Patrick Corneau

On croyait connaître l’œuvre du photographe Willy Ronis (1910-2009). On l’avait bien sûr remarquée, appréciée, on l’avait même jugée un peu « légère » en comparaison avec celle de Doisneau, la gouaille parisienne en moins, ou en deçà de la virtuosité d’un Cartier-Bresson. Ces deux-là l’ayant un peu remisée dans l’ombre. Les trouvant aimables, sans sophistication excessive, et parce qu’elles venaient d’un regard aimanté « par ce qui [lui] rend les gens sympathiques« , les images de Willy Ronis ont bien souvent été jugées « trop gentilles ». Il a dû porter son empathie pour les autres quasi comme une faiblesse (que l’on moquait presque dans les revues photos des années soixante-dix), et on l’a définitivement classé comme « photographe humaniste ». Catégorisation qu’il faut entendre avec un zeste de condescendance envers la soumission à l’impression première, à l’émotion, à la vérité du ressenti.
Aujourd’hui, les deux cents images en noir et blanc exposées au pavillon Carré de Baudouin, à Paris, nous disent tout autre chose. On découvre enfin la profondeur, la richesse historique d’une œuvre qui impose Willy Ronis comme l’un des plus grands chroniqueurs de son époque. Si étonnant que cela puisse paraître, c’est une surprise de découvrir l’ampleur du génie visuel de cet homme intègre, ne se mettant jamais en avant*. Les images ici exposées se regardent comme la grande chronique d’un monde révolu, où une classe ouvrière solidaire tenait le haut du pavé dans une société revendicative, vivante, qui croyait encore en un avenir meilleur.
Cette rétrospective parvient à mettre le visiteur en contact direct avec cet homme de cœur, engagé politiquement, se tenant toujours à la bonne distance de ses sujets avec respect et sans familiarité. On peut entendre Ronis s’expliquer, commenter ses prises de vue dans ses interviews filmées comme dans ses photos très précisément légendées – bref, ce parcours est une véritable leçon de photographie. On ne compte plus les bonheurs visuels qu’il saisit dans son viseur. La beauté du quotidien surgit de situations banales, comme dans le portrait de ce vitrier qui gravit en contre-jour une rue de Paris, ce couple d’amoureux** dominant un panorama de la capitale. Avec sa modestie légendaire, Ronis ne s’en tient pas pour responsable: « Je ne crois pas du tout qu’une fée spécialement attachée à ma personne ait tout au long de ma vie semé de petits miracles sur mon chemin. Je pense plutôt qu’il en éclot tout le temps et partout, mais nous oublions de regarder.« 
Pensée par thèmes – « les débuts », « autoportraits », « l’intime », « les nus »…, l’exposition déploie sur les deux étages du pavillon situé à Ménilmontant, le quartier populaire où Ronis fît ses iconiques photos de rue après guerre. On y retrouve la célèbre photo de la fillette coiffée d’un bonnet phrygien lors du défilé du 14 juillet 1936 au début du Front populaire, la déléguée syndicale haranguant les ouvrières en grève de l’usine Citroën en 1938, etc. Mais aussi « Le Nu provencal » de 1949 (ci-dessus), admirable cliché de sa femme, comme baigné d’une lumière divine, se lavant au-dessus du lavabo de fortune de leur maison à Gordes.
L’impression ressentie est un peu mystérieuse, ces images qu’on croyait connaître se sont bonifiées avec le temps. Aurait-on « oublié de regarder » ? Jean-Christophe Béchet, photographe et critique qui fut un intime de Ronis donne les clefs de cette résistance au temps : « J’ai compris pourquoi ses photographies traversent si bien les époques: authentiques, reflets de sa riche personnalité, elles transmettent une bienveillance rigoureuse, sans posture, ni concession, ni compromis. »
Ronis est un pur, cela se voit : pour n’avoir jamais transigé avec son éthique de la photographie, mais aussi par simple fidélité à soi-même, ses images ont acquis un voile d’éternité. Et de fait, neuf ans après le décès de l’artiste, Willy Ronis par Willy Ronis célèbre la clôture de la succession et l’entrée de l’œuvre du photographe dans les collections du patrimoine photographique national.

* « On m’aurait offert un petit fixe moyennant fourniture à l’année et photographies de Paris et des bords de Seine, je n’aurais rien souhaité de plus pour mon bonheur… »
** « Chaque fois que je rencontre des amoureux, mon appareil sourit ; laissons-le faire. »

On peut prolonger le plaisir de l’exposition avec un joli livre que publient les éditions Flammarion. Au fil d’une centaine de photographies dont ses plus emblématiques comme « Les Amoureux de la Bastille » ou « La Péniche aux enfants », Ronis dévoile un Paris dont il suit avec tendresse et attention les mutations, de l’après-guerre jusqu’aux années 1980.
PARIS RONIS, Photographies de Willy Ronis – La Ville Lumière de Willy Ronis, édition bilingue, 128 pages, 100 illustrations, collection Photographie / Photopocket chez FLAMMARION, avril 2018. LRSP (livre reçu en service de presse).

Exposition Willy Ronis par Willy Ronis, du 27 avril au 29 septembre 2018, pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant, Paris, 75020 (entrée gratuite, fermé les dimanches, lundis et jours fériés).

Illustrations : Photos © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dist. RMN-Grand Palais – donation Willy Ronis / photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau