Le rôle de la littérature est de sauver de l’invisibilité, de l’insignifiance de minces éléments factuels que la scène extérieure avale ou anonymise. La force de l’écriture est de convoquer sur la scène intérieure, en s’efforçant de les combler, ces innombrables lacunes, blancs, manques, failles. La littérature est là où le silence l’appelle.
Tel est le sens de l’œuvre patiente, discrète, cohérente et obstinée de Marcel Cohen. Orphelin et enfant caché pendant la guerre, Marcel Cohen dresse avec Cinq femmes une généalogie intime et rend un vibrant hommage à celles qui lui ont transmis, à travers leur sollicitude inébranlable, l’appétit vibrant de vivre et de savoir. D’une tendresse bouleversante, ces fragments de mémoire font écho à un volume paru en 2013, Sur la scène intérieure, Faits, où Marcel Cohen rassemblait les morceaux d’existence des membres de sa famille disparus à Auschwitz. Cinq femmes vient en quelque sorte refermer avec cinq portraits le diptyque de ces dramatiques remembrances. Marcel Cohen, comme Simone Weil, ne croit pas à l’imagination qui est source d’illusions, de mensonges – le fantasme cherche à échapper à la réalité. Seule importe la couronne de grâce, non imaginaire, des êtres de chair et le don qu’ils nous font par leur présence, leur attention, leur sollicitude, l’offrande d’une aide ou d’un encouragement. Ces évocations tiennent lieu de dette de reconnaissance vis à vis de celles qui l’ont sauvé et éduqué à travers des gestes de courage et de bienveillance insignes. Aussi peut-on lire Cinq femmes comme un hymne à la bonté. La très, trop galvaudé “banalité du mal” nous fait malheureusement oublier qu’il existe une “bonté banale” – certes incomparablement plus rare mais pas moins admirable et peut-être plus répandue qu’on ne croit.
À la première de ces femmes, Annette, Marcel Cohen doit la vie. Il était en promenade avec elle lorsque sa famille a été arrêtée dans leur appartement du boulevard de Courcelles, à Paris. Dans sa dernière lettre envoyée de Drancy, Marie, sa mère, avait écrit : « Dites à Annette qu’elle me le garde comme son fils » ; ce qu’elle a fait en le cachant à Messac en Ille-et-Vilaine. Après la guerre, Marcel n’a jamais revu Annette. Dans Sur la scène intérieure, il disait qu’il ne savait rien d’elle, sauf quelques détails transmis par la légende familiale. Dix ans plus tard, grâce à un historien local, il est parvenu à reconstituer de grands pans de sa vie.
« C’est ma mère que je voulais, ce n’était pas une remplaçante. Donc, une femme qui avait le geste de ma mère, c’était insupportable. Et de la même manière, l’autorité de mon père, que je supportais comme tous les enfants, plus ou moins bien, mais enfin que je supportais, devenait illégale chez tout autre homme. Donc, je ne supportais pas, bien sûr. (…) Annette m’a, au sens propre, sauvé la vie, puisque j’étais orphelin à l’âge de cinq ans, en 1943, et elle m’a caché chez elle, en Bretagne, chez son mari. Mais elle ne s’est pas considérée comme une suppléante de ma mère, elle ne s’est pas considérée comme une remplaçante. Et puis, je crois que les rapports sont un petit peu plus compliqués. C’était la bonne de mes grands-parents paternels. Et ça n’est pas amoindrir ses mérites que de le dire, mais je crois qu’elle devait quelque chose à mon grand-père, qui a insisté pour qu’elle se marie, pour qu’elle quitte la famille Cohen, chez qui elle était “bonne à tout faire” — c’est l’expression qu’on utilisait à l’époque. Pour prendre sa retraite, elle avait beaucoup travaillé. Elle venait de se remarier pour la troisième fois et mon grand-père insistait : “Annette, il faut maintenant que vous nous quittiez, il faut aller vivre avec votre mari”, mais que mon grand-père, songe à elle comme un père de famille songe à l’avenir de sa fille, l’empêchait de quitter mes grands-parents. Elle a continué à travailler pour eux. Je ne m’avance pas beaucoup en disant qu’elle pensait qu’une femme non juive, dans une famille juive, pouvait rendre des services. C’était l’évidence absolue. »
Après la guerre, lorsqu’il fut établi que les parents ne reviendraient pas, son oncle maternel et sa femme, Lily, recueillent leur neveu malgré leur grande précarité. Pendant deux ans, l’enfant est toutefois confié un peu par hasard à Raymonde, à Vaujours en Seine-Saint-Denis, où il va pour la première fois à l’école, à 7 ans.
« C’était dur parce qu’autant je me sentais en confiance avec Annette, que j’avais vue chez mes grands-parents pendant des années — enfin, pendant ma petite enfance — autant chez Raymonde, c’était un autre monde. Je ne la connaissais pas et j’ai commencé à fuguer très régulièrement. Il y a quelque chose qui me touche énormément, c’est le courage de ce couple qui a un enfant, qui a la garde d’un enfant qui fugue et qui prend sur lui de ne pas prévenir ma famille parce que ma famille serait inquiète et chercherait un établissement pour enfants difficiles, ce qu’ils ne voulaient pas. Ils pensaient que l’enfant difficile, c’est aussi parfois un jeune délinquant, on ne voulait pas me voir là. Donc, on ne disait rien à ma famille. On ne prévenait pas non plus la gendarmerie, sauf exception, parce que les gendarmes auraient fait la même remarque, “Écoutez, cet enfant fugue, vous ne pouvez pas assumer ça, c’est dangereux pour lui, pour vous. Il faut un établissement spécialisé”. Ils ne voulaient pas ça, donc ils attendaient que je rentre. Voilà, je rentrais. »
Le quatrième portrait est celui de Madame Gobin, la voisine du dessus qui le prend un an en pension pour lui faire réussir l’examen d’entrée en sixième. Cette institutrice à la retraite est admirable de dévouement, de bienveillance. Surtout de compréhension intuitive du “cas” qu’est Marcel, elle opte pour une pédagogie souple et imaginative. En regardant évoluer des insectes, en vérifiant des faits dans le Grand Larousse, comme en écoutant une pièce de théâtre à la radio chaque samedi soir ou en lisant les œuvres complètes de La Fontaine à 10 ans, Marcel rattrape sont retard avec des bases solides et des guides sûrs pour avancer dans la vie. L’enseignement ou plutôt l’éducation est le fil qui relie tous ces portraits : chacune de ces femmes conduit l’enfant brisé sur la voie de la résilience dans un rapport moins douloureux à son deuil – bref, elles l’aident à reprendre pied dans l’existence.
Le dernier portrait est le plus surprenant. Il concerne une personne qui, contrairement aux autres, n’est pas une oubliée de l’histoire, encore qu’elle pourrait être bien en passe d’être engloutie à son tour. Il s’agit de Gabrielle Bertrand (1908-1961), un temps secrétaire d’Albert Einstein, devenue grande reporter et exploratrice, et que Marcel Cohen rencontre parce qu’il veut lui aussi être journaliste. Il en fait, comme les précédentes, une évocation chaleureuse, restituant avec éclat la force qu’elle lui a donnée.
Ces cinq femmes ne sont pas des héroïnes. Non, elles avaient des vies somme toute ordinaires et étaient de conditions modestes (on apprend que Gabrielle Bertrand vivait plutôt chichement). Pourtant ce sont des marginales : elles ont fait des choses extraordinaires sans penser un instant qu’elles les faisaient (sauf peut-être Gabrielle Bertrand).
À une époque où la douceur n’était pas dans l’air, elles n’ont jamais exercé une autorité brimante ou abusive sur Marcel, elles n’ont jamais cherché à l’accaparer ni à le contrôler – mais face à un enfant parfois difficile, elles n’ont pas démissionné non plus. Elles ont agi en conscience et fait ce qu’elles jugeaient être le mieux, dignement et dans le respect de la personne. On comprend aisément que la diffraction de leur action pleine de bonté ait duré longtemps. Que le souvenir de leur présence soit tenace et suscite reconnaissance et gratitude. Cette oblation littéraire, cette grâce rendue par l’écriture à de belles personnes, nous enseigne quelque chose de très rare : la beauté de la dette. La dette est sans prix ; au fond, elle est infinie. À ces “âmes fortes”, Marcel Cohen doit quelque chose d’essentiel sans quoi la vie n’a ni valeur ni sens – quelque chose qui s’appelle l’amour.
J’avais l’intention de parler du dernier livre de Patrick Modiano. L’accumulation d’articles unanimement dithyrambiques dans la presse m’en dissuade. À quoi bon ajouter l’éloge au compliment ? Pourtant, regardant La Grande Librairie (une fois n’est pas coutume) j’avais été consterné par la grotesque interview d’Augustin Trapenard ayant piégé ce pauvre Modiano à l’Opéra Garnier. Spectacle désolant (et un tantinet comique) d’un vieillard suant, bafouillant, ahuri (se demandant à quoi il joue), atterré (il y avait de quoi devant un vieux “petit rat” qui sautille devant eux…).
Bref, Modiano tel qu’en lui-même, du grand Modiano médiatique ! Et puis le livre est arrivé.
Que dire de Modiano si ce n’est faire une remarque gertrudesteinienne : « Modiano est Modiano est Modiano est Modiano. » ? Hé bien non, ce livre, La danseuse, le plus bref de son œuvre (cent pages) est une réussite – encore une ! Comme quoi le surplus de renommée acquis avec le Nobel n’est pas un étouffoir à talent (du moins pour quelques-uns dont ne fait pas partie Le Clézio, tss !). De chapitre en chapitre, la boite à magie modianesque opère, la fabrique du flou joue sa partie et La danseuse ne déroge pas à l’atmosphère vaporeuse habituelle. Des limbes mémoriels d’il y a plus de cinquante ans surgissent, épars, un visage, un nom, une saison, une scène à la gare d’Austerlitz, un appartement en clair-obscur porte de Champerret. L’écrivain semble se parler à lui-même en fouillant dans son passé, tout en nous associant à ses hésitations, ses doutes : « Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. » Et nous voilà scotchés, avançant dans le brouillard jusqu’au terme du récit qui ne nous apprendra rien de décisif sur cette danseuse, nous laissant en plan après une flamboyante et désinvolte pirouette.
Deux choses m’ont frappées. Toutes sortes de protagonistes plus ou moins bizarres tournicotent autour de la danseuse ; comme le narrateur qui aide Pierre son petit garçon, ils s’entraident, se soutiennent, bref sont mus par une sorte de “bonté” infuse qui n’est pas sans rappeler Marcel Cohen. Par ailleurs, tous ont un nom, un patronyme sauf la danseuse et le narrateur-auteur, tiens, tiens…
Impossible de refermer cette chronique admirative sans parler du petit bijou (une quarantaine de pages) de Jean-Yves Laurichesse intitulé Les réalités premières (La guêpine, un petit éditeur très original). L’argument est d’une simplicité biblique : vers la fin des années soixante, quelque part en Corrèze, un jeune citadin – qui n’est autre que l’auteur – a partagé pendant le temps des vacances le quotidien d’une famille paysanne. Ayant participé aux travaux de la ferme, entraperçu ses ombres, il fut le témoin passionné d’une certaine manière d’être au monde, condamnée à bientôt disparaître. Bien des années plus tard, il se souvient.
Dit comme cela, c’est d’une banalité totale. La magie de la prose de Jean-Yves Laurichesse est précisément d’en faire une pièce de littérature qui nous emporte. Ayant à l’époque photographié le couple de paysans qui l’ont accueilli, le narrateur commente les visages saisis par l’objectif et, concernant la fermière, écrit : « Le regard clair brave l’objectif sans faiblesse, empreint d’une douceur impérieuse. » Cette “douceur impérieuse” définit on ne peut mieux l’art de Jean-Yves Laurichesse : écrire sans appuyer, dire la profondeur sans pesanteur, suggérer la saveur des êtres et des choses sans joliesses faciles – bref, braver sans faiblesse le réel dans la quintessence du souvenir, avec la probité de la gratitude… Car plus qu’un simple bildungsroman, ce touchant hommage au monde rural corrézien est lui aussi une reconnaissance de dette. Monde du “vieux petit temps” selon la belle expression d’Alexandre Vialatte. Le “vieux petit temps” est dans l’enfance le temps des expériences fondatrices qui marquent en profondeur un individu – ici, pour l’auteur son rapport aux choses de la terre comme ses goûts littéraires. Il survit secrètement chez certains, sans mélancolie ni nostalgie stérile. C’est le puits artésien qui irrigue nos vies et qui fait que ces “réalités premières” ne cesseront jamais d’être actuelles.
Il y a entre ces trois livres, des parentés, des consonances secrètes dont la bonté. Son efficience est mystérieuse : elle rayonne parce qu’elle est gratuite, elle agit sans contreparties – sans quoi elle ne serait que calcul. L‘Inutile est le cœur du Cœur.
Cinq femmes, Sur la scène intérieure, II – Faits de Marcel Cohen, éditions Gallimard, 2023 (19€).
La danseuse de Patrick Modiano, coll. Blanche, éditions Gallimard, 2023 (16€).
Les réalités premières de Jean-Yves Laurichesse, coll. La petite guêpine, éditions La Guêpine, 2023 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Gallimard – éditions La Guêpine.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
À écouter si ce n’est déjà fait l’émission du Répliques du 7 octobre sur France Culture au sujet de ce livre de Marcel Cohen.
Oui, en effet, un très bel entretien. Merci de le signaler.
🙂