Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Avec Chimères, fable sociale, morale et politique, Alexis Legayet porte un regard critique, ironique et grinçant, sur une bourgeoisie occidentale dépassée par ses désirs prométhéens. En poussant à leur extrême quelques avancées technologiques sur la procréation assistée, Alexis Legayet dessine les linéaments d’un monde où se constitueraient à terme deux sortes, hétérogènes, d’humanité : une majorité de pauvres au capital génétique ordinaire et n’ayant que leur corps à monnayer, une minorité de riches possédant un capital génétique d’exception acheté sur le marché pour se régénérer avec « l’enfant parfait ». Ainsi à l’eugénisme d’État de la première moitié du XXe siècle a succédé ce qu’Habermas appelle pertinemment un « eugénisme libéral » sous-tendu par l’injonction jamais questionnée de : « l’intérêt de la science », ou éthiquement : « l’intérêt supérieur de l’enfant » ou l’imprescriptible et sacro-saint « désir d’enfant ». Ces « chimères » nous préparent un monde encore plus atrocement clivé et impitoyable que ne l’avaient imaginé Orwell ou Huxley… 
Brillante, convaincante et surtout hilarante est cette fiction spéculative tendance loufoïde. La chimère « canhumaine » (cocker + homme) étant devenue réalité dans ce récit, Alexis Legayet pousse malicieusement le curseur de la bonne conscience satisfaite et arrogante, de l’idéologie inclusive et du cynisme commercial au point de bascule où les relations conjugales, parentales, sociales (et même géopolitiques) virent au grotesque, où les délires de l’hybridation atteignent des sommets ubuesques ! L’humour chez cet auteur (professeur de philosophie) est un instrument d’analyse critique redoutablement efficace pour épingler les imbroglios de notre hubris contemporaine. A la fin du roman, on peut lire une discussion sur identitarisme versus universalisme qui vaut bien un dossier de chez Causeur. Ici, on rit ET on pense, on est loin du style taciturne-dépressif d’un Houellebecq…
Résumons-nous : lorsque des progrès en ingénierie génétique/embryologie se légitiment via une idéologie (le « Trans ») et que celle-ci reçoit une validation éthique à la fois enthousiaste et militante (autrement dit l’absolution sous le règne du Bien), de ce fatal alignement on peut humainement craindre le pire…

Patrick aime pas malC’est un livre très attachant que publie La Bibliothèque avec Frères Sœurs – Géographie sensible de Michéa Jacobi. Il part d’une constatation aussi ordinaire que massive : on ne vient pas seul en ce monde, autrement dit, nous avons des frères, des sœurs – peu d’entre nous y échappent. La fraternité, le fraternel peuvent aussi rapprocher des groupes humains : congrégations et partis. Frères par ci, sœurs par là. Adam n’en était pas, mais on eut très vite Caïn et Abel, Romulus et Remus. Demi-frère ou demi-sœur aussi, Castor et Pollux… 
Qu’est-ce qui nourrit cette relation puissante et fragile ? A l’intimité, la complicité, l’émulation, répondent jalousie, concurrence, haine, séparation. Le ou la favori (te), le ou la laissée pour compte… L’ainé(e), la cadette, le benjamin, les jumeaux (un drôle d’attelage), sujétion ou complicité. Bref, c’est à travers l’exploration de 26 vies que Michéa Jacobi nous fait découvrir toute une gamme de sentiments, où chacun, frère ou sœur, quelle que soit sa place et son vécu dans la fratrie pourra se reconnaître. Ainsi, à cette aune, peut-on décliner :
– Le cirque, avec les frères Amar,
– Le cinéma, les frères Lumière,
– Le cyclisme, avec les frères Quesada,
– Le deuil, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac,
– L’invalidité, Joyce Carol Oates et sa soeur,
– Le pouvoir, Napoléon et sa fratrie,
– Le globe terrestre et la famille Reclus.
Bref Michéa Jacobi déploie cette géographie des vocations et des sentiments, les nôtres, ou même pour un fils ou une fille unique, ce qu’il/elle observe avec envie, soulagement ou crainte dans les autres familles. Encore une fois, avec Michéa Jacobi l’approche de la condition humaine, ne se fait ni par la philosophie, ni par le roman, mais par les exemples de vies.
Frères Soeurs, c’est la huitième lettre de l’alphabet, le « F » et aussi le huitième ouvrage d’Humanitatis Elementi, cette formidable entreprise unique de description de ce qui, sous l’apparente diversité de nos affairements, nous unit et fait ce que nous sommes. Lorgnon bas au prince des abécédaires !

Patrick aime assezFrançoise Ascal est de ces personnes – elles ne sont pas si nombreuses que cela, même parmi les poètes – qui lèvent les yeux au ciel, non pour gémir, se lamenter sur les calamités que notre âge de déraison numérisante draine mais, dans un monde laminé et aveuglé par une horizontalité métastatique, nous rappeler qu’il y a un monde d’en haut, une salutaire verticalité faite de météores (brumes et nuages) derrière lesquels « s’avivent les feux du ciel », dispensateurs de cette lumière où nous puisons la force de renaître « après avoir désespéré ». Le petit livre sobrement intitulé Brumes que Françoise Ascal publie avec le contrepoint des belles peintures atmosphériques de Caroline François-Rubino ne peut que ravir les néphélibates – et, bien entendu, tous ceux dont les yeux voient plus loin que le bout de leur smartphone… La brume à première vue semble opaque et muette, il suffit d’un souffle d’air pour que perce alors une luminescence porteuse de couleurs chatoyantes pleines de promesses. Phénomènes naturels, brumes et brouillards sont chez Françoise Ascal des figures de l’inconnu imprégnant toute chose vivante. L’invisible se logerait-il là comme la noix d’or en sa coquille ? Faut-il briser celle-ci pour parvenir à la connaissance absolue ? – Pure illusion. Le poète en sa douceur native s’attache à préserver le mystère de la nature : « Ne soulève pas le voile ! » conseille la sagesse ancestrale. Plutôt donc se fondre en elle, à la manière des peintres chinois, par une perception active, une communion attentive qui conduit à la méditation, et possiblement à la connaissance. Ainsi, comme l’écrit Sabine Huynh en postface : « Brumes constitue l’éloge de la réceptivité avant la connaissance. Poètes et peintres ne seraient-ils pas avant tout des voyants ? »
On a pu reprocher à la poésie de dire de petites choses avec de grands mots, de parler trop haut et à la deuxième personne du singulier, « un tu qui ne veut pas être tu » (Michel Schneider), l’art tout de sprezzatura de Françoise Ascal est l’exact contraire : elle vouvoie la vie dont elle nous chuchote de grandes choses insoutenablement légères.

Patrick aime assezComme sur Proust et La recherche, on ne compte plus les livres sur Venise, la bibliographie est pléthorique, chacun y va de sa célébration admirative ou de son hommage mélancolique… Rares sont les opus dignes de rivaliser avec quelques sommets comme le Venises de Paul Morand. La collection « La Rencontre » chez Arléa vient nous surprendre avec un petit livre tout à fait singulier. Avez-vous déjà regardé le monde au travers d’un kaléidoscope ? Voilà le jeu subtil que nous propose Benoît Casas sur Venise : toute la ville posée à plat sur un immense miroir brisé. Venise toute est un jeu subtil et malicieux à l’aide des mille éclats que nous livre la Sérénissime. Sous la forme d’un abécédaire sensible, Benoît Casas nous propose une expérience de regard et de marche, une déambulation en tous lieux et à toutes les saisons. Détails inattendus, parcours inhabituels, scènes improbables, matière et sensations, couleurs, observations : cette exploration labyrinthique nous livre une Venise de lumière et de boue, une Venise de pierre et d’eau, une Venise à la fois archipel en sursis et énigme civilisationnelle. Ces vignettes-esquisses sont une sorte de dictionnaire amoureux vénitien, mais surtout le dévoilement du silence ébahi qui résulte d’une expérience intérieure de la beauté et de l’éternité de la présence. Le vertige nous vient de l’indistinction même où se noie ici toute forme particulière, comme une simple variation d’un thème général repris ad libitum. 
Il faut préciser que Benoît Casas s’il est traducteur (Sanguineti, Pasolini, De Angelis, Hopkins), photographe, explorateur inlassable de l’Italie est aussi co-éditeur des Éditions Nous où il a publié Précisions, un livre intégralement écrit à partir de matériaux prélevés dans les notes en bas de page de très nombreux livres… 

Chimères d’Alexis Legayet, Les éditions Ovadia, 2022.
Frères Sœurs – Géographie sensible de Michéa Jacobi, Collection Les billets de la Bibliothèque, La Bibliothèque, 2022.
Brumes de Françoise Ascal avec des peintures de Caroline François-Rubino, Ecri(peind)re, Éditions ÆNCRAGES & CO, 2022.

Venise toute de Benoît Casas, La rencontre, Éditions Arléa, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) « Les Savants », huile sur canevas de Gabriel von Max (1840-1915) / Éditions OvadiaLa BibliothèqueÉditions ÆNCRAGESÉditions Arléa.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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