C’est en regardant sur Arte en novembre 2020 le documentaire Petite fille réalisé par Sébastien Lifshitz que j’ai appris ce qu’est la « dysphorie de genre » : être dans un corps et un sexe qui ne vous correspondent pas. C’est le cas de Sacha, petit garçon de sept ans qui souffre non pas tant de son état, selon le réalisateur et sa famille, que du regard stigmatisant des autres et de l’incompréhension des institutions. Le commentaire et le point de vue du cinéaste reprennent l’argumentaire militant en faveur de la reconnaissance de la transidentité : la conviction d’être né dans le mauvais corps et conséquemment la demande d’en changer. Ce fait de société particulièrement troublant a fait récemment irruption dans l’actualité : le phénomène « trans » est en expansion. Les demandes de changement de sexe chez des garçons et des filles qui pensent être nés avec le mauvais corps biologique au regard de leur identité psychologique sont en nette augmentation. Elles font désormais l’objet de filières médicales spécialisées, non sans soulever de multiples problèmes pratiques et de grandes perplexités de fond.
Ce sont les tenants et les aboutissants de ce phénomène qu’interroge Claude Habib dans un livre de la collection « le débat » chez Gallimard : La question trans. Elle ne prétend pas en donner une interprétation définitive, elle s’efforce d’en circonscrire le mystère, en l’envisageant sous ses différents aspects éthiques, juridiques, biologiques et sociétaux, sans polémique ni complaisance. Elle passe en revue les questions qu’il pose, tant théoriques que pratiques. Comment l’identité de genre est-elle devenue une affaire de choix personnel ? A quelle source rapporter le projet de se recréer qui supplante, chez beaucoup de jeunes, l’acceptation du donné ? Pourquoi la difficulté de supporter la condition sexuée, autrefois invisible, surgit-elle au grand jour ? Peut-on reconnaître à des enfants la capacité de juger de leur futur destin social ? Faut-il autoriser la participation des transgenres aux compétitions sportives féminines ?
Toutes ces questions d’une immense portée anthropologique nous tracassent, alimentent notre confusion, notre embarras. Claude Habib les aborde avec pondération et, surtout, avec une clarté, un discernement qui n’éludent pas la complexité – qualités qu’on lui connaît et que l’on avait appréciées dans ses essais précédents : Le goût de la vie commune (Flammarion, 2014) et Comment peut-on être tolérant ? (Desclée de Brouwer, 2019). Ses analyses sont nourries par une ample et riche information puisée majoritairement dans la presse anglo-saxonne où le débat est plus ouvert, plus équilibré qu’en France. Une robuste tradition de libre discussion fait que dans la patrie de John Stuart Mill, les arguments contra ne sont pas systématiquement mis hors circuit. Autrement dit la modération, un certain attachement au sens commun, le scepticisme ou le doute sont présents dans le débat public transgenre sur un ton moins strident, moins immédiatement conflictuel que chez nous. Claude Habib dénonce et déplore les dérives langagières, les outrances partisanes ou idéologiques, les fantasmes de l’identité « disponible »* qui ont abouti au fait que « l’idée que la société se fait de sa propre capacité inclusive – c’est-à-dire de sa propre bonté – a pris le pas sur la vérité factuelle. Ce n’est jamais bon signe quand l’imagination prend le pas sur les faits. » Elle sait combien l’utopie peut être trompeuse, qu’elle permet de détester tranquillement la société dans l’ignorance de ce qu’elle nous apporte de positif. Elle remarque qu’en France journalistes et élites urbaines approuvent sans réserve toutes les avancées sociétales réclamées bruyamment par la sphère LGBTQIA+ avec un mélange de zèle et de gaucherie typique de ceux qui ont peur d’avoir manqué le dernier train du progressisme. Avec aussi la tentation de fermer les yeux par crainte d’avoir à faire face à des exigences, des expériences qui mettent profondément en crise la société. Or « l’histoire n’est pas écrite » rappelle Claude Habib d’où la mise en garde à la toute fin de son essai que je me permets de citer intégralement car il synthétise sa position : « La liberté de soutenir son opinion, qui est indispensable à la vie démocratique, devra équilibrer l’aspiration à ne pas être offensé, qui ne constitue pas un droit. Car si l’insulte est un délit, il n’existe pas de droit à ne pas être offensé. Il est certes louable d’épargner la sensibilité des minorités, à condition de ne pas assujettir les égards, toujours souhaitables, au déchaînement revendicatif. Chercher à maximiser le bien-être des minoritaires est une bonne intention. Cette bonne cause n’est pourtant pas une juste cause : elle produit un résultat tyrannique, quand elle conduit à museler la grande majorité des sociétaires pour complaire au petit nombre des offensés professionnels – ceux qui s’arrogent la faculté de parler pour tous les trans dans le but proclamé de faire taire le reste de l’humanité. Aux premiers, le droit illimité de choisir leur identité, aux autres le devoir d’accepter sans broncher un statut d’éternel suspect, et ce label de cis qui leur est accolé. Ils ne l’ont pas choisi, mais ils n’ont pas leur mot à dire. Dans la triade indéfiniment répétée de notre époque – inclusivité, diversité, équité -, rien ne garantit que l’équité marche de concert avec les autres termes.
Rien n’est plus aisé que la perdre en chemin. »
Certes, grâce à des coups de projecteurs de haute tenue comme l’essai de Claude Habib nous ne risquons pas de perdre le chemin de la raison, ni celui de la décence ordinaire ou commune (common decency selon Orwell).
Ce qui m’a particulièrement touché dans l’argumentation toute de rigueur et de maîtrise intellectuelle de Claude Habib est de voir affleurer au fil des pages, avec discrétion, la sensibilité un peu heurtée, blessée, peut-être désemparée (?) de l’écrivaine face aux « rudesses » (euphémisme) de notre époque : ce mélange d’absurdités, de sottises, de malveillance, de ressentiment, d’indécence qui ne connaît plus de bornes et se dit la réalité. On peut en concevoir une certaine nostalgie pour ce qui fut et qui n’est plus. Il existe une mauvaise forme de nostalgie et une acceptable. La mauvaise se spécialise dans la retrouvaille de ce qu’on a connu et postule que le monde de jadis était meilleur. Elle est le cheval de Troie des idéologies passéistes. La forme acceptable concentre le regret sur un état perdu de nous-même qui rendait le monde intéressant alors qu’il ne l’était pas plus que celui d’aujourd’hui. Mais l’homme est ainsi fait qu’il commence par être un enfant. Il regrette son matin du monde, ce moment unique de fraîcheur où le monde venait vers lui avec générosité, prodigalité ; puis le temps passant, se produit un gauchissement inaperçu, surgit soudain le sentiment que le monde avance plus vite que vous, qu’il vous abandonne en quelque sorte à vos soixante-cinq ans – « le plus bel âge de la vie » se récrie avec humour Claude Habib (je confirme !). Citant le joli mot de Crébillon fils à la fin de sa vie : « J’ai perdu le fil de mon temps », Claude Habib ne nourrit à ce sujet aucune mélancolie, elle ajoute avec force que si « perdre le contact avec les émotions ambiantes est une triste expérience de l’âge, rien n’est pire que de mentir à ce propos ». Oui Chère Claude Habib, votre courageuse droiture, votre impeccable probité, presque rousseauiste allais-je dire, vous honorent ! Et « décrocher vaut mieux que simuler » : oui, parce qu’il en va du sens intime de notre dignité et du respect que l’on doit au vieil enfant en nous qui reste debout « quoiqu’il en coûte »…
* Voir le programme exclusivement centrée sur l’idéologie woke et le féminisme radical de la candidate EELV Sandrine Rousseau qui prône une société inclusive, intersectionnelle, aux institutions modifiées en profondeur.
La question trans de Claude Habib, Collection Le Débat, Gallimard, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Claude Habib a été invitée à débattre avec le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez sur la question trans dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France Culture le samedi 11 septembre.
Illustrations : (en médaillon) Claude Habib ©La Croix / Éditions Gallimard.
Prochain billet le 25 septembre.
Merci pour cet article intéressant qui me donne bien envie de lire l’ouvrage en question … qui m’a fait également découvrir ( à 65 ans ! ) un nouveau mot : « cis ».
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