Patrick Corneau

Patrick aime assezAborder la vieillesse, c’est entrer dans l’âge de la “définitivité”, de l’obsolescence. Y a-t-il une littérature pour cela ? Oui, avec de beaux exemples (Chateaubriand, Hermann Hesse, Henry de Montherlant, Simone de Beauvoir, Romain Gary, Philip Roth, Michel Chaillou, Régis Debray, etc.) plutôt sous les espèces du témoignage, de l’ultime confession. À 87 ans, le Prix Nobel Mario Vargas Llosa signe un roman provocateur sur les vicissitudes du grand âge. Le grand écrivain d’origine péruvienne “pléiadisé” de son vivant, membre de l’Académie française depuis 2021, loin de cesser d’écrire, ajoute une corde à son arc avec un court récit, Les Vents, censé se passer dans un avenir proche. Les vents se ne sont pas ceux qui balaient le littoral de la photographie illustrant la jaquette de couverture, ce sont, plus prosaïquement, les flatulences du protagoniste qui ne maîtrise décidément plus rien et subit les caprices malodorants de ses intestins en débâcle. Ce désagrément sera d’ailleurs accompagné au fil des pages par d’autres débordements intestinaux nettement plus humiliants…
Pour décrire le naufrage qu’est la vieillesse, Vargas Llosa met en scène ou plutôt fait déambuler dans les rues de Madrid un vieil homme qui, s’apprêtant à rentrer chez lui après avoir assisté à la fermeture définitive du dernier cinéma de la capitale, se trouve soudain paralysé, en proie à un trou noir. Il ne retrouve pas son chemin : les plaques des rues ne lui disent rien. Ni la confi­guration de la ville qu’il connaît en principe sur le bout des doigts. Tout lui ­semble vaguement familier et, en même temps, parfaitement irreconnaissable. Rentrer chez soi, mais à quelle adresse ? Panique ! « (…) je ne ­reconnaissais rien. Et à qui ­m’adresser ? Qu’est-ce que je pouvais demander ? Je n’avais pas mes papiers sur moi. Confus comme je l’étais, on appellerait la police ­probablement et elle me conduirait au poste. Le temps de vérifier mon identité et mon domicile, ils me flanqueraient en cellule. Je n’étais pas certain d’en sortir vivant. » D’où les vents… 
Au cours de sa tribulation, cet atrabilaire s’il a perdu le sens de l’orientation n’a pas perdu toute sa tête, loin de là. Sous forme de réflexions amères motivées par ce qu’il voit dans la rue et de flashbacks sur sa vie passée (des déboires conjugaux avec son ex-femme après qu’il l’eut lâchée pour une autre « qui n’en valait pas la peine » et dont il a oublié le nom – allusion non déguisée à une certaine célébrité people – Patricia Peysler – avec qui Vargas Llosa fut en couple quelque temps), nous est livré le bilan d’une société en pleine déliquescence. Est venu le temps des cinémas qui meurent, des librairies qui vivotent, des jeunes qui font le choix de la vie ultra diététique assortie de chasteté ou encore de l’inutilité des écrivains à l’heure de ChatGPT (« Je voudrais une histoire qui se passe au XIXe siècle avec duels, amours tragiques, sexe à gogo, un nain, une petite chienne cavalier king charles et un curé pédéraste »). Ce tableau civilisationnel ou plutôt “décivilisationnel” est brossé avec une ironie et un humour constants. Alimenté par la remémoration des conversations que le narrateur a avec son ami Osorio lors de leur “cafecito” rituel sur une petite place madrilène. Ces deux “conservateurs invétérés” forment un couple chamailleur quasi beckettien (du genre de Vladimir et Estragon). Sauf qu’eux n’attendent rien ni personne, ils  s’appellent tous les matins « pour savoir si l’un d’[eux] dans son sommeil a pris congé de ce monde » (auquel cas l’autre devra prévenir les autorités afin de le faire incinérer « et qu’[il] disparaisse »). Mais les deux sont « toujours debout » attendant seulement le coup de faux qui les enverra définitivement ad patres 
Les “aînés” ou les “âgés” comme on dit en langue de bois sont rarement les héros de la littérature contemporaine. Il fallait le culot et le talent d’un Vargas Llosa (avec la complicité de l’excellent traducteur Albert Bensoussan) pour mettre en scène non seulement ces deux vieillards râleurs mais quelques propos acerbes sur l’air du temps (la décadence des grandes églises, les reniements de la gauche, la montée de l’insignifiance par transformation de la culture en divertissement, l’hypnose des écrans, etc.). Cette lucidité réconfortante rend d’autant plus surprenant le soutien déclaré de l’auteur au populiste d’extrême droite Jaïr Bolsonaro lors des dernières élections présidentielles au Brésil. Comme quoi, un talent littéraire fait de légèreté et de désinvolture ne met pas à l’abri des mauvais “vents” de la politique…

Patrick aime beaucoup !Entrer dans l’âge de la “définitivité”, c’est aussi entrer dans le temps de l’attente, celle qui précède les échéances par lesquelles toute destinée humaine s’achève. L’Attente (notes de l’année 2020) est le titre qu’a donné Jacques Robinet à la dernière livraison d’une suite commencée avec La Monnaie des jours (2019) et Notes de l’heure offerte (2022) aux éditions de la Coopérative. Il s’agit de l’exploration tout à fait inédite – à mon sens unique – d’une forme originale où l’intimité de l’écriture d’un journal s’unit à un travail stylistique entre prose et poésie qui fait de ces pages, plus qu’une banale autobiographie, un exercice d’approfondissement spirituel des attendus (et des attentes) que recèle toute existence. Il m’est difficile de parler d’un tel livre d’une manière objective, c’est-à-dire détachée – voire critique. Nous sommes ici dans une toute autre configuration que la pochade littéraire telle que donnée par Mario Vargas Llosa. L’attente est un grand livre qui transcende les étiquettes et catégorisations de genres habituelles – elles dispensent souvent de l’effort d’avoir à extraire la substantifique et parfois dérangeante altérité de ce que nous lisons. Parce qu’il s’y joue des choses de grande valeur tramées sur une forme d’intranquillité, de déréliction, d’incertitude existentielle, L’Attente est de ces livres que j’appelle “impardonnables”. Je veux dire au sens où Cristina Campo employait ce mot : sont “impardonnables” les écrivains qui ont souffert pour franchir des limites – limites en deçà desquels nous, lecteurs, nous nous cantonnons par indifférence, confort, paresse ou incapacité à affronter l’Inexprimable. Inacceptables sont ceux qui, forts de la révélation en eux de la parole cachée, de la rencontre avec la grande solitude intérieure, nous pressent de les suivre sur le chemin d’une ascèse créatrice, d’une metanoïa. 
L’Attente se démarque des volumes précédents en ce qu’il est la chronique de l’année de tous les dangers : l’annus horribilis 2020 où l’épidémie a enfermé la France pendant des semaines, voire des mois, dans un étrange repli hanté d’angoisse et d’incertitude. Jacques Robinet vit pleinement le trouble de cette période, d’autant qu’il prend la difficile décision d’arrêter son activité de psychanalyste avec toute les conséquences que cela implique pour ses patients et pour lui-même (cinquante années de pratique). Moment de ruptures douloureuses, de basculement dans une vie seconde qui voit l’écrivain abandonner son appartement parisien pour s’installer sans doute définitivement dans sa maison du Loiret. Changement de vie, mais qui ne change rien aux constantes de la vie et les rend même à leur terrible poids d’anxiété : la vieillesse avec ses cruciaux (et crucifiants) bilans, les prodromes de la maladie, la crainte de la déchéance physique à l’approche de la mort, ce qui reste d’une vie et les legs à transmettre… Temps compté donc, d’autant plus précieux qu’il peut, qu’il doit être consacré à la quête si ce n’est du bonheur au moins d’un état de sérénité viable. Une stase de calme intérieur que Jacques Robinet trouve aussi bien dans la tendresse d’un quotidien partagé avec son compagnon que dans la plénitude d’une foi paradoxalement nourrie, intensifiée, consolidée d’interrogations, de doutes, et pourtant ouverte à l’émerveillement sans cesse renouvelé de la beauté du monde. Et Dieu sait (!) si Jacques Robinet trouve les mots du poète pour célébrer de vivifiantes retrouvailles avec les arbres, les oiseaux, les fleurs ! Les nuages aussi, leurs jeux d’ombre et de lumière sur la terre gâtinaise, images de l’éphémère, de l’instabilité de toutes choses…
Dire les choses comme cela est bien évidemment survoler et manquer les innombrables pépites que la lecture de ce livre offre. Je l’ai lu lentement, très lentement – la délicieuse lenteur que vous impose le Sens dans les infinies résonances qu’il suscite en vous. Et j’ai souvent interrompu ma lecture, levant la tête, stupéfié par la syntonie avec telle réflexion ou la brèche ouverte par telle lumineuse et révélante remarque. Sans vouloir forcer le trait en psychologisant ma lecture, il m’a semblé assister au long de cette odyssée calendaire de l’année 2020 à un accouchement, à une naissance. La naissance d’un individu (l’auteur) à soi-même par soi-même, un auto-engendrement par le travail de l’écriture qui, entamé en 2012 trouverait hic et nunc sa pleine réalisation – car nous sommes tout autant les enfants de nos livres qu’ils sont nos enfants ; si l’on n’est pas né ou mal né en raison d’un “trouble originaire”, on n’a d’autre choix que de se mettre au monde soi-même à travers les mots : ceux-ci nous aident à grandir, à nous rassembler, nous rejoindre, à trouver (et accepter) notre juste place existentielle. Combat incessant contre les vieux démons qui rodent dans les couloirs de l’inconscient ; parcours douloureux et dialectiquement périlleux entre enracinement par l’amour (comme don, oblation, espérance) et désappartenance* aux clans et tribus (famille, profession, nation, parti politique, doctrine religieuse, idéologie…).
La rentrée littéraire nous abreuve de la longue plainte de tous les plumitifs qui, en demande de résilience, jouissent de se voir si beaux dans leurs costumes de victimes (“mon cancer”, “mon viol”, “mon divorce”, “mon licenciement”…). Rien de tel avec Jacques Robinet qui, sans faire l’impasse sur le chagrin des origines, est trop averti dans son cabinet d’analyste des mille tours et détours du moi narcissique : 
« Je ne veux pas écrire pour me lamenter et donner libre cours à la voix chagrine qui soupèse, compare, envie un reflet de soleil sur le visage d’autrui, ignore ou désavoue “la source montagnarde” qui cherche son passage en moi. Je voudrais que les lignes courbes, ici, se redressent, et que jamais la mort ne devance la vie qui me fait battre le cœur. Certes, je n’écris pas pour me mentir à moi-même, ni pour nier ce qui m’emprisonne, me rapetisse et me souille. Il ne s’agit pas de donner de moi une image héroïque, sereine, dépourvue d’angoisse et de doutes. Non pas, mais je souhaiterais que transparaisse ici mon fol attachement à la vie, mon émerveillement devant ses gestes de prodigalité, ma conviction jamais assez affirmée que l’amour est plus fort que la mort. C’est de cet amour que j’essaie de relever les traces dans un monde qui semble vouloir s’en détourner. Condamner et se détourner de la laideur environnante ne sert à rien. Il faut sauver la beauté cachée, la tendresse partout présente, mais dont on parle si peu. Je voudrais mourir émerveillé et sans rancœur pour l’indignité vécue, en moi et autour de moi. Ne retenir à la fin que les rencontres qui ouvrent, oublier ce qui enferme et meurtrit.
On pense n’avoir rien à dire, et c’est le plus souvent vrai. Mais il suffit d’ouvrir le livre d’un poète aimé pour que ce vide se mette à chanter. Qu’importe ta voix propre si elle sait s’effacer devant toutes celles qui ont ouvert ce chemin où tu avances avec joie et reconnaissance. Il y a des jours où on s’enchante d’être “la petite coquille” qui porte à l’Océan la voix multiple qui honore et régénère le monde. Peu importent les noms des bâtisseurs de cathédrale. Il y a toutes ces pierres transportées, assemblées qui montent vers le ciel ! »

Ce qui n’est pas dit ici et que seul peut souffler le lecteur concerne le défi relevé sur le plan littéraire, à savoir le délicat équilibre réalisé entre prose et poésie, entre sincérité et lisibilité, entre transparence et voilement, entre ressassement et approfondissement – entre la suie de l’ennui et les éclaircies mystérieuses de la parole cachée…
Plutôt que de nous éblouir avec quelque savant exergue, Jacques Robinet a discrètement apposé en regard de la dernière page de son texte ces deux vers de Marie Noël :
Je le dis, mais si loin, si bas
Que mon âme ne m’entend pas.

On ne peut concevoir plus bel envoi, ni plus beau point d’orgue.
Refermant L’Attente m’est venu à l’esprit ce qu’écrivait Jean Grenier dans une lettre à Georges Perros : « On n’écrit jamais qu’à deux doigts de se taire. »
EXTRAIT (site de l’éditeur).

* Sur ce processus fondamental cf. Désappartenir. Psychologie de la création littéraire de Sophie Képès qui vient de paraître aux Éditions Maurice Nadeau. Entre enquête littéraire et autobiographie ce brillant essai inspiré par la pensée du clinicien Boris Cyrulnik et étayé sur la lecture de nombreux auteurs (Kafka, Pierre Michon, Doris Lessing, Virginia Woolf, Joyce Carol Oates, Tolstoï, Tchekhov, Danilo Kis, Dostoïevski), s’inscrit dans la lignée des travaux de l’écrivaine et essayiste Marthe Robert dont le célèbre Roman des origines et origines du roman (Grasset, 1972 – Prix de l’essai 1973) éclaire le genre romanesque à la lumière de la psychanalyse.

Les vents (Los vientos) de Mario Vargas Llosa, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, L’Herne, 2023 (14,00€).
L’attente (notes de l’année 2020) de Jacques Robinet, illustration de jaquette de Renaud Allirand, éditions de La Coopérative, 2023 (22,00€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographies de Mario Vargas Llosa AFP/Archives – ©Orlando Estrada et Jacques Robinet ©Éditions L’Ail des ours – dans le billet : éditions de L’Herneéditions de La Coopérative.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau