Patrick Corneau

Patrick aime pas mal

 

« Roman : une petite histoire, généralement d’amour. »
 Samuel Johnson, Un dictionnaire de langue anglaise (1755)

Comme disait un universitaire avec la suffisance (non dénuée d’envie) des mandarins à couvert derrière leurs titres et positions : « Je n’aurais jamais lu ce genre de livre si je n’avais connu l’auteur ». Je ne connais pas personnellement Henri Raczymow, ne l’ai jamais rencontré, je ne le connais que comme auteur pour avoir lu quelques uns de ses essais de littérature (Maurice Sachs, Marcel Proust) et récits voyages en Pologne. Nonobstant cette non-connaissance personnelle, je viens de lire son dernier roman, Une saison avec Luce paru aux éditions du Canoë et vais en parler.

Tout d’abord, je ne comprends pas cette compulsion des essayistes, spécialistes patentés et reconnus, à sortir de leur domaine de compétence pour écrire un roman*, aller s’encanailler à leurs risques et périls dans une aventure pour laquelle ils ne sont visiblement pas faits, à se lancer dans une histoire d’amour pour, avec et dans une forme « qui n’était par leur genre »… Barthes fut tenté, hésita, tergiversa, puis « prépara », une mort précoce le priva d’un passage à l’acte – peut-être cela fut-il mieux et pour Barthes, et pour le roman. Ceci dit, ayant moi-même succombé, je ne saurais jeter la pierre à quiconque (au moins ai-je l’excuse d’un caprice assumé en l’absence totale de préoccupation de résultat…).
Henri Raczymow n’en est pas à sa première tentative romanesque (Contes d’exil et d’oubli, Un cri sans voix, Bloom & Bloch, Quartier libre, Dix jours « polonais », Elle chantait Ramona, etc.). La dernière en date se distingue par le projet : disons que c’est une romance proustoïde : ça a l’air d’être du Proust, ça en a un peu le goût, ça consonne avec quelques thèmes ou personnages de La recherche sans prétendre rivaliser avec cette cathédrale littéraire.

Penchons-nous sur la réalisation. Le narrateur, Henri, écrivain débutant (« largement putatif ») et fâcheusement velléitaire, amoureux de l’œuvre de Proust, s’éprend de Luce, une des jeunes filles d’un trio de copines qui habitent le temps d’un été la maison mitoyenne à celle où il atterrit avec un camarade dans un village du sud de la France. Elle se nomme Luce Simonet, avec un seul n, le même patronyme que celui d’Albertine. Elle est vaguement comédienne, tout en préparant comme étudiante en lettres, un diplôme sur Proust. Au fil de la liaison amoureuse qui se noue entre eux, Henri, tiraillé entre des sentiments mêlés, perçoit l’identité singulière de ce personnage d’Albertine dont l’orientation sexuelle (femme aimant les femmes) est une des clefs de la séduction et de l’emprise sur le narrateur de La Recherche. Il tient là « son roman », répète-t-il. Car il ne voit pas d’issue à cette relation dans laquelle il sent que, s’il reste avec son objet d’amour, la situation finira par le détruire et que, s’il choisit de s’en séparer, il ne pourra pas survivre. Mais un jour, sans crier gare, Luce, comme Albertine, disparait… On apprend finalement sa mort. Henri tombe alors dans les affres d’une déréliction qui lui fait reconsidérer toute sa relation passée avec Luce – mais aussi avec les amies de celle-ci – et l’engage dans une élucidation pleine de doutes et de perplexités. Il essaie de l’oublier en se jetant dans la ronde de nouvelles amourettes, en voyageant (Venise !) mais le souvenir de la belle n’en est que plus tenace, tout la lui rappelle, sa figure est obsédante. Il a beau rameuter toute sa science proustienne pour rationaliser, expliquer « qu’elle n’était pas son genre », que lui n’était pas non plus le sien, remâcher la sèche sagesse que lui cite son bas-bleu de mère, rien n’y fait – on ne referme pas une liaison comme on ferme un livre – seule la mort pourra le délivrer de Luce.

L’éditeur dans sa présentation nous assure que « nul n’a besoin d’être un érudit pour savourer l’art consommé, la grâce, l’humour qui animent le fil de ce récit qui peut se lire à différents niveaux suivant que l’on est ou non un connaisseur patenté de l’œuvre du maître. » 
Je n’ai pas été convaincu de cela. À vouloir courir deux lièvres à la fois, Henri Raczymow s’est un peu perdu en cours de route. On n’a ni l’un, ni l’autre. Ni le roman de gare (qui n’est pas aussi facile à écrire qu’on le prétend), ni le roman d’esprit ou de facture proustienne. L’affaire est trop composite et tiraillée entre des partis pris trop éloignés, à la limite incompatibles. Le narrateur Henri de Bellefon est un feuilletage d’éléments contradictoires : « fleur bleue » et proustologue averti, hypersensible (larmes faciles) et soudainement indifférent, très indécis quant à ses sentiments réels et vindicatif dans la défense de ses idées ou convictions littéraires, ratiocineur brillant tout en se montrant parfois un peu « shlemiel » face aux situations de la vraie vie, désirant  une chose et faisant une autre. Bref, on n’y croit pas. Quant à Luce, on a du mal à accepter qu’une bimbo d’aujourd’hui, même si elle n’est pas donnée comme une pimbêche, maîtrise avec autant d’assurance les arcanes de la psychologie proustienne (au point qu’à la fin du roman, Henri considère qu’elle seule eût pu l’aider à s’orienter sur le mystère des hommes polarisés par l’amour des femmes aimant d’autres femmes)… La meilleure part du roman est le tout début, la rencontre avec Luce et les préliminaires, les tentatives de séduction mutuelle, les jeux de l’amour entre conquête et esquive : cela m’a rappelé l’ouverture de Lolita de Nabokov. Malheureusement cela ne fait que cinquante pages sur 176. Lorsque l’affaire est conclue (autrement dit lorsqu’on a couché), l’habitude – autre nom de l’ennui – s’installe. L’intrigue peine alors à coller au scénario proustien de la prisonnière tout en restant dans le cadre d’une histoire d’amour qui, de fait, n’arrive pas à cristalliser, à s’incarner, trop cérébrale pour être émouvante. Combien d’exemples de livres commencent en fanfare et puis à mi-chemin l’auteur oublie comment écrire. Par ailleurs, Henri Raczymow lorsqu’il essaie de pasticher Proust dans sa fameuse phrase à rallonge, à enfilade d’incises pour nuancer et/ou digresser, n’est pas à la hauteur du maître et reste quelque peu efforcé – autrement dit Proust se s’imite pas, à moins de s’appeler Paul Morand**. On notera ce trait d’humour (un brin ironique) : les références réitérées, respectueuses (?) aux Dupont et Dupond de la science proustienne : Tadié & Compagnon…
Annie Dillard a écrit que « la vie intime du lecteur se déroule là où les mots rencontrent l’imagination sans passer par la netteté incorruptible du réel ». L’auteur propose et le lecteur dispose, lui seul a le dernier mot, et ce « dernier mot » s’il dépend du monde propre du lecteur, de son aptitude à poétiser, à rêver, est assujetti, n’en déplaise à l’auteur, à la qualité de l’offre. Ce qui est certain, c’est que ceux qui n’ont pas lu Proust auront à travers cette pochade une honnête approche du rôle d’Albertine dans À la Recherche du temps perdu et une juste idée des questions sur l’amour et la jalousie que l’écrivain s’est posées en créant ce personnage (c’est, cela va sans dire, plus agréable qu’un cours en ligne).

Patrick aime beaucoup !Chez le même éditeur, du même auteur, je conseille vivement Ulysse ou Colomb : notes sur l’amour de la littérature publié en janvier 2021, une suite de textes très attachants sur les différentes manières d’aimer la littérature, la nécessité ou pas d’écrire, les questions que pose l’état actuel de la littérature et ses chances de survie – tout cela avec finesse, perspicacité et un humour qui, chez Henri Raczymow, émane de cette petite lumière juive, cette « lampe de front » qui lui a permis comme il le précise dans Ruse et déni*** (PUF, 2011) « d’y voir un peu plus clair, de vérifier une intuition, d’explorer les recoins, de percer l’opacité du mensonge, de la mauvaise foi ou simplement du mystère ». 

Patrick aime assezPuisque nous sommes dans l’univers proustien, j’ai lu cet été Proust et les autres de Christian Péchenard (1930-1996), remarquable ouvrage déjà un peu ancien qui rassemble dans une réédition à La Table ronde la trilogie que cet avocat à la cour, romancier et biographe de Proust, consacra à À la recherche du temps perdu. Le premier essai Proust à Cabourg, est une révélation sur la place éminente du Grand Hôtel dans la rédaction de La Recherche**** ; le second, Proust et son père, une demi-réussite parce qu’on voyait mal la figure du père et on ne comprenait pas bien le rôle d’Adrien Proust, lui aussi auteur de livres, grand clinicien, dans la vocation graphomaniaque de son génial fils (non plus que l’effroi du petit Marcel en apprenant que son père trompait sa mère – car tout se savait dans ce milieu). Le dernier Proust et Céleste est un essai magistral sur l’extraordinaire femme de chambre que fut Céleste Albaret. Même si Christian Péchenard s’abandonne un peu trop à sa facilité, aux citations, aux joliesses et aux virevoltes du bel esprit. Ce n’est là qu’apparences. L’érudition ne s’étale pas ici mais on la sent partout présente. Nous comprenons enfin que Céleste Albaret était la femme que Proust aurait rêvé d’être (tout en restant écrivain), que s’il aime tant Céleste, c’est qu’il n’aime personne (sauf quand la mort est en jeu, encore envoie-t-il alors, le plus souvent, des condoléances de littérateur) : « Il le savait très bien, elle avait plus de cœur que lui » dit Péchenard. Céleste, qui ne lisait jamais rien, pas même un journal, lui a apporté par sa présence et son dévouement quasi sacré (de l’ordre même du sacrifice total comme peut l’exiger le pur amour) – pas seulement en s’occupant de l’aspect pratique des choses – un modèle d’authenticité indispensable et un exemple insigne de noblesse naturelle. 
Nous regrettons qu’il n’y ait en proustologie, loin de l’exégèse universitaire parfois un peu ennuyeuse, davantage d’esprits aussi pétillants d’ironie, de fine intelligence et de liberté que celui de Christian Péchenard.

* D’autres, lassés de piétiner dans leur champ disciplinaire s’égaillent (et s’égarent) dans la peinture, cachant leur incompréhension naturelle de la vie et leur iconoclasme derrière de spécieux échafaudages théoriques…
** Exercice auquel se livre Paul Morand dans l’émouvante émission réalisée par Roger Stéphane en 1962 « Marcel Proust : portrait souvenir » (https://youtu.be/Ow2v6zRabQI).
*** Ouvrage dans lequel fut publié son lumineux essai sur les rapports de Proust à la judéité : « Les destins croisés de Swann et de Bloch ».
**** Voir ma chronique « Voyager ? ».

« Proust est une lampe allumée en plein jour,
une sonnerie de téléphone au fond d’une maison vide. »
Jean Cocteau

Une saison avec Luce de Henri Raczymow, éditions du Canoë, 2022.
Ulysse ou Colomb : notes sur l’amour de la littérature de Henri Raczymow, éditions du Canoë, 2021. LRSP (livres reçus en service de presse).
Proust et les autres de Christian Péchenard, La petite vermillon, éditions de La Table Ronde, 2019.

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Henri Raczymow par Claude Truong-Ngoc / Éditions du CanoëÉditions de La Table Ronde.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau