Patrick Corneau

Dans un ouvrage* très documenté, Sophie Képès a récemment abordé la psychologie de la création littéraire, ses tenants d’origine traumatique et aboutissants scripturaux, multiples et complexes comme on l’imagine. Cette vaste enquête qui s’inscrit dans la filiation de Marthe Robert (revisitée avec l’omniprésent et incontournable Boris Cyrulnik) recèle un point aveugle : la délicate question, toute pragmatique, de la réception publique de l’écrit, de sa visibilité, donc de l’édition-diffusion et des rapports “difficultueux” avec la critique et les médias. C’est une question de fond, cardinale pour l’auteur, pas seulement psychologique, presque existentielle car elle conditionne (ou devrait le faire), en amont, l’acte même d’écrire – ou pas.

Regardons les choses en face. Vous avez écrit un livre. Certes c’est une mauvaise nouvelle pour votre entourage**, mais vous n’en avez que faire. Il est probable d’ailleurs que la plupart, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demanderont chez quel éditeur. Bien. Vous êtes alors compté dans les 55 000 écrivains dénombrés par le ministère de la Culture. Ce chiffre a immédiatement de quoi doucher votre amour-propre… Êtes-vous dans le Dictionnaire amoureux des écrivains français d’aujourd’hui de Frédéric Beigbeder ? Probablement, non : 281 admis ! Deuxième douche froide : vous faites partie des recalés, soit 99,49 % de la masse écrivassière.

Faut-il envier les 0,51 % d’élus ?
Évidemment non ! Là votre moral remonte de vos chaussettes. Pourquoi ?
Envisageons les différents cas de figures.
Avoir un large public, c’est que votre littérature est corrompue, que votre âme n’est plus en sûreté dans les sphères éthérées de l’Art, mais se roule chaque jour dans le cloaque de la célébrité. 
Si votre prose n’a pas atteint le fatidique “succès d’estime”, c’est que vous êtes un négligeable raté. 
Si elle a un public constant mais de taille moyenne, vous êtes un efforcé, un Sisyphe de la page, un petit rentier d’un médiocre talent.

Parlons un peu de votre style. S’il est sec et minimal, c’est de l’amadou, vous êtes un dévergondé de l’abstraction, un vilain idéologue, un plumitif alambiqué. Vous faites des phrases longues et rêveuses, alors vous n’êtes qu’un “phraseur”, le glaneur pathétique des restes des grands auteurs que vous recyclez mécaniquement en les singeant. Vous développez un style propre, d’une belle originalité ? C’est qu’il est outré de son importance, peut-être est-il l’habit d’un méchant élististe : pour QUI vous prenez-vous ?

Abordons l’univers de vos romans. Intimiste, vous manquez de grandeur, votre œuvre est d’un nombrilisme obscène. Vaste ? C’est une fresque froide manquant de chaleur humaine. Entre les deux : l’auteur ne sait pas choisir, faute d’un talent mûri.

Et d’abord qui êtes-vous ? Parisien, vous serez taxé de snobisme ; provincial, trop crotté ; vivant entre Paris et la province, vous avez sûrement quelque chose à cacher…
Vous êtes riche, donc corrompu et sans mérite ; pauvre, ridicule et vrai looser ; ni riche ni pauvre, un détestable petit-bourgeois. Croyant ? en plein rêve ; athée ? en plein spleen ; agnostique ? en plein brouillard…

Bref, il vous suffit de déclarer que vous avez écrit un livre pour entrer dans un monde où chaque ligne est une faute potentielle, où chacune de vos qualités a son envers caché, et chaque défaut son coup de griffe par la critique. Tout auteur accepte de vivre, livré à la solitude, au doute et à l’amertume, un chemin qui commence en fanfare derrière la petite table des dédicaces dans les salons, foires, marchés du livre (ou de la poésie) et se termine piteusement entre le “Relevé des ventes du dernier exercice” reçu de l’éditeur et la pénible déclaration à la caisse du régime des artistes-auteurs.

Conclusion : sagesse d’une attachée de presse qui, lors d’un déjeuner de travail, m’avait déclaré très benoîtement : “Si l’on écrit, pourquoi vouloir être absolument publié ?”***
Ben oui… Dont acte. Rangeons les textes impubliés-impubliables dans l’armoire, laissons-les attendre leur heure et n’en parlons plus****…

* Désappartenir. Psychologie de la création littéraire de Sophie Képès, Éditions Maurice Nadeau, 2023.
** Voir mon billet précédent “Craignez-moi !
*** Cette jeune personne formée par Bernard de Fallois était particulièrement avisée puisqu’elle a, depuis, créé sa propre maison d’édition avec une ligne éditoriale très solide : “surtout pas de littérature !” – CQFD.
**** Que l’on me permette une remarque personnelle. J’ai publié en quinze ans une dizaine d’ouvrages qui, cumulés, ont eu au bas mot 500 lecteurs et m’ont rapporté à peine 500€… Depuis la création en 2006 du Lorgnon mélancolique, les quelques 2400 billets et chroniques publiés ont eu des milliers de lecteurs dont un nombre non négligeable de fidèles. Sur le rapport qualité/prix ou plutôt euphorie/déconvenue, y’a pas photo ! Cela dit sans colère, sans amertume, ni regrets – sentiments étrangers à la mélancolie. Seul compte pour surmonter celle-ci, le lirécrire comme posture admirative, comme discipline, comme acte orienté dans et pour la vie.

Et bien sûr, une pensée émue pour l’“écrivant” qui, après avoir ciselé une longue plainte dans des ateliers d’écriture et autres “Online Creative Writing Classes”, arpentera le cœur battant et la tête pleine de sémillantes attachées de presse (à défaut d’être publié par Vincent Bolloré) le salon d’automne de l’autre Livre les 10, 11 et 12 novembre à la Halle des Blancs Manteaux – Paris, 4e.

« On n’est jamais tenu de faire un livre. » Henri Bergson, dernière phrase de La Pensée et le Mouvant (1922).

Illustrations : (en médaillon) – dans le billet : Ernest Biéler, “Portrait d’Edouard Rod” (1909) / Éditions Maurice Nadeau, Éditions Plon.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    Je m’étonne que vous compariez votre activité de blogueur et celle consistant à publier des livres. Le contenu est différent. Dans un blog vous publiez des chroniques, des recensions de lectures, des billets d’humeur collant parfois à l’actualité. Un livre c’est plutôt des essais ou des fictions nécessitant plusieurs heures de lecture.
    Votre article m’a intéressé, me renvoyant à ma propre condition. J’écris dans mes petits cahiers bien rangés dans mon tiroir. Quand après ma mort mes héritiers les découvriront et les publieront ce sera un vrai coup de tonnerre éditorial. Ainsi il existait ici au début du XXI siècle un homme discret que l’on ne pouvait soupçonner d’écrire en secret une œuvre majeure. Je serai le Fernando Pessoa français. Ça a une autre gueule que de courir les foires aux livres et les dédicaces dans d’obscures librairies.

    1. Patrick Corneau says:

      Vous avez en partie raison concernant la différence de contenu entre blog et livre. Je me plaçais, dans la comparaison, du seul point de vue de l’audience dont les scores sont sans commune mesure. J’ai publié deux livres de spicilèges dont la partie essentielle est constituée de “retombées” du blog, réécrites souvent (mais pas systématiquement) d’où le rapprochement puisque la matière première provient du blog où j’expose mes notes, notules et autres notulettes… La rencontre avec un possible lectorat est moins hasardeuse via un blog – lequel, il est vrai, suppose quelques compétences techniques. C’est le médium que j’ai désormais choisi de privilégier.
      Oui, être le “Fernando Pessoa français” est un sort enviable et vos héritiers vont avoir de belles surprises ! Mais vous venez en quelque sorte de “vendre la mèche”… N’oubliez pas que votre célébrité future (et posthume) devra inévitablement passer par l’édition : on retombe donc sur le même os… ☹️ Mais y aura-t-il encore des éditeurs ? 😉

  2. « Le lire-écrire comme posture admirative, comme discipline, comme acte orienté dans et pour la vie. » dites-vous. J’aime beaucoup. Un ami aujourd’hui décédé a consacré sa vie à l’écriture. Originaire des faubourgs pauvres de Berlin dans les années 30, il disparaîtra à 80 ans, armé d’une solide culture classique, d’un diplôme d’enseignant et d’un doctorat en linguistique. Je ne l’ai jamais connu autrement que lisant et écrivant (des nouvelles, des pièces de théâtre, essentiellement). Il s’est rapidement fâché avec les quelques éditeurs que son proche entourage le pressait de contacter (Il est vrai qu’il n’était pas d’un caractère commode) et s’est aussi vite éloigné des rencontres avec d’autres écrivains (des séances de lecture organisées par de bonnes librairies berlinoises).
    Je préfère ici ne pas rapporter les termes dont il affublait les écrivants qui se la jouaient « grands écrivains ». Je pense qu’il aurait sans doute juste souhaité qu’on convoque en ces lieux moins d’ego et plus de littérature. (Mais comme je l’ai déjà dit, il n’était pas d’un caractère commode).
    J’ai toujours admiré cet homme qui m’a beaucoup appris et que j’ai rencontré bien jeune. J’ai vu son opiniâtreté, sa force de travail, son exigence, me souviens encore aujourd’hui de tous ses conseils de lecture qui pour nombre d’entre eux me furent bénéfiques. Alors publié ou pas, célèbre ou pas, est-ce si important ? Il m’avait dit un jour qu’il se contentait d’avoir un petit cercle de lecteurs attentifs, que c’était là une bonne chose et chose suffisante.
    Je me souviens bien sûr aussi de son égocentrisme, de ces choix de vie radicaux qui ont rendu la vie de ses proches bien difficile, de son incapacité aux compromis qui n’ont pas facilité, c’est le moins que l’on puisse dire, les rares occasions de publication.
    Mais aujourd’hui, presque 50 ans plus tard, lorsque je relis les copies de manuscrits qu’il m’avait donnés pour lecture, lorsque je repense à tout cela et que je le revois, les dernières années de sa vie, entouré de tous ses livres lus, le cerveau vidé par la maladie, je continue de trouver sa vie admirable et belle et arrive à repousser les tentations parfois de trouver cela tout à fait pitoyable.
    Sa compagne m’a dit un jour que la vie avec lui était certes loin d’être simple et qu’elle regrettait qu’il n’ait pas été plus connu, mais elle ajouta qu’elle ne s’était jamais ennuyée dans son couple. Quand à moi, je vis toujours avec en moi une partie de lui qui m’empêche d’être trop veule. Ce double leg ne suffit-il pas ? Tout le monde peut-il en espérer autant ?

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Patrick Corneau