais dans le prosaïsme ni la complaisance. 
Pour elle, comme pour Emily Dickinson, la poésie constitue une sorte de journal secret où sa vie entière est reprise et métamorphosée. La montagne (les Dolomites) est comme le symbole de son écriture, elle réconcilie le ciel et la terre, la vie et la mort. Ce que souligne Thierry Gillybœuf dans sa présentation : « La montagne est pour Antonia Pozzi le lieu de la symbiose avec les éléments. Ce qui frappe ainsi, dans sa poésie, c’est l’immédiateté de son écriture. Qui peut passer, pour qui n’y prête pas suffisamment attention et ne prend pas le temps de s’y arrêter, pour une forme de simplicité agréable. Mais ce serait en ignorer injustement la profondeur et la densité. (…) La montagne est comme la ligne directrice de cette écriture. Elle réconcilie les aspirations contrariées d’Antonia Pozzi. Au premier rang desquelles celle d’être une femme, amoureuse et mère, dans un double don qui lui est refusé. La montagne réalise en quelque sorte le syncrétisme de la vie et de la mort, dans leur cycle perpétuel, à travers le symbole respectif du berceau et de l’écho :
Puissé-je me reposer des bonds 
excessifs et puissé-je me taire enfin : 
car j’ai trouvé dans le vide et le silence 
un berceau et un écho
. »
Antonia Pozzi avait fait de la montagne un refuge spirituel où il lui était loisible de s’affranchir d’un monde où l’épanouissement normal de sa vie de femme lui était refusé par les conventions sociales d’un milieu et d’une époque marquée par l’idéologie délétère du fascisme.
Il y a encore beaucoup à connaître de cette œuvre sans effets littéraires, “jeune à jamais” (Montale), portée par un souffle trop puissant et en partie tuée dans la fleur de l’âge, comme celle qui l’a produite.

Patrick aime assezÉcrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin de Gérard Pfister constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit. Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce. 
Les poèmes de Gérard Pfister, répartis dans ce livre, en cinq temps, laissent filtrer des ombres et des clartés, des moments de fraîcheur, avec “ces mots, comme si la vie / n’avait jamais été”. Sur un “fil de dérisoire clarté”, les poèmes suivent un chemin de pauvreté, de dénuement, en quête d’une ”autre clarté”, celle de la fraîche lumière d’une aube ou d’un avril, d’une “lumière sans ombre”, où le vert tendre rayonne “dans le silence dévasté du cœur”. Et comme dans un “rêve de lumière”, les mots et regards s’ouvrent à la présence, au temps d’un “premier jour”, d’un souffle, d’un chant livré à l’ouvert. 
Avec, insistante, l’inquiète intuition de la précarité des choses : « À quoi vous a-t-on fait servir ? Sacrifiées sur l’autel de quelle essence, de quelle finalité ? Normées, standardisées, niées. À quelle folie d’être vous a-t-on asservies, pauvres choses chacune dans sa précarité, sa fragilité, chacune sans projet, sans prix ?
Libres dans l’origine, livrées à l’ouvert
. »
Alors le poète doit par son chant venir à résipiscence : « Nous avons trop voulu, trop imposé. Le monde est dévasté.
Il faudrait que nos mots à nouveau apprennent à chanter. Qu’ils sachent se faire humbles, innocents, limpides. Qu’ils sachent s’effacer, s’ouvrir.
Écouter le toujours unique, le partout singulier. Chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit. Vois : le langage se creuse, s’espace, s’ajoure. C’est un autre matin
. »

Patrick aime assezLa vocation poétique de Serge Núňez Tolin telle qu’elle apparaît dans L’Immobilité et un brin d’herbe n’est pas très éloignée de celle de Gérard Pfister : aller s’informer des choses là où elles sont “dans la vie silencieuse des choses : l’île intérieure”, c’est-à-dire avancer là où, justement, elles avancent et reculent les unes par rapport aux autres. Les “recevoir dans leurs rapports réels”, c’est observer leurs contraintes propres partout où “l’atelier du réel” est présent et actif. 
La vision du monde de Serge Núňez Tolin est une pensée de l’immanence : “il n’y a pas d’ailleurs pur” ; aussi l’effort poétique est-il moins de présenter tout le réel, mais seulement d’explorer toute la réalité de la présence en se mettant à découvert : “Se porter loin de soi. Se porter où suivre ce qu’on n’est pas encore” et “conduire ses mots dans ce qui ne se pense pas”. Vers ces choses qui, ne se disant ni ne se pensant elles-mêmes, n’ont donc pas d’objections à notre visite respectueuse et humble de leur native objectivité. Tout sacrifier au monde pour lui donner d’apparaître en lui-même, c’est à dire à partir de lui-même, sans nos usages et interprétations de lui car « Ce monde n’a ni cause ni fin, où il nous faut comprendre ce qu’il pourrait être sans nous, où il faut saisir la seconde d’immensité qui passe devant nous. »
« L’abandon de la question, son inutilité et l’inutilité de la réponse. 
Ce qu’il y a : on l’habite et l’on s’y tient. 
Suivre l’immobilité du brin d’herbe. »

Ce qui rapproche Gérard Pfister et Serge Núňez Tolin est que l’un et l’autre n’usent pas de “paroles plus grandes que les choses” comme disait Retz. Il faut beaucoup de travail et de métier pour que le chant poétique paraisse couler de source.

Patrick aime assezSignalons la neuvième livraison de la revue Des Pays Habitables animée par Joël Cornuault qui se place sous le signe des SECRETS TRÉSORS – d’hier, d’aujourd’hui, de demain.
Quatre lettres inconnues d’André Breton (dont on fête le centenaire du surréalisme – avril 1924), ouvrent ce bal. Elles sont adressées à Roger Caillois durant la Seconde Guerre mondiale, tandis que les deux hommes sont en exil.
Lettres suivies par un essai de Roger Caillois tombé dans l’oubli et qui donne son titre à l’ensemble de ce numéro de printemps : LES SECRETS TRÉSORS. Et toujours de précieuses et inspirées contributions pour éclairer les trois mots de son projet « Naïveté – Utopie – Exubérance » [N.U.E.]. À lire aussi l’entretien avec Joël Cornuault sur le site de Mathieu Antoine Jung.

Dernière voix mais non des moindres, Jacques Robinet qui, avec l’arrivée du printemps, nous offre deux recueils de poésie.
Pour présenter L’herbe entre les pierres – Quatrains, je ne saurais mieux faire que de citer les mots impeccables de François Mocaër, l’éditeur. Sur l’aspect formel tout d’abord et le choix du quatrain : « Si notre vie valide une forme de poésie, il nous donne d’en ressentir l’essentiel en peu de mots. Chaque quatrain semble entrebâiller une porte pour nous laisser le privilège de l’ouvrir davantage. On y reconnait l’esprit du haïku qui se mêle à celui de l’aphorisme. Ce serait presque un genre inventé à son insu. » 
Quant à l’effet opéré par cette manière, le voici : « Rien n’est fermé dans ces brefs poèmes qui ne cessent d’explorer ce qui, en fait, est déjà en nous, sans que nous le sachions vraiment. Voilà pourquoi la magie opère à la lecture de ces vers qui nous reconnaissent. Nous parvenons ici à une forme de compréhension muette qui ne peut s’exprimer par les mots et qui pourrait bien s’apparenter à ce qui ne nous appartient plus. Ces quatrains nous font ressentir ce qui échappe au langage rationnel. » 
C’est dire que l’on retrouve la vocation qui traverse l’œuvre de Jacques Robinet, tant en poésie qu’en en prose : se dire pour nous dire, trouver en soi le point de bascule où le lecteur sera renvoyé à ses émotions “comme à un chemin inconnu, sous forme d’apprentissage… de (lui)-même”. Avec une exigence dans l’écriture comparable à celle que Baudelaire attribuait à Théophile Gautier : “Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard.” (L’Artiste, 13 mars 1859).

Se livrer au très peu
Raisons d’herbe et de brise 
sans autre message 
que d’accueil et partage

Ne rien écrire qui 
n’hésite à poursuivre 
inquiet de la flamme 
qui l’attire et l’aveugle

Le vent souffle où il veut est plus divers formellement parlant, ce qui n’obère pas la force de ces confidences qu’il faut bien qualifier de dernières quand le moment (est) venu de monter sur la barque et qu’on tient dans la main son tribut de douleurs pour payer le péage. 
Deux parties rythmées par les belles encres de Chine de Renaud Allirand, artiste, ange veilleur et dédicataire. 
Là encore, l’unité et la cohérence de l’œuvre entier – de Un si grand silence (2018) à L’attente (2023) – trouvent ici, plus qu’un acmé, un point d’orgue qui laisse résonner une tonalité testamentaire. Celle-ci, cela va sans dire, enjoint de taire tout commentaire (et plus encore quelque classement critique). Pourtant, pourtant… refermant ces pages pour les ouvrir à la joie sereine qui nimbe ces derniers chants, fortifiant en nous la confiance et l’espérance, je ne peux qu’exprimer ma profonde gratitude d’avoir été par cette œuvre si fraternellement conduit en “ce lieu que nous ne connaissons pas” comme dit Marie Balmary, porte majuscule où, en nous, le Royaume fait signe pour accueillir les enfants perdus que nous sommes. Ces puissants brise-lames que sont le dogme, le doute et les misères du corps ne sont plus en vous, cher Jacques Robinet, ils sont derrière vous ! Vous voici dans l’ombre blanche, pacifié et sans regrets. Au fil de ces poésies se dessine une certitude : le chercheur inquiet qui sut de nos vies éclairer les secrets que nous ne voyons pas, éveiller quelques-uns à la beauté, à la noblesse du monde n’a plus rien à craindre ni du salut, ni de la Grâce.

Saurais-je m’endormir en toi
Ô nuit du grand silence ?

M’endormir sans crainte
hors du bercail déserté

M’endormir accablé
de ces années recluses
où je me suis trop protégé
des colères de ce monde

Glisser de rêve en rêve
vers tes portes sans ombres
où nul ne frappe en vain

Chansons d’arménie de Djivani, édition bilingue français-arménien, traduction d’Archag Tchobanian, éditions de la Coopérative, 2024 (14€).
Un fabuleux silence – Journal de poésie 1933-1938 d’Antonia Pizzi, traduit de l’italien et présenté par Thierry Gillybœuf, Collection Neige, Éditions Arfuyen, 2024 (22€).
Autre Matin suivi de Le monde du singulier de Gérard Pfister, avec en couverture une photographie de Marie Alloy, éditions Le Silence qui roule, 2024 (15€).
L’Immobilité et un brin d’herbe de Serge Núňez Tolin, éditions Le Cadran Ligné, 2024 (14€)
Des Pays Habitables n°9
– Printemps 2024 (14€) en librairie (ou abonnement par correspondance à
librairielabrechevichy@gmail.com ou achat au numéro sur le site www.pierre-mainard-editions.com). LRSP (livres reçus en service de presse).
L’herbe entre les pierres – Quatrains et Le vent souffle où il veut – Poésie de Jacques Robinet, éditions Unicité, 2024 (16€).


APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Jean-Loup Fossette/Flickr – dans le billet : éditions de la Coopérativeéditions Arfuyenéditions Le Silence qui rouleéditions Le Cadran Ligné éditions Pierre Mainardéditions Unicité.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau