Patrick Corneau

Voici l’un des plus beaux livres que nous offre cette fin d’été – ne parlons pas de rentrée, mot horrible, déprimant et broyeur de toute délicatesse. Car il nous vient d’Édith de la Héronnière, la plume (et la personne) la plus délicate que je connaisse. Je l’ai dit et je le redis, Édith de la Héronnière est l’un des écrivains qui en France incarne et illustre le mieux la sprezzatura, cette chose incernable qui tient d’un art de vivre, de la qualité du regard que l’on pose sur le monde – disons une forme d’élégance de l’être faite de panache, de hauteur et de détachement sans quoi il n’y a pas de grand art*. On trouve tout cela dans Chemins de traverse, sous-titré Grand Tour, que font paraître les éditions Klincksieck dans la superbe collection « De Natura Rerum » dirigée par Patrick Reumaux et Xavier Carteret, illustrateur naturaliste dont dix beaux dessins viennent donner encore plus de charme au présent titre. 

Ce livre n’est pas seulement à part dans le va-tout de la production littéraire cela va sans dire, mais même dans l’œuvre substantielle de l’écrivaine, il me semble se détacher comme s’il en était la quintessence, l’acmé en quelque sorte.
Pour Ibn Al-‘Arabi, « l’origine de l’existence est le mouvement ». De manière un peu identique pour Édith de la Héronnière la déambulation est l’acte premier sans lequel il n’y a pas d’art, pas de pensée, pas d’écriture. De fait, son œuvre est marquée par l’itinérance, le cheminement à petits pas en quête de pépites dérobées aux regards. Elle sait, par intuition, ce qui, au gré des circonstances, brillera ou non par le bain alchimique de la prose poétique. C’est avec La Ballade des pèlerins, très surprenant récit d’un pèlerinage accompli en 1977 de Vézelay à Compostelle, que j’avais découvert cette volonté de redonner du sens aux mots en les confrontant à la rude réalité de la marche et de ses aléas. Premier livre, envoûtant et un peu fou, par lequel Édith de la Héronnière ouvrait le chemin d’un voyage en réalité autrement plus long, celui d’une œuvre qu’elle poursuit encore, nourrissant une réflexion qui se situe à la croisée de l’austère et de l’éclatant. Au fil d’années passées à arpenter les pays et les pages, ni l’Italie (Rome, la Sicile), ni l’Inde, ni les États-Unis, ni même la Chine n’auront raison de son infatigable curiosité, ouvrant et nourrissant un champ peu exploré sur le lien étroit (et si mystérieux) entre lignes tracées sur le papier et lignes sillonnant la terre.

Dans ces chemins nouveaux, l’ensemble des « traverses » dessine ce qu’est un « Grand Tour » (tradition éducative du XVIIIe siècle) car il nous mène du plus proche (local) au plus lointain (transcontinental) et surtout des rugosités de la réalité la plus terre-à-terre aux pouvoirs de l’imaginaire et aux élaborations de la réflexion. C’est la plume, l’acte même d’écrire qui fait surgir les souvenirs d’une vie en marche. La Dordogne et la Bourgogne, terres natales pleines de réminiscences, ramènent à Vézelay, la terre d’adoption, pour se clore dans un splendide « Voyage d’hiver », beau final nimbé d’une ombre, d’un voile de stoïcisme presque yourcenarien. Entre-temps, le lecteur suit la narratrice à travers les paysages ralentis d’Auvergne (somptueuse célébration du Cévenol, train mythique qui reliait l’île-de-France au Midi méditerranéen), les routes empierrées de la Sicile, l’ascension dantesque du Stromboli, conçue comme une manière de thérapie « remettant en place les priorités ». La Sicile, « au cœur du cœur », cœur de l’œuvre, cœur de cet ouvrage où plane le fantôme de Lampedusa dans les ruines de son palais perdu tant par les ravages du temps que ceux, terribles, du terremoto, car « sur l’île, tout part de la pierre et y retourne ». Mais le tour se poursuit, nous mêle aux sables brûlants de la Vallée de la Mort. Il faut aller loin (« On The Road Again »), se laisser hypnotiser par la grand-route de Las Vegas, son vide qui « n’invite qu’à une folle avance » et rend d’autant plus enviables « les goudrons sinueux de la France ». La nature, quand la chaleur devient fournaise, se fait pierreuse, minérale. Les gemmes abondent le long des chemins, mais dès que reviennent ombre et eau, ce sont les champignons, les fleurs, les plantes, arbustes et arbres qui s’offrent à la contemplation. Quel talent dans la description de chacun, quel savoir en mycologie, botanique, minéralogie, géomorphologie ! Sans pesante érudition, non ! simplement l’attention aimante de l’amateur curieux, du promeneur ardemment présent au monde qu’il arpente.
Il faut lire le texte intitulé « Quête », récit d’une cueillette aux champignons ; « chasse » non, il n’y pas une once de prédation dans la démarche d’Édith de la Héronnière. C’est un rite presque sacré, une opération secrète donc forcément solitaire, un rendez-vous d’ordre passionnel avec le monde naturel et ses éléments : des odeurs de la terre aux couleurs des feuilles, du concert de pépiements, sifflements, roucoulements aux frémissements, bruissements des frondaisons que le vent d’automne anime. 
« Ce que je cherche est d’une beauté inimaginable. Comment dire ? Aussi beau qu’une paillette d’or au fond de la rivière ou qu’un double arc-en-ciel au cœur d’un orage sur les volcans d’Auvergne. Ce que je cherche est un miracle. » [p. 120]

Cette marcheuse qui se dit myope, nous avoue : « Pourtant, eux, je les vois où qu’ils se trouvent. Cette quête me donne la clairvoyance. Je vois leurs chapeaux bruns, mauves, beiges, noirâtres au milieu des feuilles, des branchages, des écorces, des terreaux les plus confus. Je vois les décurrents, les convexes, les sinués, les ascendants et les campanulés, les déprimés, les aplatis, et même les infundi-buliformes à l’allure d’entonnoirs. Je les vois tous : un cône d’un quart de centimètre sur un pied effilé ne m’échappera pas. Même cachés, même contrefaits, je les repère, comme si, pour eux seulement la nature m’avait dotée de la vue perçante d’un missile air-sol. » Alors, cueillir ? Oui, mais pas avec un couteau, ce qui serait impie, à la main (sprezzatura oblige !) 
« Chair contre chair et non lame contre chair. « Cueillir » : le verbe est beau. Il suppose l’élégance du geste et le bon vouloir de l’autre, une sorte de disponibilité à se laisser prendre. On le dirait consentant. » [p. 125]

La place me manque ici pour énumérer les découvertes heureuses, les beautés inespérées que les croisements fatals de l’écrivaine avec le monde en ses tours, détours, retours, raccourcis et transversales nous révèlent au fil de ces quinze récits. Avec quel maîtrise dans la succession : chaque chapitre appelant le suivant avec une précision de puzzle. Avec quel humour ! Je ne connais pas de plus belle, sensuelle, phénoménologique célébration de la bouse (vache limousine) comparée à la crotte (chèvre du Poitou) que celle du chapitre « Sur la chaume » – Gaston Bachelard aurait sûrement aimé…

Et que dire des profondes et magistrales remarques sur l’écriture en ses échanges quasi amoureux avec le papier (« De la plume à la feuille ») ? Les « imprimés », fruits de ce tendre et parfois orageux compagnonnage, connaîtront immanquablement… le pilon. Le chapitre « Nous irons tous au pilon », sous son apparente cruauté, nous souffle une sévère mais implacable vérité : « … au fond, tout nous échappe et nulle création n’a de valeur sans la conscience aigüe d’une destruction à venir. »

Finalement, cette constatation pleine de sagesse pourrait bien être le message filigranant l’ensemble des rencontres que les tribulations de la vie en ses bonheurs et douleurs ont offert à Édith de la Héronnière – ces Chemins de traverse sont, ont l’a compris, bien plus, et bien autre chose que de simples « choses vues ».
Il faut envier ceux et celles – heureux lecteurs – qui auront l’insigne faveur d’en recevoir les charmes et les douces révélations. 
* Pour Cristina Campo qui en était l’incarnation, la meilleure définition était celle que d’Annunzio avait donnée du style : « une puissance isolante ».

EXTRAIT

Édith de la Héronnière, Chemins de traverse, Grand Tour (avec 10 illustrations couleurs de Xavier Carteret), collection « De Natura Rerum » dirigée par Xavier Carteret et Patrick Reumaux, Éditions Klincksieck, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Édith de la Héronnière, dessin de Xavier Carteret / Éditions Klinckdieck.

Prochain billet le 21 septembre.

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Patrick Corneau