Je n’ai pas lu Houellebecq et sa Sérotonine (et ne suis plus sûr de le lire) mais j’ai lu Bohler et sa dopamine. Sans conteste, je suis assuré d’en retirer plus de profit (et pas seulement intellectuel).
Sébastien Bohler est polytechnicien, docteur en neurosciences et rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho. La thèse qu’il soutient dans Le bug humain que publie Robert Laffont est stupéfiante, glaçante: notre cerveau est devenu notre pire ennemi, il nous pousse à détruire la planète, donc lui et nous avec. Question subséquente: comment l’en empêcher? Comment lutter contre soi-même?
Retour sur le passé de notre espèce. Depuis 200 000 ans, depuis l’Afrique, l’humanité a conquis le monde. Nous devons ce succès grâce au développement d’un organe hors du commun, capable d’abstraction et de planification. Un organe apte à construire des machines, à communiquer verbalement et par écrit, à coopérer afin d’associer des groupes d’hommes et de femmes autour de projets complexes. Cet organe, c’est notre cerveau: constitué d’environ 100 milliards de neurones, et d’autant de cellules gliales qui les entourent, les nourrissent et les protègent. Il produit la conscience, une capacité de réfléchir à soi-même et au sens qu’on souhaite donner à sa vie. Il est la plus incroyable merveille de technologie qui ait jamais vu le jour. Il a mis des centaines de milliers d’années à se perfectionner, sous-tendu par des gènes soigneusement réglés pour répondre à tous les défis changeants de notre environnement.
Comment? Grâce notamment au circuit de récompense régi par une structure nerveuse appelée striatum logée dans le paléo-cerveau. En effet, le striatum vient consolider (en envoyant une dose de dopamine soit une sensation de plaisir) toutes les actions du néocortex visant à réaliser les « renforceurs primaires » lesquels assurent notre survie, soit: la nourriture, le sexe et la reproduction, le statut social, la loi du moindre effort. C’est ce dispositif qui nous a permis de tirer parti de notre environnement pour lutter contre les éléments hostiles, triompher de prédateurs cent fois plus puissants, vaincre des ennemis plus redoutables encore, microscopiques, qui s’attaquaient à notre système immunitaire depuis des temps immémoriaux, décimant les populations. Cet allié fonctionne désormais en roue libre et risque aujourd’hui de causer notre perte. Ce qui a fait son succès contre l’adversité pendant des millions d’années, menace à présent de le tuer, lui et nos huit milliards de semblables. Plus il réussit, plus il se rapproche de sa propre perte. Il a signé un pacte avec le diable. Ce pacte lui promettait la puissance, la domination et la maîtrise de la nature dans un premier temps, mais c’était sans compter la ruine et la destruction dans un second. Car il existe un défaut de conception, un véritable bug, au cœur de cet organe extraordinaire: les neurones en charge d’assurer notre survie ne sont jamais rassasiés et réclament toujours plus de nourriture, de sexe et de pouvoir. Nous sommes programmés pour rechercher encore et toujours la croissance dans tous les domaines. Nous voulons tout et tout de suite! Alors notre espèce hyper-consommatrice surexploite la planète, modifie son écosystème… et se met gravement en péril.
Comment se fait-il que, ayant conscience de ce danger – cette hubris, pulsion d’orgueil et de démesure que la sagesse et les religions dénoncent et incriminent depuis des siècles – nous ne parvenions pas à réagir? Peut-on résoudre ce bug et redevenir maîtres de notre destin? Telles sont les questions débattues dans les deux premières parties de cet ouvrage (« Dans la boîte noire du cerveau » et « Le bug humain »).
J’avoue avoir été convaincu par la démonstration, le diagnostic et les nombreux faits ou expériences scientifiques qui viennent l’étayer (les références d’articles en neurosciences et autres disciplines données en notes sont impressionnantes). J’ai particulièrement apprécié toute la discussion concernant le problème crucial de la « dévalorisation temporelle »: pourquoi nous sommes prisonniers du présent et (à l’instar de Donald Trump) incrédules face aux menaces de l’avenir? Car « le plaisir et la facilité que nous pouvons nous offrir maintenant ont cent fois plus de poids dans nos décisions que la considération d’un avenir lointain« , et puis après tout « nous serons bientôt morts! ». Imparable et incontournable.
Autre mur contre lequel nous buttons: la contradiction dramatique et même létale entre un haut niveau d’intelligence et un faible niveau de conscience. Comme le souligne Sébastien Bohler, c’est une différence essentielle mais il est rare que nous pensions à la reconnaître et à l’établir: « L’être humain est doté d’une conscience mais celle-ci est souvent négligée et nous la développons beaucoup moins que l’intelligence. Cette dernière est promue à tous les échelons de la société, que ce soit pour réussir à l’école, pour devenir avocat, ingénieur ou chef de projet dans n’importe quelle branche de l’économie. Mais à quel moment demande-t-on à un ingénieur réseau, un développeur de ligne de cosmétiques, ou un dirigeant d’entreprise automobile: Avez-vous conscience de ce que vous faites? »
J’ai été moins séduit avec les solutions proposées par l’auteur pour résoudre ce « bug » et redevenir maître de notre destin. D’abord, tout l’appareil des données scientifiques et chiffres avancés est plus qu’alarmant: désespérant. Ils induisent chez le lecteur un pessimisme radical qui peut allègrement se transformer en cynisme du genre « après nous, le déluge!* » C’est une tentation. Sébastien Bohler plaide en faveur d’un sursaut de volonté pour nous amener vers les voies de la sobriété** (« faire plus avec moins ») en faisant appel à la puissance de la conscience sis dans notre néo-cortex. Il évoque quelques pistes pour amener notre degré de conscience à un niveau comparable avec notre niveau d’intelligence: des démarches individuelles comme la méditation dite de « pleine conscience » dont le promoteur est le psychiatre Christophe André, conversion, metanoia personnelle, condition préliminaire vers une voie plus collective qui amènerait à une « société de la conscience »: « La réduction du temps de travail et la prise en charge du labeur par les machines ouvriront la possibilité d’un temps de conscience étendu pour des millions de cerveaux. Plutôt que de jouer, manger, consommer du statut et du sexe en ligne, il s’agira pour chacun de développer le champ de ses ressources mentales et donc de ses expériences qualitatives. A la clé, une limitation de la consommation de biens matériels, sans qu’il en résulte automatiquement un sentiment de déchéance ou de frustration. Peut-être même le contraire…«
On ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là de vœux pieux car comment passe-t-on en terme de transformation, d’évolution, de l’individu à l’échelon des masses planétaires? Et puis le temps nous est compté… Mais on rétorquera que c’est le vieux cerveau qui reprend la main et cherche à « désespérer Billancourt »? D’ailleurs cela n’empêche pas Sébastien Bohler d’accumuler les préventions: « la bataille paraît bien inégale« , « nous avons affaire à un rude parti adverse« , « il ne faut pas se leurrer…« , nous laissant avec la dernière phrase « Suite au prochain numéro? » plus dubitatifs que jamais quant à la nature de ce « numéro » mais au moins informés, avertis, alertés et terrifiés par le constat d’une perte absolue de confiance de l’humanité dans sa capacité à identifier ce qui est bon pour elle et, pire, ce qui relève de la vérité. Donc douloureusement lucides! Qui disait que « la lucidité est la blessure la plus proche du soleil« ? Un grand poète, non?
* Voir de Peter Sloterdijk: Après nous le déluge, Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, Payot, collection « Essais Payot », 2016.
** Pour ceux qui ont accès au réseau Netflix, je recommande vivement le documentaire: Minimalism: A Documentary About the Important Things (2016) de Matt D’Avella.
Le Bug humain: Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher de Sébastien Bohler, éditions Robert Laffont, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie Minds Agency / éditions Robert Laffont.
Prochain billet le 15 mars.