Patrick Corneau

L’écueil dans les « belles villes » dont certaines comme Venise, Florence, ressemblent davantage à d’écrasantes coopératives de chefs-d’œuvre est de vous enfermer dans la tyrannie de leur architecture monumentale. Par accumulation et saturation, les palais, églises, etc. entrent en collision, déclenchant une rixe d’images et de synesthésies perpétuellement menacée par le spectre de la « pure image » soumise au viol permanent des regards tant rétiniens que photographiques.

Venise. Que peut-on écrire sur Venise après Henri de Régnier (L’Altana ou la vie vénitienne, 1928), Morand (Venises, 1971), Sartre (La Reine Albemarle, 1953), Giorgio Manganelli et quelques autres? Qui ne soit pas convenu, chic et cliché, kitsch et chromo, usé jusqu’à la corde? Ou contrefait, efforcé dans l’originalité à tous prix, pour sortir du lot, jouer sa petite distinction – par exemple l’intello insupporté par les plaisirs plébéiens qui crache sur Venise comme l’a fait naguère Régis Debray avec son Contre Venise (Gallimard, 1995)? Il fallait donc un projet fou pour que Jean-Paul Kauffmann veuille nous enfermer pendant 328 pages dans « sa » Venise à double tour qui vient de paraître aux éditions des Équateurs. Une idée bien obsessive, bien tordue, procurant un bon MacGuffin: se mettre à la recherche des églises fermées pour se les faire ouvrir. Forcer ces portes solidement cadenassées, ce monde impénétrable où des chefs-d’œuvre dorment dans le silence. Bref, traquer le caché, le clôt, l’interdit là où tout est offert, jeté en pâture d’une manière presque obscène par l’industrie touristique, la cupidité, l’âpreté commerciale légendaire. Cela suppose une méthode, peut-être même une ascèse, un devoir moral à l’égard d’une ville qui ne cesse de se déshonorer, de se prostituer, et mériterait un peu de respect sinon de dignité. Pour ce faire Jean-Paul Kauffmann se met des œillères avec une certaine abnégation:

« La Venise profane, engorgée, faussement festive, inauthentique, ravagée par la surconsommation et la vulgarité, je ne la vois pas. Aucun mépris de ma part. Ce n’est pas que je refuse de la voir. Elle n’existe pas. Tout naturellement, j’ai fait le vide autour de moi. Depuis longtemps j’ai cessé d’entendre le grondement des valises à roulettes qui battent le pavé vénitien. (…) Je méconnais les hideux yachts de luxe qui louent leur mouillage à prix d’or pour qu’on les admire. Je trouve leur numéro pathétique. Je ne vois même plus les affiches annonçant Les Quatre Saisons, la scie de la cité, jouée ad nauseam. Ne parlons pas de l’exhibitionnisme des boutiques de luxe. Elles semblent avoir oublié le précepte de Coco Chanel: Le luxe, ce n’est pas la richesse, c’est le contraire de la vulgarité. Nulle ville ne cultive plus le simili que Venise: faux murano, masques made in China, carnaval en toc, Spritz dénaturé et noyé d’eau à la place du prosecco. Pour moi, c’est le véritable hommage du frelaté à l’intégrité et à la beauté. »

Je parlais de MacGuffin, le prétexte au développement du récit: se voir livrer le secret de la chose ignorée ou défendue n’est pas, bien évidemment, une affaire de tout repos. Surtout en Italie et à Venise où le patrimoine architectural et artistique est chose quasi sacrée. Ces églises fermées « à double tour » (d’où le titre) qui en détient les clefs? Quelle personne? Un certain Grand Vicaire maître en échappatoires semble avoir le trousseau… Quelle institution ou administration? Car ces bâtiments semblent avoir été répartis entre différentes tutelles. On entre alors dans les arcanes de l’opacité bureaucratique religieuse ET laïque, avec esquives et renvois de balle… Ce goût du secret bien vénitien conduit Jean-Paul Kauffmann à raconter sa recherche à la manière d’une enquête policière, à dérouler avec humour et sagacité les nombreuses embûches pour se faire ouvrir ces édifices. Depuis un appartement de la Giudecca où il s’est installé pendant des mois, il arpente une Venise hors champ, aidé par Alma, une guide touristique souveraine, et encouragé par Joëlle son épouse.

Cette course aux trésors architecturaux scellés et celés, confisqués au voyeurisme contemporain n’est peut-être pas ce qui fait le véritable intérêt du livre. Ce qui m’a passionné est ce qui sous-tend cette aventure et qui tient à l’histoire personnelle de Jean-Paul Kauffmann, aux motifs profonds, fantasmatiques parfois, surtout religieux qui l’ont poussé à s’engager dans cet exercice de déchiffrement d’une ville de la mémoire heureuse, haut-lieu de la catholicité dans son expression esthétique la plus miraculeuse. Jean-Paul Kauffmann déroule la généalogie des expériences fondatrices ou traumatiques qui l’ont conduit à Venise et ont fait de lui l’homme et l’écrivain qu’il est aujourd’hui. Tout est parti d’une église d’Ille-et-Vilaine où, enfant, il servait la messe. Il s’y ennuyait souvent, mais, dans ce sanctuaire, il a tout appris. Soit une manière spécifique de sentir, d’éprouver le monde qui lui vient de ce « dressage catholique« : un « équilibre permanent du péché et de la grâce« , la « dialectique de la loi et du désir« , un rapport à l’image, au visible, au spectacle profondément catholique qui porte à une jubilation intense, une effervescence bienheureuse. Là, est née aussi la passion de se voir livrer le secret de la chose ignorée ou défendue. Il y a l’étrange miroitement dans sa mémoire de l’impression première que lui laissa une visite en 1968 où 1969 et qu’il voudrait retrouver. Plus lointainement: « ce qui est perdu: la présence qui habitait mon église d’Ille-et-Vilaine. Peut-être une forme de sacré. Ou encore l’illusion de récupérer des indices de ce passé qui m’a constitué. » Il évoque bien sûr l’épisode de sa captivité au Liban et ce qui en est résulté de transformations (« Depuis ma détention, je ne cesse de me battre contre l’espace« ), de bouleversements dans sa vie. Sa passion pour les vins de Bordeaux, la gastronomie (ce qui nous vaut de magnifiques considérations sur la cuisine italienne p.141). Venise à double tour est un livre sur le bonheur de voir et la jubilation dispensée par « la ville contre-nature » qui exalte les cinq sens, initie des lectures, provoque des rencontres. On y croise, parmi d’autres, Jacques Lacan, Hugo Pratt, Luigi Nono, une belle restauratrice de tableaux, un Cerf blanc, le propriétaire d’un vignoble vénitien, des artistes et architectes de renom. Loin des poncifs, Jean-Paul Kauffmann nous livre aussi la quintessence de ce que Venise et l’Italie lui ont appris. Il invalide ainsi un certain nombre de préjugés tenaces. Par exemple la supposée pagaille italienne: « Le désordre italien… Et le désordre français alors! Les Italiens sont décidément plus fins que nous. Dans la pagaille ils crient, s’impatientent et donnent l’impression d’être dépassés mais un fonctionnement invisible se met habilement en place. (…) Ils se moquent de la cohérence et de la méthode mais, à force d’expédients, parviennent à se tirer d’embarras momentanément, sans d’ailleurs se tirer d’affaire. De désordre à Venise, il n’y en a guère et plutôt moins que dans d’autres hauts lieux touristiques. »
Ou bien la façon Vénitienne d’interdire: « L’action d’interdire est ici plus subtile qu’en France, où l’autorité cherche toujours à intimider l’usager et le considère comme un délinquant en puissance. En Italie, pas de menaces, l’administration avertit, les débonnaires notifications qu’elle porte à la connaissance du public ne sont pas culpabilisantes. Simplement, il ne faut pas se faire pincer. »

Et puis, il y a la mode et « cette élégance allurée, un tantinet trop vibrante, qui fait le charme de la mode transalpine. Nous la jugeons, nous Français, un peu trop parfaite avec ces vêtements supérieurement coupés, et envions secrètement un sens inné de l’esthétique. Certes, une telle aisance ne nous fait pas défaut, mais elle se révèle un cran au-dessous. »

La leçon de cette traque? Le temps et le regard. Déjà Sartre avait dit que Venise est la seule ville « où l’on voit le Temps ». Mais aujourd’hui qui a le temps entre deux avions, deux escales? Alma, la guide, a cette phrase terrible: « Je ne suis pas sûre que Venise convienne à notre époque. Il faut avoir un rapport au temps et au silence pour pouvoir la savourer: être un dégustateur. » Et comme l’en avait averti Hugo Pratt: « Nul besoin d’aller forcer des espaces interdits, ces lieux à la portée de tous sont remplis de merveilles indécelables, quasiment inépuisables. » Mais, retranché derrière le portable, « faute de curiosité, de sens poétique« , personne ne voit! Instruit de ces enseignements, l’auteur reçoit la révélation de quelques instants parfaits, offrandes où se livre l’essence même du christianisme dionysiaque de Venise.

J’avais beaucoup aimé de Jean-Paul Kauffmann son précédent récit Outre-terre chez le même éditeur et je retrouve là les mêmes qualités d’écriture: un exemple rare d’équilibre entre alacrité intellectuelle et verbe sensuel, accès d’enthousiasme et pointe de mélancolie, goût de la précision et syntaxe fluide – dans un style vif, élégant (bien proche de la sprezzatura) qui relève ni de la littérature journalistique, ni du journalisme littéraire mais bien de la littérature et rien de plus.

Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann aux éditions des Équateurs, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Maria M. Sepiol ©la Revue Conférence / éditions des Équateurs.

Prochain billet le 23 mars.

  1. Serge says:

    Grâce à Jean-Paul Kauffmann et son livre “en remontant la Marne”, j’ai fait un long voyage pour aller découvrir les sources de la Marne à côté de Langres.
    C’est un guide excellent. Donc maintenant direction l’île de Sainte-Hélène.

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Patrick Corneau