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L’arrière-saison des lucioles

Patrick Corneau

« Ne te soucie pas de ta trace. Tu es seul à ne pouvoir l’effacer. » Edmond Jabès

Patrick aime beaucoup !Avec L’arrière-saison des lucioles Henri Raczymow nous offre un récit très personnel où chaque lecteur retrouvera des aspects de sa propre histoire, en ce qu’elle a d’unique et d’universelle : celle du temps qu’on a laissé passer, des parents, des proches, des amis qu’on a perdus sans jamais leur avoir posé les questions désormais sans réponses. Les choses qu’on ne saura plus et qui cependant nous concernent au premier chef, parce qu’elles sont fondatrices de notre existence qu’elles ont marquée pour le meilleur et pour le pire sans nous demander notre consentement. Cette douleur de l’irrémédiable, cette colère envers soi-même, cette amertume de n’avoir pas parlé pendant qu’il en était encore temps, chacun l’a éprouvée. 

Mais au-delà de l’enquête menée sur sa propre histoire, il y a l’impérieuse nécessité de témoigner sur un monde générationnel, ici littéraire – ce que Georges Perec appelait un « bruit de fond », un « habituel d’époque » – qu’on voudrait ne pas voir oublié. Henri Raczymow, né en 1948, se fait le mémorialiste nonchalant mais précis d’un monde intellectuel qu’il a fréquenté pendant une cinquantaine d’années. Il se souvient des déjeuners du mercredi chez Gilberte Lambrichs, l’épouse de Georges Lambrichs, qui dirigeait la collection « Le Chemin » chez Gallimard. C’était au début des années 70. Parmi les auteurs attablés, Michel Chaillou était « le plus sympathique ». Jude Stefan, excellent poète, « renfrogné, maugréant », était antisémite par anti-sionisme déclaré (avec quelques autres comme Alain Robbe-Grillet et Tzvetan Todorov dont Raczymow rappelle les propos peu casher). Passent Pascal Quignard, Henri Thomas, Jacques Réda, Pascal Lainé, Henri Meschonnic, Francis Ponge, mais le commensal timide qu’était le jeune auteur (lauréat du prix Fénéon) s’avoue peu doué pour les mondanités. N’empêche, à la manière de Proust, il était sur le motif* et nous livre quelques portraits souvent critiques, voire peu amènes, mais fidèles de quelques « grandes-têtes-molles » de l’époque (Roland Barthes, François Weyergans, Jean-Noël Vuarnet, Mathieu Lindon, Pierre-Jean Remy, etc.) Une évocation de M.*** son professeur de philosophie est l’occasion de belles pages sur la nature du fantasme si présent dans les rêves et illusions de jeunesse. Rive droite, une autre fratrie se réunit autour de Traces, revue de la culture juive. Aux côtés d’Aby Wieviorka (1921-1992), beaucoup de figures surgissent auxquelles on doit la renaissance de la culture et de la littérature yiddish en France : les éminentes Rachel Ertel et Régine Robin, la psychanalyste Anne-Lise Stern, l’écrivain Albert Memmi, le cinéaste Robert Bober, les journalistes Edgar Reichmann, Guy Konopnicki, etc. Apparaît alors la nature du lien profond qu’entretient Henri Raczymow avec la littérature : « Nous écrivions dans la perte, nous écrivions la perte. » Les mots sont là pour retenir, capter, fixer un vécu, un ressenti, dessiner une image qui autrement s’évanouirait, s’effacerait dans les limbes des mémoires trouées. « Ne pas oublier la perte, écrit Raczymow, c’était circonscrire (circoncire ?) notre identité. » Á la suite d’Emmanuel Lévinas, l’identité est l’autre grande question (insoluble) posée par ce livre. Il faut lire les pages un peu désenchantées sur cette identité en lambeaux par-delà la Shoah et l’exil, les mémoires diasporisées, et l’imaginaire juif ou le juif imaginaire.

Remontant vers Belleville, son enfance, Henri Raczymow rend un hommage très émouvant (et plein de gratitude) à son père, fervent et sectaire militant communiste, comme tant de Juifs polonais au lendemain de la guerre : « Tous les camarades de mon père, dans la cellule communiste du bas Belleville, étaient juifs. En général juifs polonais. Quand l’un d’eux, si exceptionnellement, était roumain, on l’appelait le Roumain, pour montrer sa singularité. Leur mentor à tous était Henri Krasucki qui habitait en face de chez nous, rue des Couronnes. » Raczymow raconte avec humour comment vivaient ces artisans tailleurs, casquettiers, maroquiniers qui croyaient à la lutte des classes et attendaient le Grand Jour du bonheur absolu de la société sans classes, venu d’URSS, tandis que les écrivains yiddish étaient exécutés dans les caves de la Loubianka, à Moscou, pendant la campagne contre « les cosmopolites sans patrie ».
Tout un monde dont il ne reste rien, pas même les rues où habitèrent aussi les parents de Georges Perec, avant d’être raflés par la police française et assassinés à Auschwitz.
La fin du livre est une « Fin de partie », moins laconique et définitive que celle de Samuel Beckett, mais empreinte d’une beauté triste. Le ton qui oscillait entre nostalgie, regrets et autodérision (avec parfois de sévères autocritiques) devient en réalité acide, grave, voire sombre puisque le livre se clôt sur « Quelques tombes de mon petit cimetière ». La citation d’André Schwarz-Bart (Le Dernier des Justes) placée en exergue dit tout de cette tombée de rideau : « Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes. »

Il y a indéniablement un tournant mémoriel de l’écriture contemporaine dans lequel s’inscrivent des auteurs comme Pascal Quignard, Gérard Macé, Pierre Bergounioux, Pierre Michon et bien sûr Henri Raczymow – le passé n’est pas abordé pour préparer l’avenir, mais comme source et ressource de la nostalgie, de la mélancolie dans un présent coupé de tout devenir.
Aussi on ne peut mieux inciter à se plonger dans la poétique mélancolique de L’arrière-saison des lucioles qu’en citant ces mots d’Henri Raczymow introduisant l’évocation de ces personnalités de rencontre ou de cœur (« lucioles ») en sursis avant l’oubli : « Vieillissant vous perdez vos cheveux, vos neurones, votre ouïe, mais vous perdez aussi bien les inhibitions qui ont longtemps entravé vos désirs, les illusions qui ont exalté vos jeunes années. Et vous perdez des gens, pas nécessairement des amis proches, des gens que simplement vous avez côtoyés jadis ou naguère, et dont l’absence définitive, même si elle ne vous remplit pas d’une immense nostalgie, vous dit que le monde qui vous entoure n’est plus exactement le même, n’a plus la même saveur, si jamais avant il en eût une. Et c’est cela qui vous attriste. Non telle disparition, tel effacement, mais que ce ne soit plus la même chose. Que vous vous surviviez. Surtout, vieillissant, il y a de moins en moins de gens avec qui vous êtes susceptible de partager des souvenirs. Au bout du temps, si toutefois vous durez assez longtemps, vous voilà le seul à être dépositaire de la mémoire de cet homme, de cette femme. Et ce « dépôt »-là ne vous sert plus à rien. Vous aurez beau évoquer ce nom, il ne rappellera rien à personne. Il va gésir au fond de vous comme une urne inutile et absurde, un parasite, un ver luisant, une luciole, une toute petite lumière qui s’éteindra avec vous. A moins que vous n’inscriviez ce nom sur la page d’un livre que vous écrirez, en supposant qu’à son tour ce livre vous survive un peu. Voilà pourquoi mon amour pour Proust, qui a dit tout cela. Et voilà aussi pourquoi j’aime fréquenter des gens plus âgés que moi : les noms que j’évoque devant eux leur rappellent quelque chose. Leur mémoire m’englobe, me protège du délaissement, me prend dans ses bras. Leur mémoire m’est maternelle et me rassure. Bientôt viendra cependant un jour que je redoute où ce sera l’inverse : c’est moi, en raison de mon grand âge et de ma survivance, qui aurai ce rôle de gardien de cimetière. Après quoi place à d’autres.
J’aurai rempli mon office. »
Quant aux deux dernières pages, au-delà de la simple lecture, par la grâce de quelques lignes saisissantes, elles méritent peut-être un peu plus…

* « Un Juif est souvent un sémiologue intuitif. C’est-à-dire paranoïaque. » écrit H. Raczymow p. 177.

L’arrière-saison des lucioles, Henri Raczymow, Éditions de l’Antilope, 2023 (19,90€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Henri Raczymow ©Anne Caminade – dans le billet : Défilé de la victoire du Front Populaire à Belleville, photographie de Willy Ronis / Éditions de l’Antilope.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau