L’harmonie naît de la division et non de l’uniformité. Cette dernière comme l’a montré René Girard engendre des égaux dont les regards se croisent, en proie à l’envie, matrice de toutes les violences sociales. Lesquelles sont en démocratie « majoritairement » générée par le ressentiment, sentiment suprême comme l’avait bien vu Nietzsche. Comment lutter contre? Je ne sais plus quel dandy baudelairien disait que la politesse est le « bâton merdeux » qui maintient les autres à distance. À distance pour défendre son quant-à-soi, sa privacité (privacy) comme disent si bien les Anglais. Chose difficile à préserver aujourd’hui où la moindre visibilité sociale, médiatique, « réseau-sociale » ou internétique vous expose à la meute; rarement à son admiration, souvent à la réprobation ou la dénonciation haineuse. Ne parlons pas de nos villes où règne la pittbullisation de nos congénères, leur allure noiseuse, leur agressivité, au volant, au supermarché, à la poste, dans les transports en commun, etc. « Pousse-toi de là que je m’y mette » est la maxime capitale qui tient le haut du pavé. Exit la courtoisie, l’urbanité. Vraie nocence ou nuisance (décivilisation?) qui empoisonne l’air du temps et sur laquelle l’écrivain Bruno Lafourcade a sur son blog écrit un bien beau billet (Petit éloge du mépris) où il défend avec brio (et un rien de provocation) l’avantage du mépris sur la haine:
« L’incapacité de beaucoup à dépasser leur haine, à ne pas atteindre au mépris, est une infirmité sociale. C’est que, en société petite-bourgoise, le ressentiment est le sentiment cardinal, où se mêlent envie et frustration de classe: on déteste son voisin pour ses voitures de sport, ses écrans plasma et ses vacances à Marbella; le mépris est plus aristocratique: on ne s’abaisse pas à haïr – ce serait être inférieur à l’idée que l’on se fait de soi.
Il s’agit donc de hauteur: la haine est basse, le mépris altier; et de nombre: la première est à la foule ce que le second est à la solitude. On n’imagine pas un groupe de supporters traiter par le dédain les insultes du camp adverse; et moins encore le prince de Ligne postillonner ses injures au visage d’un accusé qui monte les marches d’une cour d’appel. Les foules ne méprisent pas, elles hurlent, cassent et lynchent: malgré qu’elles en aient, elles ne crient pas du haut de leur morale, mais du bas de leur rancune. Quand on méprise, on se force: on joue d’abord à mépriser, à passer outre les insultes, à décider que l’on est « au-dessus de tout ça » – et en effet on a bientôt la surprise et le plaisir de voir que l’on porte le deuil de ses aigreurs: le mépris est balsamique et roboratif. D’ailleurs, et sans doute aurait-on dû commencer là: le mépris est une réponse à la haine.
Il s’agit donc d’artifice, et donc de civilisation: on construit son mépris, où la haine est une pulsion; le mépris est civilisateur, la haine une régression vers l’instinct. Bien entendu, le mépris n’empêche pas du tout la colère – il la dévie, lui donne une orientation plus haute: c’est une noblesse de sentiment, comme il y en eut d’épée. De ce point de vue, le mépris est absolument jouissif: élevant au-dessus des rancœurs, il sauve des autres et de soi; on y est seul et en sûreté. Rien ne protège mieux d’un haineux que le mépris; rien ne redouble plus sa fureur que la conscience d’être méprisé. C’est la revanche du gentilhomme sur le mufle, du goût sur le groin; et son triomphe.
C’est d’ailleurs le sentiment que l’on peut avoir en écrivant: on dévie sa colère, on l’élève; et, comme sur ces montagnes il y a moins de monde, on éprouve le plaisir d’y être seul, et, bien que l’air s’y raréfie, d’y mieux respirer. Or la meilleure arme du mépris, pour un auteur, c’est sa langue: il n’y a rien comme un archaïsme approprié, une tournure savante, une ponctuation singulière, pour placer un auteur au-dessus de qui l’injurie. De ce point de vue, le style est une solitude et l’écriture un mépris. On imagine mal tout le dédain que peut contenir un point-virgule. »
J’approuve totalement ces lignes qui, bien évidemment paraîtront déplacées dans le « néoparler* » actuel où les mots sont révisés, réformés, rectifiés selon la doxa de l’idéologie affective – mélange détonnant de poncifs « politiquement corrects » et de colère (entre indignation offusquée et condamnation hargneuse). S’exprimer en « obsoparler* » sur les réseaux sociaux, comme il m’est arrivé de le faire, pour y transmettre une pensée à peine vexante, un peu subtile, à l’aide de mots un peu difficiles à prononcer ou déchiffrer (donc susceptibles d’être compris de travers), vous fait passer ipso facto pour un individu « méprisant ». On ne pardonne pas celui qui vous a mis face à votre nullité soudain perçue. Quoiqu’il en soit, il faut se résigner désormais à ce que les mots soient rarement compris au-delà de leur perception épidermique. Nous sommes sur le point d’arriver à une névrose universelle; bientôt, l’humanité étouffera dans sa propre bile…
À l’imparable démonstration de Bruno Lafourcade, je rajouterai seulement que l’on trouve cette élégance du mépris chez quelques écrivains remarquables (et d’autant plus rares) dont Henri Michaux, dandy du sentiment abstrait, du sentiment exsangue: ne pas toucher ni être touché par la pensée de l’autre… Quand à la colère littéraire, elle se hisse parfois au grand style des contempteurs, des imprécateurs, façon Léon Bloy, Georges Bernanos, Céline ou Thomas Bernhard…
Peu de chance de trouver ces pedigrees littéraires dans la baraque foraine de la pensée conforme ou sous les sunlights de la courtisanerie médiatique** où les « dandys d’imitation », comme les appelait Alphonse Karr, pullulent.
Pour la bonne bouche (et en guise d’illustration du « bâton merdeux »), voici la lettre que Magritte écrivit au critique d’art Richard Dupierreux le 3 mai 1936:
Cher Monsieur Dupierreux,
La bêtise est un spectacle fort affligeant mais la colère d’un imbécile a quelque chose de réconfortant. Aussi je tiens à vous remercier pour les quelques lignes que vous avez consacrées à mon exposition.
Tout le monde m’assure que vous n’êtes qu’une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention. Il va sans dire que je n’en crois rien et vous prie de croire cher monsieur Dupierreux en mes sentiments les meilleurs.
René Magritte
Enfin laissons le dernier mot à un moraliste: « La droite vit de mépris, et la gauche de haine. » Georges Wolfromm (dans Courts-circuits, Stock, 1960).
* historique1984 de George Orwell dans la nouvelle traduction de Josée Kamoun, Gallimard, 2018.
** À l’exception de Baudoin de Bodinat.
Illustration: iStock.
« L’harmonie naît de la division et non de l’uniformité. »
Ce que disaient et montraient avec une efficacité redoutable, Héraclite et Empédocle, pour n’en nommer que deux, de ceux-là….
http://pascalebussonmartello.over-blog.com/2018/04/relisons-heraclite-avant-de-polemiquer.html
Mais oui. Ah ces Grecs! 🙂
Vous m’avez retrouvée?
Je n’ose penser à un monde où il n’y aurait plus que les robots modérateurs, et pas âme qui vive (la vôtre, ici, cher Lorgnon) pour aller fouiller dans leurs poubelles retrouver ce qu’ils ont jugé indigne…
Eh! oui, ces Grecs à qui l’on doit tout en matière de réflexion conceptuelle, d’abstraction rationnelle et de logique formelle…
Ici tout est fait main, huile de coude et jus de cervelle…
« Ah! ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur ! »
Nietzsche, Avant-propos de la deuxième édition du « Gai Savoir », 1886.
vous me tentez là !
car : Nietzsche est sûrement de ceux qui ont le mieux compris les Grecs, de l’intérieur. Comme philologue en premier lieu. Lire forcément » La philosophie à l’époque tragique des Grecs. » Immense -petit- livre.
– mais cette citation pourrait presque faire croire le contraire…
Car, il n’y a pas « les Grecs », comme on le dit par facilité, et N. pratiquait surtout les présocratiques, qu’il appelait -plus justement d’ailleurs- les préplatoniciens. Et la philosophie grecque se constitue, dans une diversité que l’on ne soupçonne pas, si l’on a aucune raison d’y aller voir de près- au cours de plusieurs siècles, plusieurs centaines d’années… un peu comme ce qui nous sépare aujourd’hui de Montaigne.
-Nietzsche ne résiste pas longtemps à la possibilité d’un paradoxe, mais, il le montre mieux que quiconque, les Grecs (!) -c’est-à-dire pour lui ceux du -VI-V- sont tout sauf superficiels en effet!
🙂
J’apprends qu’on peut haïr son voisin parce qu’il a une plus grosse voiture.
Décidément, je dois être un marginal.
Il faut que je retrouve cet aphorisme de Cioran où il disait que l’accomplissement suprême est de passer de la haine au mépris puis du mépris à l’indifférence (ou au détachement).
Et du coup je m’interroge pour savoir quel sentiment m’inspire un djihadiste qui massacre des enfants coptes dans une église ou un mafioso qui assassine celui qui gêne son bizness.: de la haine, du mépris, de l’indifférence.
En fait, c’est de la haine et je crois que c’est parfois un sentiment utile.
Oui, je connais des « marginaux » qui sont presque satisfaits (et rassurés) de constater qu’ils n’ont pas de voiture plus grosse que celle de leur voisin… 😉
Les tribunaux d’assises sont pleins de gens qui se sont haïs pour une voiture ou une maison… ou pour une femme, un homme, un lingot, un bout de champ, un tableau, voire un verre de trop.Et, conséquemment, les prisons.
Si l’on ne peut éviter la haine, l’être humain est faible, la faire porter sur l(objet et non la personne. Haïr la voiture du voisin, être indifférent à son proprio.
Mais Serge a raison, on fait quoi devant celui dont la haine, la haine de l’humain, est si forte que la nôtre devient dérisoire et sans effet.
Gloups chers tous! La haine et le mépris sont 2 sentiments différents. Quel amalgame!
Quant à : je vous cite : « Ne parlons pas de nos villes où règne la pittbullisation de nos congénères, leur allure noiseuse, leur agressivité, au volant, au supermarché, à la poste, dans les transports en commun, etc. « Pousse-toi de là que je m’y mette » est la maxime capitale qui tient le haut du pavé…. »
J’habite une grande ville et il y autre chose à voir que ce que vous décrivez là. Dans la ville,et dans la vie, il y a le blanc, il y a le noir, il y a le gris..Peut être serait il intéressant que vous changiez parfois de lunettes? Pour enrichir votre vision du monde; mais ce n’est peut être pas votre propos?
Votre angélisme est touchant! La grande ville que vous dites habiter doit être celle des aventures de Heidi. Une ville peuplée de bisounours… Restez-y bien au chaud à l’abri de vos bons sentiments et de vos rêveries sucrées. Surtout n’enlevez pas vos lunettes rose bonbon, vous risqueriez de voir quelque chose qui s’appelle la RÉALITÉ. Ce serait tellement dommage…
Mais non, je ne vis pas au pays des bisounours et j’ai parfois moi aussi des lunettes noires . Mon propos avait pour but, non pas de nier la violence etc… des villes mais de contrecarrer cette vision sans nuance.