U

Un chien sur la route – Autobiographie du Mal

Patrick Corneau

Voici un ouvrage extrêmement singulier, dont on craint qu’il ne soit rangé dans les « lacunes » (toujours à combler) de la culture européo-occidentale. C’est un chef-d’œuvre. Un chien sur la route est d’un auteur slovaque, Pavel Vilikovský dont l’éditeur Phébus nous dit dans la quatrième de couverture qu’il est né en 1941 et qu’il est aujourd’hui considéré comme le plus grand écrivain contemporain de Slovaquie.
Arrêtons-nous sur cette quatrième de couverture. Que nous dit-elle? Un bref résumé de l’ouvrage d’une consternante banalité, qui fait l’impasse totale sur l’extrême originalité du texte. Il y a de fortes chances, hélas, que le lecteur potentiel, à la lecture de ces platitudes, ne passe son chemin et ne manque une des expériences de lecture les plus stimulantes que j’ai eues depuis longtemps.
Qui est donc ce « chien sur la route »? Un intellectuel slovaque obsédé par Thomas Bernhard qui sillonne « l’Europe des alentours » de son pays, principalement l’Autriche et l’Allemagne. Dans quel but? Il est chargé, plus ou moins officiellement, de promouvoir sa culture nationale dans des salons du livre assez obscurs, des conférences universitaires où ce « Slovaque officiel » rencontre des publics au mieux curieux, parfois condescendants, sinon franchement indifférents. Rien de bien palpitant apparemment et c’est là que ce faux road trip prend une dimension passionnante car c’est par le jeu très singulier des regards posés par cet intellectuel « vendeur ambulant » culturel, croisés avec d’autres lors de rencontres que l’argument narratif du voyage, du « tour européen » devient très secondaire: un simple MacGuffin. Par regards, j’entends surtout celui du narrateur, sorte de Candide très avisé, d’Ingénu à l’intelligence voltairienne, d’une sensibilité aussi subtile que versatile, d’une drôlerie dans la grande tradition des Kafka, Hašek ou Kosztolányi et qui, par son acuité mentale très malicieuse, très impertinente à saisir le motif et son ombre portée, déploie sous nos yeux un grandiose opéra désillusionnant, une roborative fresque intellectuelle – disons même philosophique – décapante, abrasive où le monde européen tel qu’il est de part et d’autre de ce que fut l’ex-rideau de fer en prend plein son grade. On voit bien que l’acrimonie de Thomas Bernhard, ce mauvais sujet autrichien qui se cessait de vomir son pays, s’il « obsède » notre « chien » Vilikovský est pour ce dernier maître d’excellence en cynisme, en cynisme bien compris, je veux dire: littéraire. En quoi l’irascibilité de Bernhard, sa colère permanente ont conformé un style unique, une prose lancinante par son usage taraudant de la répétition, de l’idée obsessive, ressassée jusqu’à l’écœurement ou peut-être au niveau du chant pur, comme un solo de Coltrane nous fait léviter au-dessus de notre propre corps. Quoiqu’il en soit le Thomas Bernhard de Vilikovský est un être d’exception: « Il lui suffit d’une étincelle de colère et de son propre souffle il l’enflamme en une extase flamboyante« . Et Vilikovský de comparer sa musique romanesque aux rugissements de l’orgue Hammond qui éclatent après « un long glouglou feutré » sous les doigts véloces de Jimmy Smith… Rapprochement osé! Mais j’ai rarement lu un écrivain qui soit capable de conjoindre avec autant d’élégance et de justesse la littérature et le jazz pour saisir l’inexprimable.
A
vec ce Slovaque imprévisible on va de surprise en stupéfaction, de bonheur d’expression en morceau de bravoure: pas une ligne conventionnelle, pas de chevilles faciles, jamais de clichés. Vilikovský ne triche pas. Au moins cela nous change de l’eau tiède qu’on nous sert à plus soif dans les productions contemporaines. C’est dire qu’on a affaire à un peu plus qu’un « roman de dépaysement »: ce sont des éclairs de flash continus sur les sujets les plus inattendus, mais pas les moins importants, sur un ton désabusé proche de l’absurde: l’être et la mentalité slovaque, la crise de la démocratie, la démocratisation des masses dans les pays de l’est, le communisme et ses rémanences, l’Europe face aux nations, la musique et puis l’amour, le mariage, la vie de couple, l’identité féminine, etc. Et effectivement, il y a bien dans le récit des tribulations de notre « Slovaque officiel » un jour où « sa route croise celle de la troublante Grétka, une Autrichienne installée aux États-Unis ». Mais cette courte idylle prend le complet contre-pied de l’épisode glamoureux: plutôt que les égarements coquins d’une passade entre seniors ce sont plutôt les affres un peu pathétiques de deux égarés, de deux solitudes en mal de tendresse dont l’une, l’homme, a quelques difficultés à réveiller une libido en paix avec les hormones… En arrière-fond la mort qui guette et surgira dans l’épilogue.
Et plutôt qu’ »une déclaration d’amour joyeuse à la littérature » comme le dit l’éditeur, Un chien sur la route me paraît être une mélancolique déclaration d’adieu à la littérature. Nous savons que la littérature est en perdition mais nous n’arrivons pas à le croire – c’est un peu comme avec le réchauffement climatique… Il faut qu’un ressortissant d’une ex-« petite nation slavo-communiste » vienne nous le dire avec la force et la foi de ceux qui ont lutté becs et ongles pour ne pas être totalement décérébrés, abêtis par l’idéologie marxiste-léniniste pour qu’enfin nous soyons dessillés – si ce n’est désillusionnés. Celui qui en cinq ou six endroits du livre clame qu’il n’est pas un artiste, qu’il n’est pas un écrivain, seulement un éditeur qui a contribué, modestement, à la naissance de la langue littéraire (et peu importe qu’elle soit slovaque ou anglaise, française, etc.) dresse un constat que je dois citer in extenso:
« Cette langue est encore là, étendue sur le trottoir et la masse slovaque, majoritaire, l’enjambe comme un étron de chien. Bientôt tous préféreront passer de l’autre côté de la rue où elle ne gênera pas. « Les gouttes tombaient lentement, comme elles tombent d’un glaçon après le coucher du soleil. » Aujourd’hui une telle phrase est improbable, tout au plus quelqu’un écrira « les gouttes tombaient lentement », et demain… plus personne ne mentionnera les gouttes. C’est une information sans aucune valeur pratique. Le temps, comme nous savons, c’est de l’argent et le prix de vente d’une goutte de sang dans l’art est nul. Qui pourrait se permettre d’en tenir compte, sans parler des gouttes de glaçon? Tout ce qui dans la vie n’est pas mesurable, comptable ou chiffrable, tout ce qui dans l’homme n’a pas d’application pratique, dépérit à l’ombre et bientôt disparaîtra. Qui s’intéresserait à toute cette mauvaise herbe invendable? Nous ne sommes même plus intéressés par nous-mêmes. Nous n’échangeons, y compris avec les personnes les plus proches, que des informations pratiques: il pleut, le chèque n’est pas encore arrivé, il faut acheter du pain, le goulache est dans le frigidaire… et qui va chercher aujourd’hui Colette à l’école maternelle? Le reste est du bla-bla sans aucun sens, du bruit de mots. Mais attention, chers concitoyens majoritaires, la Bible le disait déjà: utilitaire tu es et à l’utilitaire tu retourneras. »
On aura compris le coup de génie de ce livre (mais ce n’est pas le seul): mettre en scène sur 220 pages un personnage qui se déclare modestement éditeur ayant simplement « voulu polir les idées des autres, pour qu’elles brillent mieux » et le faire s’exprimer avec les moyens, la puissance verbale et stylistique d’un authentique écrivain, pour démontrer de facto ce qu’est la beauté et la force vivante de la littérature – voilà qui n’est pas commun (on pense au narrateur de La Recherche voulant nous donner à lire dans un futur hypothétique le livre que nous avons sous les yeux).
Après avoir évoqué comment le grand éditeur américain Maxwell Perkins joua un rôle déterminant dans l’écriture de personnalités aussi célèbres qu’Hemingway, Fitzgerald, Faulkner, Wolfe, Vilikovský évoque le destin du plus grand poète slovaque, Pavol Országh Hviezdoslav, mort en 1921, qui lui aussi avait créé sa propre langue, « mais n’a pas créé ses propres lecteurs« . J’ose espérer qu’avec cette belle traduction par Peter Brabenec d’Un chien sur la route, œuvre pleine d’intelligence hardie, d’ironie et de grâce, rédigée dans une langue hautement créative, Pavel Vilikovský aura « créé ses propres lecteurs » au sein du public français.

Un chien sur la route de Pavel Vilikovský, traduit du slovaque par Peter Brabenec, Éditions Phébus, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Publié en 2009, Autobiographie du Mal est un texte dont le titre est emblématique de l’œuvre entier de Pavel Vilikovský qui pourrait être décrite comme une immense tentative romanesque de symptomatologie de l’essence du mal. Autobiographie du Mal est un livre sur la peur dans laquelle les Slovaques ont grandi au temps du socialisme et sur l’image faussée de la liberté qui en a résulté: « Du moment qu’il est question de liberté, nous ne croyons pas en ce dieu car nous ne l’avons jamais vu« . Jozef Karsten, le héros principal de la première partie du roman, est terrorisé par la sécurité de l’État d’un petit village de la zone russe près de Vienne: les autorités le font chanter et l’obligent à coopérer, à rendre visite à ses amis influents à Bratislava et à les faire venir jusqu’à eux. Karsten lutte plusieurs jours durant contre le mal auquel il finit par recourir lui-même et tombe dans les mêmes méthodes que ses geôliers; l’issue est tragique. La deuxième partie du roman est l’histoire d’un professeur de littérature à la retraite (par endroits, l’alter ego de l’auteur), qui étudie les journaux de Goebbels, motivé par le souci de trouver l’essence du mal.
Un œuvre glaçante qui vient éclairer les présupposés historiques et culturels du diagnostic sans concession (« cynique ») que fait de notre époque et de nos vies le narrateur de Un chien sur la route. Deux livres importants et complémentaires.

Autobiographie du mal de Pavel Vilikovský, traduit du slovaque par Peter Brabenec,  Éditions Maurice Nadeau, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie TASR-Martin Baumann / Éditions Phébus

Prochain billet le 19 mars.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau