Il y a fort longtemps, un ami qui s’y connaissait en rivalités mimétiques – au point de s’y être imprudemment laissé enfermer – m’avait prévenu : « Apprendre qu’un ami, collègue vient de publier un livre, c’est une mauvaise nouvelle. »
Ce qu’il confirma plus tard : à l’envoi d’un de mes livres, apprenant que le tirage était presque épuisé, il eut l’élégance de m’assurer que c’était le genre d’ouvrage « qu’il n’aurait jamais lu s’il n’avait connu l’auteur. »
Comme quoi être un adulateur de René Girard ne préserve pas de la violence, qu’elle relève du mimétisme concurrentiel ou de la vulgaire muflerie…
Il est avéré que dans le monde des intellectuels et des scoliastes, la connaissance va de pair avec la cruauté et les trahisons qui en sécrètent l’inévitable profondeur ténébreuse.
Par la lettre* qui suit, le philosophe, poète, essayiste et auteur-compositeur Manlio Sgalembro (1924-2014) vient nous le confirmer – de manière indirecte et ironique sans doute mais pas moins irréfutable :
« Monsieur,
La méfiance envers les grandes œuvres me prive de l’abandon nécessaire pour accorder la moindre considération à la vôtre. Je ne puis vous garantir qu’une bonne lecture – une lecture d’ennemi. C’est-à-dire de quelqu’un qui a jeté toute sa pensée dans son propre effort et ne peut se retirer. Comprenez-moi bien. Je ne puis voir que ce que je vois. Je ne perçois, des pensées des autres, que la vanité et la morgue. Je conviens avec vous de la gravité de mon état. Je ne suis plus apte à comprendre. Je ne vois de clarté que dans ma propre pensée et je n’ai pas honte de vous dire que je m’y connais en savoir. Toutes les vertus philosophiques – doute, prudence, esprit critique – m’ont abandonné, et d’autres folies se sont emparées de moi. C’est pourquoi je ne puis vous lire qu’en ennemi.
Craignez-moi. »
On voit par là qu’être loyal dans la connaissance c’est-à-dire lui associer une part de bienveillance, en faire un geste délibéré de bonté est difficile – impossible même dans certains milieux institutionnels.
Dans toute connaissance se niche quelque chose de malsain, de pervers, de sacrificiel. On a pu le constater au siècle des Lumières, où cette dimension était toutefois cachée. Dans la destruction des croyances, des anciennes certitudes ou des superstitions, le philosophe manifestait son caractère sadique mêlé à une certaine bonhomie. Il assénait des coups de massue tout en disant : « C’est pour ton bien que je le fais, aie confiance ». Et il y croyait.
Aujourd’hui, le connaisseur loyal est un déconstructeur cynique : il connaît parfaitement son affaire et ne cache plus sa Schadenfreude. « C’est pour ton malheur que je le fais, dit-il. Je ne puis dire que c’est pour ton bien que je détruis la maison où tu habites. » En vérité, le philosophe des Lumières éclairait les autres mais restait inconnu à lui-même – conformément à ce qu’écrit Paul Valéry : « L’homme sait en général ce qu’il fait, mais pas ce que fait ce qu’il fait. »
Le connaisseur d’aujourd’hui fait toute la lumière sur lui-même. Sa loyauté est dans une transparence totale, absolue, impitoyable. Quoi que vous pensiez, il sait mieux que vous pourquoi vous le pensez et il est persuadé savoir ce que fait ce qu’il fait, car sa lucidité** est sans reste.
Mais sait-il qu’il scie la branche sur laquelle il est assis ?
À supposer qu’il le sache ou le pressente, dans le relativisme général il s’en indiffère. Comme toute la classe intellectuelle d’ailleurs, trop occupée à s’entre-dévorer dans les remugles de l’envie et du ressentiment.
C’est en vain que l’on cherche une subjectivité non ulcérée, non fermée à toute contemplation, capable d’atteindre à une affirmation souveraine. Pas avec de grands discours, oh non, avec de simples choses : celles que nous avons oubliées dans “les années profondes” ou qui ont été occultées par les esprits vengeurs et dépréciateurs. Lesquelles ? Ces attachements intempestifs aux splendeurs du cosmos qui “rompent” pour mieux s’approcher de l’éloge ingénu, ces moments privilégiés d’harmonie puissamment réfractaires au temps métronomique des portables. Et toujours, l’émerveillement muet devant la pure événementialité tragique qui laisse stupéfait ou hébété.
L’alliance immémoriale entre le vrai, le beau et le bien a été si évidemment détruite, collectivement et délibérément, que seules les âmes légères, discrètement solitaires, fantasques et désinvoltes – autrement dit pleines de sprezzatura – pourront retrouver le goût et la saveur des êtres et des choses.
* Manlio Sgalembro, “Le genre chef-d’œuvre”, extrait de De la pensée brève, traduit de l’italien par Carole Walter, éditions Circé (épuisé), 1995.
** Comme l’écrit Pascal Quignard, ce n’est pas la lucidité qui est euphorique : « Il est plus vraisemblable que la démystification puise sa joie dans la curiosité sadique, prédatrice, affamée, effractrice, mortelle, qui la précède. » Les Heures heureuses (Dernier Royaume, tome XII), Albin Michel, 2023.
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : photographie de Manlio Sgalembro ©Sicilia e Donna.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Je n’avais vu les choses sous l’angle de M. Sgalembro.
Vous m’ouvrez tout un univers de jalousie, d’aigreur, de ressentiment, d’humiliation.
Je me sens mieux.
Mais je suis sûr que cet “univers” vous l’aviez perçu “atmosphériquement” si je puis dire…