Patrick Corneau

« Le sage n’est pas celui qui vit le plus vieux mais celui qui voyage. » Proverbe Kirghiz

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos, dans une chambre » Pascal, Pensées (fragment 139, éd. Brunschvicg)

Ils voyagent en tous sens et multiplient les chemins pour ne pas trouver le leur et n’entendre jamais cette voix intérieure qui leur dirait « tu es arrivé(e) ».

Jean-Philippe Domecq déclarait qu’« on voit tout quand on n’est jamais chez soi. » Cette morale antipascalienne du voyage peut avoir des conséquences inattendues selon le regard et le tempérament du voyageur. Ainsi, lorsque Paul Morand découvre les prémisses de la mondialisation en « homme pressé » de 1925, c’est la fin d’une époque – la sienne – qu’il constate, aveugle aux promesses de celle qui vient. Quand ses tours du monde prennent fin, l’inventaire avant liquidation est prononcé, l’écrivain-diplomate est mûr pour Vichy. Aussi ne peut-on s’empêcher d’interroger les liens existant entre voyage, morale politique et écriture. Le fameux style « maigre » et sa légèreté ironique opposée à la pâte du lyrisme sentimental, ne seraient-ils pas l’expression d’un manque foncier de générosité ? C’est l’interprétation qu’avançait Bernard Frank dans une de ses chroniques de 1959 : « Les phrases sont des tiroirs qui se ferment avec un bruit sec. Un non cinglant, n’en parlons plus ». Le voyage a provoqué un resserrement, une crispation sur les hantises, les phobies les plus nauséabondes – sécrétant, certes, le meilleur sur le plan littéraire et le pire politiquement*.
Comme disait Maurice Dekobra, voyager pour quelques-uns « c’est changer son chagrin d’eau ».

Sur les quais de la gare nombreux sont ceux qui vérifient leurs billets, lèvent les yeux vers les panneaux ou cherchent à repérer dans la composition du train affichée l’emplacement de leur voiture. Chacun à sa façon essaie de réduire la part d’aléas et de dérangement que tout déplacement suscite dans la ouate du quotidien. Les voyages ne sont pas si faciles, pas aussi simples qu’on fait semblant de croire, chacun essaie de transporter son monde, de préserver sa vie et son identité pour traverser indemne toutes les intempéries et arriver exactement tel qu’il est parti – niant ainsi l’essence du voyage.

Voyager seul m’a toujours paru difficile par crainte d’être livré à moi-même et à mes « papillons noirs ». Sans une autre paire d’yeux, au fond, je ne sais que faire de tous ces châteaux, églises et couchers de soleil sur la mer… Il m’a toujours fallu confirmer à quelqu’un combien tout cela est beau pour que je puisse l’éprouver comme tel. De même, il n’est pas rare que je souhaite une présence qui me donne l’impression de m’empêcher de me « consacrer à l’essentiel », à des choses prétendument élevées comme s’il me fallait un léger empêchement, une résistance pour que je puisse vivre plus intensément mon retour à la solitude consubstantielle aux livres et à l’étude.

Une année caniculaire où le ciel d’Ecosse était resté imperturbablement bleu tout l’été, nous venions d’en faire le tour en auto-stop avec une amie et celle-ci s’apprêtait à reprendre un train pour revenir en France, lorsque extrayant du fond de son sac une inattendue paire de lunettes pour lire les annonces d’horaires, elle m’avoua qu’elle était myope et des paysages du périple écossais, elle n’avait RIEN VU sinon un brouillard de formes et de couleurs… Jusqu’où la coquetterie féminine peut-elle pousser le sacrifice ? Je restais pantois devant cette abnégation tout de même un peu sotte et, quelque part, flatté…

Selon Nietzsche : « Les uns voyagent parce qu’ils se cherchent ; les autres parce qu’ils voudraient se perdre. »
Jean Levi a donné une formule excellente pour qualifier le touriste : « Il est là pour s’assurer de la conformité de ce qu’il voit avec les cartes postales ». J’ajouterai « et les guides ». Tout en prenant à toute allure des photos sans même avoir jeté un coup d’œil au monument vis(it)é : la photo servant de truchement unique, définitif à son regard ; photo prise, aussitôt numérotée dans le compteur électronique de l’appareil numérique, bientôt rangée, sur le « cloud » ou le disque dur d’un ordinateur et… vite oubliée. Un pas supplémentaire est parfois nécessaire, c’est l’empreinte imparable de la réalité de ce qu’il venait voir : lui-même, sa femme, sa fille, son chien, pris en photo devant le monument : homo narcissus apparaissant au premier plan sur un selfie, et reléguant les vestiges célèbres au rang de simple décor (légende sous-jacente : « Nous y étions ! », « Nous l’avons fait ! »).
Comme l’a montré Marin de Viry** (mais il n’est pas le premier), le tourisme est concomitant à la démocratisation, puis à la massification ; bref, c’est l’histoire d’une désertification en marche. Plus il y a de touristes dans le monde, moins il y a de monde dans le touriste, être de plus en plus vide et informe dans un monde de plus en plus défiguré et repaysagé à son image. Aujourd’hui, on a passé un cap car c’est moins le départ qui définit le tourisme, que l’arrivée du tourisme qui redéfinit tout le reste. Dans la famille et le travail, mais aussi dans sa vie quotidienne chacun est invité à vivre sur un « mode touristique », grâce par exemple aux innombrables boutiques qui permettent l’acquisition au coin de la rue de souvenirs d’artisanat indien ou africain en vue de dépayser (s’il ne provient pas de Chine) son chez-soi sans le quitter. C’est un « choc de l’étrange » dans votre coin cuisine. On peut donc parler du tourisme comme ontologie, voire comme oncologie générale : à savoir la prolifération métastatique à l’échelle de la planète d’un être-au-monde sans l’être et sans le monde.

J’ai toujours admiré les écrivains qui entreprennent chaque jour un voyage vers l’inconnu et sont, cependant, toujours assis dans une pièce. Je pense aux chambres des solitaires. Tout d’abord à celle de Pascal, peut-être parce que c’est la première que cite Paul Auster dans ce chapitre de L’Invention de la solitude où il parle des pièces carrées, rectangulaires ou rondes dans lesquelles certains se réfugient.
Auster cite beaucoup d’autres chambres. Celle d’Amherst, par exemple, dans laquelle Emily Dickinson s’enferma avec ses mille sept cents poèmes. Celle de Van Gogh à Arles où il connut l’expérience de la plénitude et de l’indépendance du moment présent. L’île déserte de Robinson Crusoé, une sorte de chambre ouverte à tous les vents. Les chambres de Vermeer, éclairées obliquement par la lumière du jour.
En fait, Auster aurait pu parfaitement mettre à côté de Vermeer, Hammershøi, ce peintre danois qui peint de façon obsédante des pièces vides. Ou citer Xavier de Maistre qui voyageait autour de sa chambre. Ou évoquer le tragique lieu confiné où Hölderlin sombra dans la folie. Ou la « chambre authentique » que Robert Walser montre à un visiteur dans un mystérieux microgramme. Ou encore Virginia Woolf revendiquant une « chambre à soi ». Ou les « hikikomori » qui, au Japon, s’enferment dans les maisons de leurs parents pour rester face à leur ordinateur. Ou Murphy, le personnage de Beckett qui, ne se levant jamais du fauteuil à bascule de sa chambre de Londres, aspire à la liberté et à une sorte d’immobilité en évitant de participer à quelque intrigue que ce soit, mais se retrouve néanmoins au cœur de mésaventures invraisemblables. Murphy prouve clairement qu’un fauteuil à bascule dans une chambre est préférable à l’intempérie et à la pluie. Mais qui le sait ?
Il n’est pas d’énigme plus grande que celle de la pièce privée, du retiro – l’endroit clos où jamais l’âme ne se déguise. En ce lieu d’élection nous lisons, là nous trouvons nos vies à l’intérieur des textes que nous dévorons. La littérature nous permet d’aller à la rencontre des autres certes, mais surtout de lire notre propre histoire en la transcendant comme l’a si bien montré Proust. Dans une chambre, un cabinet de lecture, aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous finissons tous par ressembler à un don Quichotte, à un Grégoire Samsa, à une Emma Bovary, à un Jakob von Gunten… Nous sommes Robinson Crusoé, les vagues alentour, l’océan infini comme l’air, la moiteur de la jungle et nous proférons avec délice : « Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine. »

Exemple même du pétoncle rivé sur son rocher : Proust, grand artiste « en chambre » (comme d’autres sont « en résidence »), le sédentaire invétéré qui, toute sa vie préféra son lit aux sleeping-cars. Contrairement à Morand qui a la bougeotte, Proust à la phobie des voyages, tout départ l’angoisse, il « hait le mouvement qui déplace les lignes » et souvent le mouvement lui a été imposé par le malheur, le décès de ses proches ou de personnes aimées. Rien ne vaut l’immobilité, la réclusion, l’ambiance confinée d’une chambre connue, monacale, où montent les vapeurs toxiques qui endorment la bête du malheur toujours prête à instiller la tentation d’une escapade. S’il a connu les voyages et les vacances, tout prouve qu’il a tenté d’y échapper. Proust a peu voyagé : la Normandie, la Bretagne, une ville d’eau en Allemagne, Annecy, Evian et, bien sûr Venise. Très jeune, il s’est définitivement débarrassé de ce que les vacances ont de plus terrifiant – la campagne, et les voyages de plus mortel – l’étranger. L’asthme est tôt venu à bout d’Illiers, « paradis perdu » de la petite enfance, mais c’est précisément sa perte qui en fit un paradis. Il connaîtra deux fois Venise, ville maudite entre toutes où les gondoles sont les corbillards de l’illusion – il dira que la Sérénissime est le cimetière du bonheur. Il n’y retournera jamais. D’ailleurs Proust ne retourne jamais nulle part, ce qui peut surprendre pour qui fait profession de retrouvailles… Nulle part, excepté à Cabourg*** où il a été heureux enfant, au Grand Hôtel qui deviendra le lieu géométrique de son œuvre, le point de rencontre entre le présent et le passé, l’endroit où il écrira pourquoi il lui est impossible d’écrire. Proust qui ne supportait pas le soleil et ne sortait que la nuit y vivra moins calfeutré qu’à Paris (Céleste fera cette révélation : « On ouvrait les rideaux »), il consentira à regarder le monde (au moins le baudelairien « soleil rayonnant sur la mer ») pour en forger une vision idéale mais seulement à travers les baies vitrées du fameux « aquarium »…

Un autre artiste de la chambre – mais noire, le photographe Willy Ronis, déclarait : « L’aventure ne se mesure pas au nombre de kilomètres. Les grandes émotions ne naissent pas seulement devant le Parthénon, la baie de Rio ou les chutes du Zambèze. L’émotion, si vous en êtes digne, vous l’éprouvez devant le sourire d’un enfant qui entre avec son cartable, une tulipe dans un vase sur lequel se pose un rayon de soleil, le visage de la femme aimée, un nuage au-dessus de la maison. Les plus fortes sensations d’exotisme ne me restent pas de bistrots de Soho, de Prague ou de Rostock, mais de ceux de Paris : Chez Alcide, aujourd’hui disparu avant même la destruction des halles de Baltard ; Chez Victor, en haut de l’impasse Compans ; rue des Rigoles, devant le zinc de La Compagnie des archers de Ménilmontant ; ou parmi les joueurs de belote au café guinguette de la rue des Cascades. »

Seul l’homme intelligent et le sot savent être sédentaires. La médiocrité est inquiète et voyage.

Le meilleur moment d’un voyage est le retour : entre l’aéroport et la maison. Les chauffeurs de taxi ignorent cela.

* Lire à ce sujet le remarquable (et terrible) portrait de P. Morand par Henri Raczymow (« Paul Morand : l’élégance faite homme ») dans Ruse et déni – Cinq essais de littérature, PUF, 2011.
** Tous touristes, coll. « Café Voltaire », Flammarion, 2010.
*** Proust, après ses séjours d’enfance et de jeunesse, vint au Grand Hôtel chaque année de 1907 à 1914 pour des périodes plus ou moins longues de juillet à septembre ou octobre (soit une durée totale cumulée de seize mois, à peu près cinq cents nuits). Après 1914, il n’y reviendra plus et ne quittera plus jamais Paris.

Illustrations : (dans le médaillon) Dessin de Fred Barnard (1846-1896) – (dans le billet) photographie ©️AFP.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Broise says:

    « Non, je ne crois pas que ces toiles soient l’image d’un souvenir, aillent susciter un sentiment de quelque chose. Je peins des objets proches, à portée de main, des outils de tous les jours, la table, la chaise, la boîte, le pinceau. Je me laisse conduire plutôt par une nécessité de regarder longtemps des choses simples. Une contemplation prolongée dans le calme. »
    Yuri Kuper
    Un extrait issu de l’introduction du catalogue de l’exposition Yuri Kuper,(Hôtel de Ville de Paris, 1986) qui va bien dans le sens de votre texte dont je partage grandement l’esprit.

  2. alfreddalban says:

    Où qu’on aille, on ne se retrouve toujours qu’avec soi. L’intérêt du voyage c’est le mouvement, les photos en gardent la preuve, la destination sert de prétexte. Les voyageurs de l’absolu traversent l’océan au milieu des vagues et du danger, les meilleurs d’entre eux terminent leur course effrénée dans les eaux profondes, là où personne ne fait de selfie. Plouf

    1. Patrick Corneau says:

      Certes, mais vous connaissez comme moi des voyageurs en chambre qui ont pris des risques (intellectuels) aussi extrêmes que les voyageurs « en jambes », et les ont menés (contre vents et marées du conformisme) au « plouf » final…
      ?

  3. alfreddalban says:

    Des voyageurs de l’absolu « en méninge » ramant dans l’océan à contre courant des bancs de poissons pris dans les filets du néant. Vous nous aidez à les repérer pour moins patauger.

      1. Serge says:

        Je vous invite tous à me rejoindre dans l’Aubrac.
        Ses paysages immenses, ses vaches aux yeux maquillés, ses hêtraies, sa fraîcheur, ses églises romanes.

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Patrick Corneau