Patrick Corneau

Jean Starobinski (né en 1920), historien des idées et théoricien de la littérature suisse, chez lui. Genève, juillet 1990.

IN MEMORIAM, la leçon de Jean Starobinski (1920-2019)
Je ne sais plus qui disait perfidement: « Un énarque est quelqu’un qui sait tout mais rien d’autre« . Tout l’inverse de l’érudition telle qu’on la trouvait chez Jean Starobinski, historien des idées, critique littéraire, médecin psychiatre et fin mélomane qui vient de nous quitter à l’âge de 98 ans. Ce grand esprit avouait humblement: « Comprendre, c’est d’abord reconnaître qu’on n’a jamais assez compris. Comprendre, c’est reconnaître que toutes les significations demeurent en suspens tant que l’on n’a pas achevé de se comprendre soi-même. » En effet, en scrutant les textes (et les images), le lecteur ne cesse de s’interroger au travers d’un miroir qui lui renvoie en même temps toute l’histoire dont il fait partie. De la même manière, pour Jean Starobinski, le critique, en s’appropriant l’œuvre, se livre au jeu du dévoilement, un jeu qui n’est jamais achevé. Car l’œuvre est faite d’une multitude de voiles superposés. Le lecteur les soulève un à un, sans jamais parvenir au corps, qu’ils ne cachent pas, mais qu’ils constituent. Ses analyses, Starobinski les conduit comme Freud, à la façon d’un questionnement: c’est le cheminement qui importe et non pas le but à atteindre. « Ce qui doit être compris devient ce qui permet de comprendre, ce qui permet d’interpréter devient ce qui doit être interprété. » Ainsi, le propre de la littérature pourrait être de ne jamais apporter de réponse à l’interrogation sur la condition humaine, mais de faire constamment resurgir cette interrogation. Quête inachevée, « work in progress » qui fait qu’un énarque ne sera jamais un écrivain…
Dans le monde orthonormé et algorithmé que nous fabriquent les énarques tout le monde écrit, certes, mais des SMS ou des tweets. Et plus personne ne lit la poésie ou la littérature classique. Pourtant, « la réalité du livre c’est le lecteur » comme l’a écrit Pavel Vilikovský. Il y avait Jean Starobinski, lecteur exceptionnel, lecteur exégète, lecteur passeur, lecteur guide vers la Terre promise de la littérature. Dernier espoir, dernière réalité du livre. Désormais nous sommes seuls et il nous faut traverser le désert.

Illustration: photographie de Bruno de Monès.

Prochain billet le 11 mars.

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Patrick Corneau