Les Nietzschéens et leurs ennemis que vient de publier Pierre-André Taguieff aux éditions du Cerf est consacré à la pensée de Nietzsche et à son influence dans la pensée contemporaine, notamment en France dans les années soixante. Cet essai iconoclaste et critique est capital pour comprendre combien le XXe a été un « siècle nietzschéen » à divers égards et en bien des sens. Moins par la lutte des classes en vue du bonheur pour tous prophétisé par Victor Hugo que par la lutte pour la puissance, en vue de la domination du monde. Ce qu’avait annoncé Nietzsche en 1886 dans le § 208 de Par-delà bien et mal : « Le temps de la petite politique est terminé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination de la terre – l’obligation d’une grande politique. »
De fait, la singularité (et la puissance visionnaire) de la pensée nietzschéenne n’a cessé depuis un siècle de tourmenter les intellectuels qui se sont efforcés à travers leur(s) lecture(s) d’identifier les raisons de son incomparabilité. Pierre-André Taguieff avait pris par le passé pour objet de recherche les lectures françaises de Nietzsche depuis la fin du XIXe siècle, en s’intéressant plus particulièrement aux extrêmes, adoptant alors le mot de Gide : « Les extrêmes me touchent », faisant écho à un fragment de Nietzsche sur la « magie de l’extrême », dans lequel il note : « Nous autres immoralistes, nous sommes les extrêmes… » Cette reprise d’une première étude en une version allégée destinée à un public non-spécialiste, se veut l’exploration libre de certains écrits de Nietzsche ayant pu donner lieu aux interprétations, invocations et instrumentalisations les plus diverses.
Pour Pierre-André Taguieff l’ascendant de Nietzsche tient tout d’abord à sa figure de penseur-poète ou de poète-penseur, ce qui autorise à le rapprocher de Goethe, de Schiller ou de Hölderlin, mais aussi, par exemple, de Valéry. Elle tient ensuite au fait que, en raison de son écriture aphoristique, sa pensée est susceptible de faire l’objet d’interprétations diverses et contradictoires, du côté des nietzschéens déclarés comme de celui des anti-nietzschéens résolus. Loin de favoriser un consensus chez les lecteurs savants de Nietzsche, la publication intégrale des fragments posthumes (hors les éditions de La Volonté de puissance dont la fausseté a été établie) a relancé les débats et les controverses. Que le conflit des interprétations et des évaluations de la pensée de Nietzsche soit interminable, c’est là un des traits qui singularise le philosophe dans le panthéon des grands penseurs modernes.
Chez les pro-Nietzsche comme chez les anti-Nietzsche, on rencontre des révolutionnaires, des conservateurs et des libéraux, des anarchistes et des réactionnaires, des nationalistes et des cosmopolites, des fascistes et des antifascistes, des antisémites et des anti-antisémites*. Ce sont ces héritages et ces traces contradictoires qui font la singularité du phénomène Nietzsche. Depuis plus d’un siècle, se succèdent des générations de nietzschéens et d’anti-nietzschéens qui s’affrontent sur la base d’interprétations et d’évaluations contradictoires qu’on peut trouver justifiées à la lecture des écrits de Nietzsche – ce qui ne veut pas dire qu’elles le soient. Pour Pierre-André Taguieff c’est précisément là le problème qui paraît insoluble et explique les polémiques aussi vives qu’interminables sur la pensée nietzschéenne, inséparables de la diversité de ses interprétations. Avec acuité, verve et élégance, Pierre-André Taguieff fait la généalogie du culte de Nietzsche, qui n’a cessé de renaître sous différentes formes. Ce culte s’est toujours accompagné de campagnes de dénigrement visant l’auteur du Zarathoustra, surtout après son instrumentalisation par la propagande nazie – qui par ailleurs continue d’alimenter l’indignation et la dénonciation rétrospectives à son égard. La vénération et la diabolisation restent les deux obstacles qui empêchent de comprendre Nietzsche. Dans ce livre très documenté, Pierre-André Taguieff s’efforce de se tenir à distance de la légende dorée autant que de la légende noire avec leurs variantes respectives. Nietzsche selon Pierre-André Taguieff, fut un philosophe-artiste qui a pensé le type du philosophe-artiste, qu’il rapporte à la vision tragique de l’existence. En 1888, il définissait ainsi le type de l’artiste tragique, libéré du nihilisme et de l’esprit de vengeance : « L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien… » Le modèle de la pensée affirmative est donc le geste de l’artiste créateur, car c’est par le « jeu de la création » que peut être pensée la « totale innocence du devenir », comme le note Nietzsche dans un fragment posthume de l’hiver 1884-1885. L’affirmation créatrice est ce qui marque la sortie du nihilisme. C’est cette pensée tragique que cherche à comprendre Pierre-André Taguieff : elle refuse à la fois l’optimisme historique des Modernes et le pessimisme tendanciellement nihiliste, son envers, mais prend au sérieux l’idée de décadence, faussement simple, trop souvent réduite à un slogan. Ce que Nietzsche a enseigné à ses bons lecteurs, c’est la manière de « devenir la mauvaise conscience de leur temps », c’est- à-dire de devenir un philosophe, comme le dit le paragraphe 212 de Par-delà bien et mal.
Cet essai d’une rare lucidité est déterminant pour comprendre notre époque et lever nos nombreuses cécités, dérives et aberrations. Particulièrement ce courant, très puissant dans les universités américaines, que l’on a appelé la French Theory propulsé par la figure charismatique de Michel Foucault qui se réclamait de la pensée de Nietzsche. Pierre-André Taguieff démontre que dans cette affaire, l’héritage de Nietzsche n’est pas le seul en cause. L’idéologie de la déconstruction s’est formée à partir des lectures françaises de Nietzsche et de Heidegger au cours des années soixante et soixante-dix. Il rappelle que le mot « déconstruction » a été forgé par Gérard Granel au milieu des années soixante pour traduire le terme polysémique employé par Heidegger : Abbau, dans son essai Contribution à la question de l’être (Zur Seinsfrage, 1956). Il a été aussitôt repris par Jacques Derrida, qui en a fait un drapeau. Derrida reviendra plus tard sur la question, dans Psyché (1987), pour justifier son choix lexical : « En français, le terme “destruction” impliquait trop visiblement une annihilation, une réduction négative plus proche de la “démolition” nietzschéenne, peut-être, que de l’interprétation heideggérienne ou du type de lecture que je proposais. Je l’ai donc écarté. » La « déconstruction » derridienne n’en a pas moins été régulièrement confondue avec ce que Heidegger, dans Être et Temps (1927), caractérisait comme « destruction [Destruktion] de l’histoire de l’ontologie ».
Dans les milieux heideggériens, la pensée de Nietzsche a été réduite à une « explication philosophique avec la métaphysique occidentale » (Eugen Fink). C’est en tant que telle, notamment autour de la visée d’un « renversement du platonisme », qu’elle a été appréhendée et discutée, mais aussi mise au service du courant déconstructionniste franco-américain. On a pu y voir une tentative, jugée inachevée, de déconstruction des concepts fondateurs de la métaphysique occidentale.
L’héritage nietzschéen à la française s’est affirmé avec ce qui sera appelé à la fin des années soixante le « poststructuralisme », lequel va être incarné par Derrida, présent lors d’un fameux colloque inaugural tenu du 18 au 21 octobre 1966 sur le campus de l’université Johns Hopkins, aux côtés de Roland Barthes, Jacques Lacan, Jean Hyppolite et René Girard, parmi d’autres représentants de la pensée française. Les deux organisateurs de ce colloque mémorable, Richard Macksey et Eugenio Donato, ont noté en novembre 1971, dans leur préface à la deuxième édition des actes du colloque, The Structuralist Controversy : « Nietzsche en est venu à occuper la position centrale qui était, depuis les années trente […], celle du Hegel français. » Et d’ajouter que « dans les œuvres récentes de Foucault, Derrida et Deleuze, l’ombre, la “généalogie” et les espaces vides sont de Nietzsche ».
C’est dans la visée critique-démystificatrice nietzschéenne qu’est né le moteur du déconstructionnisme. La déconstruction est devenue une clé universelle en même temps qu’un tribunal devant lequel sont convoqués tous les grands penseurs de l’histoire européenne, voire toutes les composantes de la culture occidentale. Ceci explique aussi pourquoi dans le langage politico-médiatique d’aujourd’hui, le mot « déconstruction » est devenu avant tout un étendard, un signe de ralliement et un terme magique. Le politiquement correct (l’imaginaire égalitaire et le progressisme), la tyrannie des minorités et le discours racialiste en sont issus via les États-Unis où le mouvement décolonial, la cancel culture, les gender studies, le mouvement Black Lives Matter sont des outils politiques, culturels et médiatiques puissants anti-norme, anti-Occident, anti-capitaliste et anti-Blancs revendiquant ouvertement l’héritage de la French Theory, à savoir les penseurs stars des années soixante en France : Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Roland Barthes, Félix Guattari…
On voit combien Les Nietzschéens et leurs ennemis est d’une très « intempestive » actualité. Il fera date dans la pensée française et européenne. Non seulement il nous invite à repenser ce qui chez Nietzsche par la force inhérente à toute grande œuvre philosophique est susceptible d’être interprété sans fin, mais à la suite du philosophe lui-même – et de ce qu’il a théorisé sous le nom de « perspectivisme » – à sortir de l’antinomie de l’universalisme dogmatique et du relativisme sceptique, ces forces obscures à l’œuvre dans le monde glacé de l’enfer contemporain.
* Sur ce sujet hyper-polémique le chapitre « Nietzsche contre l’antisémitisme » (pp. 166-180) est absolument remarquable de probité intellectuelle et constitue une référence incontournable.
Les Nietzschéens et leurs ennemis de Pierre-André Taguieff, Éditions du Cerf, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Pierre-André Taguieff ©Service de presse L’Express / Éditions du Cerf.
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