S’inscrire dans la tradition orwellienne de la fable philosophique, avec ou sans allégorie, mais délibérément critique, dénonciatrice, beaucoup s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur et rares sont ceux qui, sur le plan littéraire, conjoignent avec harmonie acuité des idées et écriture. C’est la réussite de Délivrez-nous du mâle (éditions Æthalidès) récit distopique plein d’humour qui confirme Alexis Legayet dans la veine orwellienne de langue française.
Alexis Legayet n’en est pas à son coup d’essai, il continue avec cette fable politiquement incorrecte, une réflexion globale entamée dans ses précédents ouvrages* sur les nouvelles utopies progressistes qui ont émergé depuis la chute du mur de Berlin. Cet événement, on le sait, entérina la mort sociale de l’utopie communiste et fit que l’humanité, perpétuellement en mal de grands récits, s’est rabattue sur de nouvelles promesses de paradis : animalisme, anti-spécisme, transhumanisme et, ici, néoféminisme.
Honni soit qui mâle y pense… approchons-nous de ce petit brûlot romanesque à rafraîchir à l’ombre d’un parasol…
Nous sommes dans la France de 2029. Alain Barfol, professeur de philosophie et sympathisant de gauche, commet sans le vouloir un acte sacrilège que la société, désormais dirigée par les valeurs d’un féminisme militant, ne lui pardonne pas : une main aux fesses portée à une journaliste lors d’une manifestation pro-migrants alors qu’il visait, dans un esprit potache, le postérieur d’un vieux camarade. Ce quiproquo est très, très mal entendu par la « victime » ainsi que par les autorités (lycée, rectorat, ministère). Après avoir été livré en deux clics à la flétrissure publique via les réseaux sociaux, faisant profil bas pour éviter de lourdes sanctions pénales, Alain Barfol accepte d’être interné dans un centre de rééducation sensible (délicieusement dénommé Olympe-de-Gouges) pour mâles pervertis où on le contraint à se défaire de ses stéréotypes machistes, sous peine de ne pouvoir réintégrer ses fonctions et recouvrer ses droits de citoyen. Alain Barfol parviendra-t-il à se réinsérer, sans dommage pour les autres, dans la nouvelle société féministe ou bien devra-t-il rompre avec elle en s’affiliant, par exemple, aux rebelles masculinistes prônant les « vrais hommes » ? Répondre serait dévoiler les ressorts de cette irrévérencieuse comédie en trois temps (« Le crime », « L’expiation », « La rédemption ») et vous priver d’un haletant MacGuffin…
Je ne saurais néanmoins passer sous silence quelques morceaux de bravoure dans les tribulations croquignolesques de ce pauvre exemplaire de « mâle blanc hétérosexuel » (sobrement viril**) qui ne ferait aucun mal à une mouche (même femelle). Les seuls dérapages qu’il s’octroie étant ceux d’une innocente gaudriole entre amis, et en catimini, sotto voce, car l’ordre féministe règne et surveille propos et comportements…
Puisque le mental ne peut rien sur le comportemental, c’est inversement en agissant sur la conduite que les magiciennes neurocognitivistes du centre Olympe-de-Gouges espèrent remédier aux perversions d’Alain Barfol et de ses acolytes. Ainsi sont-ils soumis à une batterie d’exercices plus ou moins humiliants (pour leur fierté masculine) : obligation d’uriner en position assise, interdiction de décroiser les jambes devant une femme, tâches ménagères imposées (dont une initiation à l’art de pousser et remplir un caddie), reviviscence de scènes d’enfance traumatisantes via un exosquelette, langage ardemment inclusif, nutrition veggécoféministe censée libérer du carnophallogocentrisme, etc. Parmi ces cocasses exercices de réadaptation au mundus muliebris, j’ai particulièrement aimé l’épisode du jeu de rôle. Le groupe de patients est introduit dans une salle de spectacle : sur la scène une jolie jeune fille, vêtue d’une jupe très courte, déplace de long en large une énorme et (trop) lourde valise. Barfol et ses compères sont invités, chacun à leur tour, à interagir avec l’actrice. Leur performance est observée et analysée par le groupe. Benoîtement, Barfol joue la carte de la galanterie ; mal lui en prend, cette attitude est fort mal reçue par la frêle jeune fille qui y voit une stratégie de séduction déguisée pour obtenir ses faveurs… Le dialogue est hilarant : quoi que l’homme dise, il EST fautif ; et plus il se récrie, se justifie, plus il s’enferre et donne des signes prouvant son indécrottable machisme. Situation kafkaïenne qui rappelle bien évidemment les interrogatoires de l’Inquisition ou les fameux procès pour déviationnisme droitier en URSS. Et plus près de nous, ces psychanalystes pour qui toute opposition à la cure est un symptôme de résistance qui a valeur d’aveu…
On voit combien ce roman sur la difficulté d’être homme au sein d’un monde à venir structuré par le néoféminisme est plus qu’une agréable pochade même si le dénouement est « happy ». Compte tenu de l’ambiance actuelle (mouvement #MeToo), le propos, par son impertinence à l’égard des nombreuses couleuvres que les « amélioreurs » de l’humanité nous forcent à avaler est, disons, « médiatiquement téméraire ». Il est probable qu’il offusquera les gobeurs des nouvelles idées dogmatiques – « niaiseries d’avenir » disait P. Muray – destinées à nous affranchir des anciennes traditions-sujétions et préparer un nouveau monde ouvert, inclusif, indemne de frontières géographiques, biologiques ou symboliques. Certes, on peut lire ce texte comme une simple comédie dénonçant les excès du néoféminisme pourchassant le « salaud intégral », mais il m’a semblé que ce serait rester en dessous de l’intention d’Alexis Legayet et des profonds attendus de cette sagace fiction où se mêle à la réflexion philosophique une satire aiguë des dérives de notre temps. En dénonçant la moraline à l’œuvre à tous les étages de la société, la bondieuserie bien-pensante à tous les paliers, l’auteur se montre un authentique moraliste sans être le moindrement un moralisateur moralisant. L’originalité du chemin poursuivi par Alexis Legayet depuis ses premiers livre est de considérer que l’humour a une fonction de vérité. Il permet d’éviter de « s’y croire », de libérer un espace de jeu au sein d’idées qui auraient trop tendance à se prendre au sérieux quitte à devenir ces « anciennes vertus chrétiennes devenues folles » dont le monde est plein, que nous acceptons par lâcheté et grégarisme et que dénonça G. K. Chesterton. Comme le soulignait récemment A. Legayet dans un entretien, « l’humour introduit une distance salutaire face au dogmatisme naturel de la pensée. D’un autre côté, le danger de l’humour c’est de manquer de profondeur, profondeur qui ne se donne jamais qu’à la pensée attentive et aux sourcils froncés. Il faut donc faire les deux et introduire un mouvement allant de l’un à l’autre, puis de l’autre à l’un. » Cela crée, dit-t-il, un type d’humour particulier, où on ne sait jamais si on se moque du monde ou non. Ambivalence heuristique qui force le lecteur à un effort herméneutique (si je puis me permettre ces deux gros mots) : autrement dit, à peser le pour et le contre, à évaluer ce qui dépasse la mesure, à démystifier la suffisance des discours doctrinaires, à prendre position – bref, à penser ! Ce jeu du candide et de l’iconoclaste fondé sur la fécondité de l’allusif et de l’évasif rend ici l’exercice de la lecture véritablement jubilatoire.
Finalement, que Délivrez-nous du mâle soit un récit flirtant avec la science-fiction est, me semble-t-il, du point de vue de l’étiquetage éditorial, très secondaire, l’essentiel étant ce mélange d’humour satirique et de réflexion philosophique que l’on retrouve non seulement chez A. Legayet mais aussi avec les auteurs du catalogue Æthalidès – particulièrement dans la collection FREAKS où l’on trouve de réjouissantes fictions affranchies des genres***. Car il y a un « esprit Æthalidès » poético-philosophique, qui apporte avec son ouverture d’esprit et son parti pris d’élucidation critique un souffle nouveau – agréablement impertinent – au sein de l’édition indépendante. C’est la bonne nouvelle qui nous vient avec Délivrez-nous du mâle. Alexandre Vialatte disait que la plupart des livres qui paraissent aujourd’hui « sont remplis d’un grand vide comme l’ampoule électrique mais sans filament lumineux ». Là avec Alexis Legayet on est plutôt du côté de la lampe flash…
* Bienvenue au paradis, Æthalidès, 2020 – Dieu-Denis ou le divin poulet, François Bourin, 2019 – Le greffon sacré, Les impliqués, 2016 – L’arbre sacré de McCarthy, La Mouette de Minerve, 2015.
** vilain mot qui rase les murs et que plus personne n’ose employer.
*** dont le très étonnant nouveau livre de Muriel de Renvergé que je présenterai à la rentrée.
Délivrez-nous du mâle d’Alexis Legayet, Coll. Freaks, éditions Æthalidès, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : en médaillon, photographie d’Alexis Legayet ©Crédit photo DR Breiz-Info / Éditions Æthalidès.
Prochain billet le 23 juillet.
Réjouissante présentation !
Merci! ?