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Alexandre Vialatte – Europe n°1109-1110

Patrick Corneau

On n’en a jamais fini avec les très grands auteurs, longtemps après leur disparition leur œuvre continue à nous tirer la manche et à nous demander plus d’attention, c’est-à-dire davantage de lectures, lesquelles se disséminent en des traces bien vivaces susceptibles d’être analysées et générer à leur tour d’autres interprétations – ainsi, encore et encore. Dans Les règles de l’art, Pierre Bourdieu se proposait d’expliquer comment « un écrivain est produit par ce qu’il contribue à produire ». Une sorte de self-fashioning élargi qui fait que l’œuvre se poursuit et s’enrichit à travers des commentaires, des influences, des débats, des hommages, etc. C’est le cas d’Alexandre Vialatte qui n’entre pas en Pléiade (ce qui, espérons-le, ne saurait tarder) mais dans ce qui en tient lieu pour les amateurs de revues : dans la prestigieuse revue littéraire Europe qui lui consacre un épais et passionnant dossier dans son numéro double de septembre-octobre 2021 (n°1109-1110). Pour un écrivain qui se présentait comme « notoirement méconnu » c’est une admirable revanche !

Reste à éclairer pourquoi on n’en a jamais fini surtout et en particulier avec Alexandre Vialatte dont l’œuvre ne cesse de nous émerveiller « en long, en large et en travers »… C’est ce à quoi s’efforce le riche panel des contributions* à ce numéro. 
Si, en son temps, Alexandre Vialatte fut « notoirement méconnu » c’est, explique en introduction Denis Wetterwald, parce qu’il a eu l’élégance « d’éviter la lourdeur du sérieux pour dire des choses graves. Il a voulu parler de l’essentiel sans s’écouter écrire. » Si on lit avec attention l’ensemble des chroniques écrites sur plus de vingt années par le traducteur de Kafka, on a l’œuvre d’un critique littéraire et d’un critique d’art, d’un sociologue, d’un ethnologue, d’un moraliste et d’un philosophe qui, sous couvert d’une bonne dose d’ « humour chronique », n’ose se prendre pour ce qu’il est. Alexandre Vialatte était tout cela à la fois. Il a malheureusement été considéré comme un sympathique amuseur. Avant tout, il était un artiste, le créateur d’un monde en soi qui, depuis sa mort, a laissé des traces bien vivantes dans la littérature. Pour notre plus grand bonheur.

L’humour dont la forme décalée, incongrue, a pu décontenancer était l’arme qui dans ses chroniques ou ses romans lui permettait de traiter les sujets les plus graves avec le recul nécessaire – c’est-à-dire avec tact et délicatesse. L’humour est vital pour l’écrivain mais aussi pour l’homme en général pensait Vialatte : « c’est bien assez d’être malheureux, s’il fallait encore ne pas rire… » C’est bien par le rire que Vialatte s’est fait le témoin de son temps : un observateur lucide et parfois visionnaire. « La gravité est le plaisir des sots. Il ne faut jamais se prendre au sérieux. En revanche il faut prendre au sérieux ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qui compte vraiment. » Tout est dit en quelques mots. 

L’immense sérieux de Vialatte, ignoré de lecteurs peu attentifs ou d’éditeurs, directeurs de journaux pressés, était dans sa droiture, sa rectitude, sa fierté : Alexandre ne joue pas avec les principes, qu’ils soient moraux ou métaphysiques. Et cela n’est pas sans risque. D’où un rapport complexe, non orthodoxe, paradoxal à la vérité conçue comme non monolithique, non dogmatique. Vialatte pensait que c’est à partir de certitudes bien ancrées que se produisent les plus grands crimes, les plus grandes catastrophes car « chacun se fabrique une vérité qui le met d’accord avec sa propre personne, qui le justifie, qui satisfait ses goûts profonds ». Pourtant si l’homme a besoin de vérité, « la vérité n’a pas besoin de l’homme ». Ce dernier, même s’il en a envie, n’ose faire face à ce qu’elle annonce car « le vrai est toujours inattendu. Il sort de sa boîte comme un diable ». Il faut naviguer à vue, à chacun de trouver sa voie. L’homme « animal vraiment métaphysique » passe son temps, écrit Vialatte, à « essayer de vider la mer avec une cuillère à café, et il rêve d’une cuillère à soupe. »

Il y chez Vialatte une véritable et profonde anthropologie de nature éminemment tragique qui le rapproche de Pascal (même conception dialectique de la nature humaine). L’homme, en effet, se caractérise pour Vialatte par son inconséquence. Inconséquence dont il ne parvient pas à se défaire car il est incapable de regarder le vrai « en face ». Alors il joue « sérieusement », mais il joue. « Il passe sa vie à se poser des problèmes dont il enseigne à ses enfants la solution. Depuis des milliers d’années qu’il doute, la première chose qu’il enseigne à son fils, c’est la réponse aux questions qu’il se pose », dont il n’a aucune idée, mais il n’a pas la sagesse « de ne plus interroger ». Constatant cette instabilité, cette frivolité et l’impossibilité de parvenir à une définition acceptable de l’homme et de son destin, Vialatte a multiplié les comparaisons les plus cocasses, voire les plus loufoques qui font jubiler ses lecteurs et commentateurs. L’homme serait, au choix, « un phoque de Brancusi », un « lophophore à bretelles », un « salsifis songeur », à défaut d’être un roseau pensant. Au bout du compte, un « incroyable mammifère », une curiosité scientifique, qui, quoi qu’on en dise, « retourne à la bête » et sera bientôt « tout juste bon à habiter la lune ». En relevant les nombreuses pseudos-définitions qui émaillent les chroniques, on arrive à constituer une sorte de Gai Savoir vialattien tout en rythme, humour, rêve, curiosité, ironie, poésie. « L’homme, c’est de la prose, écrivait Vialatte aux abords de la cinquantaine, mais une prose qui a des remords, une prose rythmée, pleine de rimes léonines, qui se souvient du langage des dieux ». 

Nous, heureux lecteurs, il nous reste à nous souvenir du langage d’Alexandre Vialatte dont l’idéal était d’être « sobre, rapide, dense comme le marbre, aérien comme le papillon ». 
Ce numéro d’Europe nous y aide admirablement (sans statufication) avec l’enthousiasme, la verve et la générosité que justifie le savoir de cet expert en « frivolité supérieure », lequel fut, rappelons-le ultimement, outre l’écrivain génial évoqué : un traducteur talentueux (Nietzsche et Kafka), un philosophe paradoxal, un moraliste lucide, un sociologue amusé, un ethnologue tragique, enfin un critique d’art et de littérature hors pair (c’est-à-dire sachant dire l’essentiel avec économie et intelligence et surtout séparer la création artistique des pince-fesses de galerie et la littérature de la vie littéraire).
Le plus saisissant, comme le remarque Bernard Chambaz, c’est que Vialatte NE VIELLIT PAS. Il évolue dans cette autre dimension du temps qu’il a lui-même définie comme « le vieux petit temps », ce qu’on appelle l’inactuel, c’est-à-dire « l’actuel de toujours ». Enfin, Denis Grozdanovitch a raison d’affirmer qu’avec Sempé, ce sont des maîtres de l’humour poétique et surtout « d’inappréciables bienfaiteurs ».

Qu’il me soit permis de compléter et clore cette présentation du numéro d’Europe avec une note plus personnelle concernant ma rencontre avec Alexandre Vialatte. 
J’avais 18 ans, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus… j’étais en première ou en terminale, je ne sais plus. C’était un dimanche en début d’après-midi. Je sentais monter en moi la boule d’angoisse du devoir de mathématiques ou de physique auquel je devais m’atteler pour le rendre le lendemain. Bien évidemment, je procrastinais en macérant ma culpabilité devant l’une des deux chaînes n&b de télévision. Bizarrement, on pouvait entendre en direct en ces débuts d’après-midi dominicales du jazz, oui, le croirez-vous ? et même Archie Shepp éructant du free jazz… Soudain entre deux séquences musicales, une manière de talk-show fait apparaître au milieu d’un décor un peu chaotique une paire de lunettes rondidissimes surmontées d’un crâne lisse appartenant à un monsieur portant nœud papillon, très bien mis (style chic anglais mais pas trop) et proférant des remarques très décalées (mélange de férocité, dérision et d’extrême courtoisie) par rapport au conventionnalisme ambiant. Choc. Coup de foudre : j’étais, je serai vialattien, damned ! J’entrais alors en religion avec Battling, Badonce, Frédérique, Camille et tous ces bras cassés infectés d’idéaux, en quête de choses « grandes et magnifiques » et perclus de mélancolie…
Peu de temps après je rencontrais l’autre figure décisive dans mon jeune éveil intellectuel : Jean Grenier. Macabre coïncidence : les deux moururent en 1971, l’un au début du printemps, l’autre à la fin.
Je ne fais partie d’aucun parti, groupe, club, cercle, secte, confrérie, ni même association sauf une : l’association des amis d’Alexandre Vialatte à laquelle je m’honore d’appartenir pratiquement depuis sa création (à l’initiative de Ferny Besson en 1972) et que j’accompagne avec ferveur depuis 1974 jusqu’à aujourd’hui, lisant (et relisant) avec gourmandise chacun des 46 cahiers annuels édités pour entretenir le souvenir de l’écrivain en faisant connaître sa vie et son œuvre. Il faut signaler que grâce au travail acharné de son fils Pierre (qui nous a récemment quitté) et d’un petit groupe de proches, d’amis ou d’inconditionnels de l’écrivain, ces livraisons annuelles ont permis de donner à lire un grand nombre de textes inédits dont beaucoup d’articles aujourd’hui introuvables. La richesse des contributions du présent numéro d’Europe n’aurait pas été la même sans ce travail d’accompagnement de recherche, d’archive et de publication. Si vous avez la fibre vialattienne ou ne serait-ce qu’une simple et sincère admiration pour celui qui ponctuait ses chroniques par Et c’est ainsi qu’Allah est grand je vous engage vivement à adhérer auprès de Jérôme Trollet, le dynamique et dévoué président de l’association dont les coordonnées sont ci-dessous. 
Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand !
* Denis Wetterwald, Bernard Chambaz, Michel Besnier, Béatrice Commengé, Jean Dutourd, Pierre Jourde, François Taillandier, Hervé Gaymard, Marie-Hélène Raynaud, Fulvia Dal Zotto, Pierre d’Almeida, Denis Grozdanovitch, Marianne Silberfeld-Brouard, Marie-Louise Audiberti, Christian Moncelet, InèsVissouze-De Haven, Christian Dedet, Michel Chrestien, Marc-François Bernier, Bernard Jannin, Jérôme Trollet. Avec, cerise sur le gâteau, cinq textes inédits de Vialatte absolument stupéfiants !
** Association des amis d’Alexandre Vialatte, c/o Jérôme Trollet, 11, rue d’Assas – 75006 Paris et site de l’association.

Alexandre Vialatte, revue Europe n°1109-1110, septembre-octobre 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Alexandre Vialatte / Revue Europe.

Prochain billet le 17 septembre.

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Patrick Corneau