On peut avoir 87 printemps et garder l’âme d’un garnement espiègle voire passablement révolté. Prenez Michel Serres. Le très honorable académicien, ci-devant philosophe et historien des sciences, nous propose un très rafraîchissant petit livre de Morales espiègles. Six textes recomposés en hommage aux éditions Le pommier qu’il a co-fondées il y a 20 ans. Le « s » du mot Morales est décisif, il vaut pour déclaration d’intention. Michel Serres ne se présente pas comme un moraliste, il est trop avisé pour cela. D’ailleurs les moralistes courent les rues en ce moment, lui-même les fustige et moque sous la figure de Grand-Papa-Ronchon…
L’approche de la morale selon Michel Serres est on ne peut plus gaie et même douce. Ce petit livre s’ouvre d’ailleurs par un hymne à la douceur de l’amour avec le magnifique et enjoué sonnet XXXVIII des Amours de Ronsard. Pour introduire quelques remarques dans un domaine qui ne lui est pas coutumier et qui pourrait paraître austère, notre philosophe n’a rien trouvé de mieux que la douceur narquoise de l’aveu de quelques espiègleries enfantines ou adolescentes. C’est donc avec une certaine surprise que nous le lisons défendre les vertus molles du polochon et le chahut comme conduite morale. À ses arrière-petits-enfants, il livre avec panache et tendresse ses « confessions de père-grand » qui fut maître-chahuteur devant l’Éternel, un Quichotte contre les tricheurs et « savantasses » marchant grave pas.
Mais le penseur n’est pas loin. En filigrane de ces récits irrésistibles de blagues de potaches, ou canulars d’équipage, ou encore avec l’histoire grandiose d’une girafe envoyée à Pompidou, Michel Serres s’interroge sur les ravages du « rire dur ». C’est-à-dire? Lorsque la moquerie, de flèche narquoise en flèche narquoise, peut – lorsqu’elle est relayée, amplifiée par le collectif – tourner au lynchage. C’est avec une certaine émotion (et remords coupable) qu’il nous relate face à un « lynchage doux » le basculement possible du rire en violence pure et dure: « Là, un soir d’été, mes copains et moi, galopins courant les filles, nous nous arrêtâmes, fascinés, devant l’un de ces stands, où, justement, l’un de ces hommes que nous aimions assez se trouvait debout, torse nu dans un tonneau scié à demi et posé dans la sciure, pendant que le forain, à son étal, proposait des tomates mûres pour les jeter, à vil prix, sur le pauvre hère. Tout le monde riait de sa peau et de sa face, dégoulinantes d’un rouge qui pouvait passer pour du sang. »
Révolté par ce spectacle de violence et de quasi-lynchage, prenant soudainement conscience de sa « sotte vanité », Michel Serres retrouve la sagesse de l’Évangile, « Tu ne tueras point, même symboliquement, tu te mettras toujours à la place des victimes… » Et d’avancer cette belle leçon: « Pour la première fois, nous trouvons le glissement que ce livre appelle plus loin la transitivité du don: soigne-nous dans ce fossé comme nous soignons un blessé dans un fossé. Malades, nous ne pourrons jamais rendre à l’infirmière ce que nous avons reçu de sa mansuétude, mais devons le rendre à un tiers. Oui, le Samaritain peut avoir vécu déjà la situation de geindre, abîmé dans un trou immonde; il était à la place du blessé; voilà pourquoi il se penche sur la victime avec cette mansuétude que l’on appelle aujourd’hui empathie. »
Je ne connais pas de plus beau précepte, de plus belle mission que de rendre à autrui ce que nous avons eu la chance de recevoir ou d’acquérir par notre mérite propre. Cela s’appelle la transmission et il n’y a pas que les enseignants, journalistes, acteurs de la culture qui soient concernés! Il y a dans ce coup de génie qui consiste à « remplacer la réciprocité de la dette par la transitivité de la remise » une forme de bonté, assez chrétienne, un peu païenne qui, par les temps qui courent (de travers), mériterait d’être non pas seulement méditée mais urgemment réassumée.
Ce petit opuscule se termine par un texte sur « La vertu du virtuel » qui m’a laissé partagé. On retrouve la veine du Michel Serres de La légende des anges, avec un style plus académique puisque prononcé lors de la séance publique annuelle de l’Académie française mais toujours avec des insights surprenants. Ainsi le rapprochement entre « virtuel » et « vertu » permet à Michel Serres une relecture fort originale du Quichotte et de son autre Sancho avec une belle méditation sur les richesses de la littérature, « maîtresse de connaissance et de vérités humaines, d’autant plus réelle qu’elle est virtuelle. » Alors qu’on nous rebat les oreilles avec les mondes virtuels 2.0, il est capital de rappeler que nous disposons depuis quelques siècles avec l’art du roman du plus fabuleux univers virtuel possible, en expansion continue et sans dommages collatéraux (excepté pour Quichotte et la Bovary!). Un tel hommage à dame littérature est rare venu d’un philosophe.
Moins convaincant le dialogue de Petite Poucette avec Grand-Papa-Ronchon où ce dernier lui reproche de vivre sans cesse dans le virtuel et d’y perdre à tout jamais le sens de la réalité. Michel Serres minore exagérément les calamités apportées par les réseaux sociaux en écrivant furtivement: « Espiègle, elle cache, ce disant, les fausses nouvelles, calomnies et rumeurs malignes répandues à foison sur les réseaux sociaux et menaçantes, justement, pour la démocratie. »
Cela est faible et bien dommage car c’est là que s’exerce aujourd’hui la plus grande des violences (pas virtuelles). L’espièglerie de Michel Serres manque un peu de KulturKritik nietzschéenne et l’on regrette que notre philosophe n’ait accordé à ce « trou noir » qui avale et dénature tout (faits, arguments, raisonnements, valeurs, débats contradictoires…) au profit d’une improbable « post-vérité » la force de sa réflexion. Je crains que Michel Serres n’ait des réseaux sociaux que l’expérience rapportée de ses petits ou arrières-petits-enfants…
Ceci dit, on retiendra de ces Morales espiègles, un éloge de l’espièglerie fille de la douceur, de l’humilité et de l’imagination. Message revigorant et salutaire en ces temps troublés, pas tellement par l’esprit de sérieux que par la très sérieuse et terrifiante recrudescence de l’esprit de haine.
Morales espiègles de Michel Serres, Éditions du Pommier, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
La clarté de pensée de Michel Serres étant bien évidemment le reflet de ses qualités d’écrivain, il serait injuste de ne pas signaler Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, paru en 2018 chez le même éditeur. Michel Serres a rassemblé dans ce petit livre les chroniques qu’il donne sur France Info, en sélectionnant celles qui, de près ou de loin, évoquent la question des langues. Le titre est une allusion délibérée et assumée à Joachim du Bellay qui, dans un livre au titre presque identique, soutint au XVIe siècle qu’il était possible d’écrire des chefs-d’œuvre en langue française et non pas seulement en latin, langue dominante alors. La différence, note Michel Serres, c’est qu’à l’époque, le grand poète était défendu par les élites de son temps.
Aujourd’hui, « au contraire, les tout-puissants, qui couvrent de publicité les murs, les façades et les voies, aussi bien que ceux qui causent dans les médias ou dominent le commerce et la finance assassinent allégrement notre mère commune. Comment voulez-vous, poursuit-il, qu’un instituteur puisse apprendre à des enfants que relais s’écrit « LAIS », alors que, dans les gares, ils le voient écrit avec un Y? » Imparable. L’anglais comme langue de communication mondiale des sciences, du commerce ou du transport aérien, ne le choque pas. Il sait que le phénomène a toujours existé, hier avec le grec, le latin, l’arabe ou le français, demain peut-être au profit de l’espagnol ou du chinois. En revanche, il refuse que l’anglais devienne une langue de domination, en s’insinuant là où il n’est pas nécessaire. Comment faire la différence? Michel Serres propose une règle simple: accepter comme un enrichissement tout mot étranger qui correspond à un objet ou une pratique nouvelle, mais le refuser quand il vient remplacer un terme existant. Autrement dit, oui à l’aztèque haricot, à l’italien sonate, à l’arabe algèbre et à l’anglais scanner. Mais non à coach, qui n’apporte rien de plus à « entraîneur ».
Il sera, bien sûr, facile de se rassurer en rabaissant son analyse aux jérémiades d’un « Grand-Papa Ronchon ». Ce en quoi on aura tort, car les langues, on l’oublie parfois, ne servent pas seulement à communiquer. Elles déterminent les cultures, les identités et l’existence même d’un peuple. « Pour mieux l’asservir, rappelle Michel Serres, un occupant éradique toujours la langue du vaincu. Ainsi firent les Romains en Gaule, ainsi firent les Russes en Pologne ». Les publicitaires, qui jouent aujourd’hui les vecteurs serviles de la domination anglo-saxonne, en ont-ils seulement conscience?
Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Éditions Le Pommier, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: France5 La Grande Librairie / éditions du Pommier.
Prochain billet le 27 mars.