Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Il était urgent de voir le nom de Nabokov s’ajouter à la liste des auteurs de la prestigieuse collection des Cahiers de L’Herne. Si le succès teinté de scandale de Lolita a quelque peu occulté l’œuvre littéraire de l’écrivain, il reste que celle-ci, polymorphe et multilingue, est immense. D’une liberté exceptionnelle, elle a bouleversé et redéfini les canons littéraires des époques et des continents qu’elle a traversés.
Ce Cahier de L’Herne est un événement exceptionnel. Grâce tout d’abord aux textes inédits en français qui sont proposés ; mais aussi par les nombreuses et nouvelles lectures qui éclairent la versatilité, la finesse et la rigueur d’une écriture qui dépasse les frontières culturelles et en soulignent l’actualité persistante au XXIe siècle. Des contributions contemporaines retracent les trajectoires translinguistiques et transculturelles d’un écrivain forcé deux fois à l’exil par les aléas de l’Histoire. Elles dévoilent les multiples facettes d’un écrivain, doublé d’un entomologiste passionné, parcourant le continent américain à la recherche de nouveaux spécimens de papillons tout en écrivant Lolita. Tout au long de sa vie, le polyglotte Vladimir Nabokov fut aussi un traducteur hors pair (Alice au pays des merveilles en russe ainsi qu’une édition monumentale en anglais du poème Eugène Onéguine de Pouchkine). Enfin, Nabokov est aussi un lecteur intransigeant, sévère, parfois cinglant dans ses cours, conférences et notes critiques. Certains auteurs sont une cible récurrente. Ainsi Freud, “le charlatan viennois”, et la science dont il est le maître sont l’objet de tous les sarcasmes. Rappelons que Nabokov écrivait en français et qu’il envisagea même de devenir écrivain français. Les références aux lettres françaises abondent dans sa fiction. Flaubert, Proust, Chateaubriand et Robbe-Grillet faisaient partie de son panthéon littéraire, alors que Sartre était un contre-modèle. Il connaissait parfaitement la poésie de la Renaissance. Ce Cahier a l’originalité d’apporter des témoignages sur la manière dont l’œuvre de Nabokov se mue en expérience de lecture – parfois de vie – marquante pour des lecteurs, des traducteurs, des écrivains et des artistes d’aujourd’hui. Son œuvre qui prône la démocratie comme la “condition naturelle de l’homme” est d’une puissante actualité face aux conflits, aux guerres et aux situations de crise qui nous préoccupent en ce moment. La littérature si elle est d’abord pour Nabokov l’expression suprême d’une quête esthétique exigeante, se doit d’exprimer une pensée libre où l’altérité parvient à surgir dans sa différence, malgré les tentatives d’étouffement ou de domination. On ne saurait mieux montrer à travers ce cahier combien Vladimir Nabokov, figure du dialogue et du croisement des langues et des cultures, nous encourage à l’ouverture, à la créativité, à l’esprit critique, ainsi qu’au refus de la pensée unique.
Avec ce cahier, L’Herne publie pour la première fois le journal de l’épouse de Nabokov, Véra, rédigé avant et après la parution de Lolita aux États-Unis (1958-1959). L’Ouragan Lolita est un inédit remarquable qui permet d’éclairer avec beaucoup de nuance le portrait d’une femme d’une rare intelligence et d’un grand courage (notamment face aux actes antisémites) qui endossa de nombreux rôles auprès de l’écrivain : celui de dactylographe, de secrétaire, d’assistante universitaire (elle corrigeait les copies des étudiants du professeur Nabokov), d’agente littéraire ou encore d’archiviste. Elle fut même son chauffeur (Nabokov n’a jamais su conduire) et dit-on, son garde du corps.  

Patrick aime pas malMarion Milner occupe une place à part dans le champ de la pensée psychanalytique du XXe siècle. Son approche s’inscrit dans le sillon tracé par Winnicott : il s’agit pour elle de mettre en lumière les mouvements susceptibles de favoriser l’authenticité d’un sujet - ceux qui l’incitent à s’affranchir de la pression que peuvent exercer sur lui les êtres qu’il aime ou qu’il redoute. Avec Libre cours – À l’épreuve de l’oisiveté, publié par les éditions Fario dans une traduction de Marc Amfreville, sa réflexion emprunte le chemin de l’analyse des états d’âme qui accompagnent les variations du quotidien dans les situations les moins bien balisées. C’est ainsi qu’elle est amenée à poser la question de la vacance : que faire de son temps libre ? Si l’on est plus conscient de l’identité des autres que de la sienne propre, la question devient réelle et reste cruciale pour bien des femmes. Le risque de vivre par raccroc, à la remorque de l’autre, de ses désirs et de son bien-être s’accroît. Faisant recours à une méthode qui tient de l’enquête, de la psychanalyse et de l’observation de soi, l’auteur, qui a mené constamment une double activité de peintre et de psychanalyste, analyse les mouvements intimes de la vie quotidienne pour parvenir à cerner ce qui peut arracher notre pensée aux ornières du conformisme, de la routine et de la complaisance. Examinant ici son journal intime, Marion Milner en reprend les notations cursives afin d’en déceler les aspects imprévus et profonds. Libre cours rappelle les plus belles pages du Monde d’hier de Stefan Zweig. Aussi ce livre permet-il « à toute personne ordinaire de prendre conscience de certains des processus à l’œuvre à l’intérieur d’elle-même. » Et ce qu’il en advient en temps de crise…

Patrick aime assezLes éditions Arcades Ambo sont nées, en 2015, de la passion de leurs deux créateurs : Michel Orcel et Noël Dominguez. Outre le plaisir de publier sur papier des ouvrages rares, inédits ou épuisés, précieux ou novateurs, inconnus de l’édition de masse, Arcades Ambo porte un soin tout particulier à la confection et fabrication des livres, au graphisme, à l’impression. C’est avec Leopardi (poésie, pensée, psyché) de Michel Orcel qu’Arcade Ambo a ouvert la rentrée d’octobre. Depuis sa traduction des Canti (La Dogana, 1987, puis Flammarion, 1995) et la parution de ses essais intitulés Langue mortelle (1987), Michel Orcel n’a cessé d’interpréter (à savoir traduire, analyser, méditer) la poésie et la pensée de Leopardi. En regroupant en un volume ses dix essais les plus importants sur le poète de Recanati, il livre une somme dont on ne pourra plus faire l’économie. 
En complément paraît Là sont rassemblés mes souvenirs (Esquisses autobiographiques). Rédigées par Leopardi à l’âge de 22 ans, ces pages naguère intitulées Souvenirs d’enfance et d’adolescence demeurent presque inconnues. Destinées à servir de matériaux à l’histoire d’une âme et présentant les caractères d’une sorte d’écriture automatique, elles paraissent aujourd’hui infiniment précieuses pour les esquisses poétiques dont elles fourmillent. La fraîcheur de ces fragments – brefs souvenirs, croquis, esquisses mélodiques, visions fugitives – méritait qu’en soit donné un florilège au lecteur français.
Enfin un dernier ouvrage fort singulier complète ces parutions : Brève Histoire de l’obscurité poétique de Francesco Zambon, philologue de formation, professeur émérite de l’Université de Trente. L’auteur, dont la science témoigne d’une curiosité aussi ample qu’intense, a fourni des ouvrages sur l’amour médiéval, le catharisme, le Graal, les troubadours, une colossale édition des Bestiari tardoantichi et medievali (Bompiani), mais aussi des essais sur la poésie contemporaine, sur Eugenio Montale, et un texte passionné sur Pasolini et la tradition. Dans cette Brève histoire, Francesco Zambon examine avec la rigueur du philologue et la sensibilité d’un grand lettré les quatre moments où se déploient les controverses sur l’obscurité en poésie : des commentaires des Écritures saintes jusqu’à Mallarmé, en passant par les troubadours et la querelle entre Góngora et Lope de Vega. La question de la clarté et de l’obscurité dans l’écriture, comme dans la parole, a été depuis l’antiquité classique l’un des sujets les plus débattus dans les traités de rhétorique et dans les débats littéraires jusqu’à être considérée par la critique comme la marque essentielle de la poésie contemporaine. L’importance de l’enjeu de cette étude est donc évident puisqu’au-delà des expressions poétiques, elle concerne la littérature proprement dite et, corrélativement, les transformations profondes de la société et de la culture actuelles.

Patrick aime pas malD’un autre grand professeur, Carlo Ossola, voici des Conversations sur le temps que viennent de rééditer les éditions du Canoë. Restituons les circonstances à l’origine de ce petit opuscule : à Saint-Émilion, le 28 mai 2011, deux hommes discutent. L’un, Michel Butor, auteur majeur, se trouve dans une disposition étrange : l’année passée, il a perdu sa femme et vu paraître, par ailleurs, le dernier volume de ses Œuvres complètes. L’autre, Carlo Ossola, sent que le moment est flottant. Ils se trouvent dans une église désaffectée, dans les limbes en quelque sorte, aussi il ne peut en être autrement : de leur rencontre et conversation, il sera question du temps. Ou plus précisément, des temps qui traversent l’œuvre de Butor et qui se superposent, comme des strates géologiques. Dans le corps et l’esprit de l’écrivain de plus de quatre-vingts ans se croisent alors des questions cardinales : qu’est-ce que relire, des décennies plus tard, l’intégralité de sa propre œuvre ? Comment un lieu, en tant que monument, permet-il de déchiffrer le temps ? Qu’est-ce que le temps une fois que l’homme n’est plus ?

Patrick aime pas malRevenons au domaine de la poésie pour signaler de Danièle Gibrat : Nuage nœud du ciel aux éditions Le Silence qui roule. Danièle Gibrat est plasticienne, elle vit et travaille à Paris. Ses dessins ont en commun une forme de simplicité tout en conjuguant une grande diversité de matériaux, outils et gestes : stylo-bille, agrafes, scotch, papiers, bois brut, calque, photos, déchirures, collages… Ils ont été montrés dans de nombreuses expositions collectives en France et à l’étranger. 
Ce texte a été écrit pour réfléchir à ce que Danièle Gibrat convient d’appeler “son parcours”. S’il a pris naturellement la forme d’une sorte de récit, c’est parce que la plasticienne tentait, au début, de répondre à la question naïve “Comment en suis-je arrivée là ?”. Les premières pages sont extraites d’un texte plus long, écrit en 2005 pour faire le point sur une intervention in situ, Vrais Songes, comme Danièle Gibrat l’explique en préambule : « J’ai eu l’impression d’avoir nettement quitté les rails (les ornières ?) sur lesquels j’étais engagée alors. Cela s’appelait “sous-titre”, comme une traduction en mots de mes images. La suite est un collage de tout un tas de bribes rédigées au fil du temps, pour, à présent, faire à nouveau le point. Bien que d’apparence linéaire, ce n’est pas vraiment la chronologie qui m’a guidée mais plutôt une logique “marabout-bout de ficelle” où le dernier mot d’un chapitre entraînait le suivant. » Ce regard réflexif sur les étapes d’un “work in progress” est accompagné de 7 photographies insérées dans le livre et en couverture d’un dessin intitulé “nœud-nuage” au stylo-bille sur tirage numérique.

Patrick aime beaucoup !Je regrette de n’accorder à Faire trace de Maxime Decout que si peu de place – surtout en ce moment où l’hydre du nihilisme factuel relève ses têtes… Cet essai magistral analyse l’écriture sur et après la Shoah à la lumière d’un élément régulièrement mentionné mais rarement pris en compte alors même qu’il est l’une des principales spécificités du génocide : l’effacement des traces par ses maîtres d’œuvre nazis. Car l’écriture s’est faite et se fait encore contre l’effacement, au double sens de cette préposition, c’est-à-dire à la fois tout contre l’effacement et à l’encontre de celui-ci. Si bien qu’il s’agit pour les œuvres de faire trace. À savoir d’archiver ce qui n’a pas laissé d’empreinte, de consigner les disparitions sans tenter pour autant de les combler. Faire trace de l’effacement en lui-même, comme le montre bien Shoah de Lanzmann qui filme les sites des camps d’extermination en Pologne, comme Chelmno et Treblinka, dont il ne reste rien.
Maxime Decout montre ainsi comment l’effacement des traces et la mise en cause de la factualité ont joué le rôle tant d’un obstacle que d’un moteur de l’écriture. Le corpus étudié porte aussi bien sur les œuvres les plus étudiées, comme celles de Robert Antelme, de Charlotte Delbo, de David Rousset, de Georges Perec, de Patrick Modiano et d’Ivan Jablonka, que sur des textes plus confidentiels qu’il vise à faire découvrir au grand public, comme ceux d’Hélène Berr, Etty Hillesum, Władysław Szlengel, les rouleaux sous la cendre des Sonderkommandos, André Schwarz-Bart, Romain Gary, Henry Raczymow, Marcel Cohen, Marianne Rubinstein.
Le livre se clôt sur des perspectives tournées vers les générations futures par un dernier chapitre assez inattendu et d’une tonalité plutôt amère sur les contradictions inhérentes à l’industrie de la mémoire et au tourisme mémoriel. Alors que le centre-ville de Cracovie nous fait croire qu’il nous montre Cracovie, et Auschwitz Auschwitz, l’industrie touristique n’essaye pas de savoir, elle reconstitue. Son objet n’est qu’un décor — et celui-ci recouvre le trou béant qu’il aurait dû montrer. Le petit livre d’Adrien Le Bihan Auschwitz Graffiti avait déjà montré les apories qu’amène le geste commémoratif : on ne parle jamais des choses et des personnes que dans l’horizon de leur irrémédiable perte. D’où l’inévitable mélancolie de savoir que le savoir est peut-être inutile et vain – ce qui étrangement ne décourage pas la littérature et même en est un des plus puissant et secret moteur.

Patrick aime assezJe ne saurais clore cette sélection sans mentionner deux revues. 
Des Pays habitables n°8 avec un choix éclectique de contributions bellement conformes à l’esprit (“Naïveté – Utopie – Exubérance”) de cette revue dynamiquement animée par Joël Cornuault.
Last but not least, un numéro hors-série d’Europe pour fêter son centenaire : Une politique de la littérature (1923-2023). 
On le sait : Europe est bien plus qu’un mythe. C’est un siècle d’encre et de papier où critique et création s’entremêlent sans cesse. Cent ans de thèmes, d’essais, de chroniques culturelles, de prose et de poésie. Plus encore, Europe, ce sont des hommes et des femmes qui se sont passés plume et flambeau de 1923 à aujourd’hui. Fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale, cette revue s’est ouverte d’emblée aux collaborations d’écrivains du monde entier. Pour le centième anniversaire de la revue, un colloque international s’est tenu à l’École Normale Supérieure : “Europe, une politique de la littérature (1923-2023)”. Les actes en sont ici réunis, explorant les multiples aspects du long cheminement de la revue depuis sa fondation. 

Cahier Vladimir Nabokov, Collection Cahiers de L’Herne, dirigé par Yannicke Chupin et Monica Manolescu, éditions de L’Herne, 2023 (33 €).
L’Ouragan Lolita (Journal 1958-1959), traduction de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, préfacé et annoté par Yannicke Chupin et Monica Manolescu, éditions de L’Herne, 2023 (14€).
Libre cours – À l’épreuve de l’oisiveté de Marion Milner, traduction par Marc Amfreville, éditions Fario, 2023 (27€).
Leopardi (poésie, pensée psyché) de Michel Orcel, éditions Arcades Ambo, 2023 (26€).
Là sont rassemblés mes souvenirs (Esquisses autobiographiques) de Giacomo Leopardi, éditions Arcades Ambo, 2023 (12€).
Brève Histoire de l’obscurité poétique de Francesco Zambon, éditions Arcades Ambo, 2023 (25€).
Conversations sur le temps de Michel Butor et Carlo Ossola, éditions du Canoë, 2023 (10€).
Nuage nœud du ciel de Danièle Gibrat, Collection Ateliers, éditions Le Silence qui roule, 2023 (13€).
Faire trace – les écritures de la Shoah de Maxime Decout, José Corti, 2023 (22 €).
Des Pays habitables n°8 (14€). Vente en librairie et/ou pour commander le numéro.
Revue Europe, “Une politique de la littérature (1923-2023)”, numéro hors-série – automne 2023 (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions de L’Herneéditions Farioéditions Arcades Amboéditions du Canoëéditions Le Silence qui rouleéditions José CortiLibrairie La Brèche éditionsRevue Europe.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau