Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !S’il n’est pas englouti dans le flot de la rentrée littéraire – trop de livres se neutralisant en une masse insignifiante – ce livre fera date. Des essais sur le végétarisme, il y a pléthore. Des témoignages sur le refus de carnivorer, sur la carnivoration, vous en trouverez peu de cette honnêteté, de cette hauteur humaine, de cette force de conviction. Et pourtant Muriel de Renvergé n’a rien d’une illuminée, ni d’une exaltée ; bien au contraire, cet écrivain et essayiste* est très posée, elle nous dit l’horreur absolue à la manière de Primo Levi pour décrire la Shoah : un strict et calme constat, sans accents pathétiques ni coups de manche stylistiques. Une horreur que nous côtoyons sans la voir, car tout a été mis en œuvre, techniquement, urbanistiquement, socialement, économiquement, culturellement pour occulter le lieu effroyable où elle se tient : les abattoirs où l’enfer des bêtes côtoie quotidiennement celui des hommes qui y travaillent. Vestige du prolétariat industriel du XIXe siècle, les abattoirs sont les dernières grandes concentrations ouvrières, principalement en Bretagne où ils sont le premier pourvoyeur d’emplois. Tel un rapport d’enquête ne produisant que des faits, rien que des faits, ce récit met en lumière le quotidien atroce des ouvriers des abattoirs « Borel » – premiers producteurs de viande hachée en France – que l’auteur a découvert et minutieusement exploré. Au-delà des conditions de travail et du traitement des bêtes, le combat de la « cause animale » est aussi celui de l’anticapitalisme, face à la cupidité de l’industrie agro-alimentaire qui ne recule devant aucune ignominie à l’égard des hommes comme des bêtes (en traitant les hommes comme des bêtes) pour maximiser ses profits.
Par-delà ce tableau dantesque de la mort organisée (et cyniquement déritualisée) Muriel de Renvergé s’interroge sur ce qui mène au refus de consommer de la viande. C’est moins la tendance vegan qui est en question ici que le sens profond de l’être végétarien. Engagement, décision qui n’est pas une mode, encore moins la marque d’une sensiblerie narcissique propre à l’Occident. Au contraire, il s’agit d’une prise de responsabilité propre à un choix éthique et, qui plus est, au cœur des préoccupations environnementales. Cet essai soulève forcément la question délicate de notre rapport à l’animal : nous apprenons à lire dans des livres dont les héros sont des animaux et choyons nos animaux domestiques quasiment comme des enfants, mais refusons de leur reconnaître une proximité, une communauté de destin en leur déniant une légitime place dans l’unité du monde vivant. Aveuglement qui nous permet de refuser hypocritement de regarder en face leur mise à mort, motivée par de prétendus besoins alimentaires. Honte d’une société entière décidée à expulser la mort coûte que coûte, car comme dit Cioran « les événements dérivent d’un refus d’accepter la mort ». Accepter notre part d’animalité et reconnaître les ravages causés par la toute-puissance de l’homme, ne serait-ce pas la condition pour repenser la place de l’homme dans la Nature et lui permettre de recouvrer une responsabilité et surtout une dignité morale face aux animaux ? L’humanité en son ensemble s’honorerait de cette conquête. Elle ferait un pas décisif vers l’accomplissement de son humanité.

EXTRAIT : « De l’abattoir, je n’avais alors qu’une vision extérieure. Comme beaucoup de Français, je m’étais indignée en voyant les vidéos de l’association L. 214, j’avais soutenu avec la fureur aveugle et déterminée d’une militante américaine contre la guerre du Vietnam le parti de la « cause animale » contre les hommes devenus des bourreaux, qui déchargeaient leur énervement contre de pauvres bêtes. Dans mon esprit, l’industrie agroalimentaire était le grand Satan, et encore ne savais-je rien des conditions faites aux hommes qui y travaillaient, de ce qui résonnait dans l’abattoir, des longs râles, des bêlements effrayés, des beuglements rauques… Cette industrie dégénérée, je la maudissais déjà pour ses pratiques de voyous – j’étais de cette génération qui avait connu les scandales alimentaires, le veau aux hormones, le poulet à la dioxine, la vache folle, qui avait frémi à l’idée de manger des aliments transgéniques –, et je la détestais tout autant pour sa dérive intensive, les bâtiments sans fenêtres où s’entassaient des dizaines de milliers de poules pondeuses, le broyage des poussins mâles à peine nés, la Ferme des mille vaches dans la Somme, l’abattage des vaches en pleine gestation, dans le cadavre desquelles on trouvait des fœtus de veaux complètement formés, l’élevage des porcs dans des exploitations gigantesques, comme à Landunvez, au nord de Brest, quinze mille mètres carrés, plus de cinq mille porcs à l’engraissement… Tout cela ne dessinait pas le XXIe siècle que les progrès conjoints de la science et de la technique, l’élévation de l’esprit, devaient rendre radieux, mais plutôt les décors de la ville basse dans Metropolis de Fritz Lang, où des ouvriers suaient sang et eau pour l’amusement et le luxe des privilégiés de la ville haute. »

De la lecture de ce récit en deux volets, « Catabase » (descente aux enfers) puis « Anabase » (montée de l’esprit), tel un voyage initiatique d’inspiration orphique, on ressort proprement différent si ce n’est transformé, ou pour le moins bouleversé par ce retour du refoulé animal. C’est dire la force de ce livre, qui avec la sobriété d’un regard décidément humain, « trop » humain, parvient à faire ce qu’une laborieuse propagande d’inspiration « spéciste » et ses relents de secte échoue immanquablement à obtenir.

* Muriel de Renvergé est notamment l’auteur de L’Affaire Richard Millet, réédité aux Éditions Léo Scheer en 2016. Elle collabore également régulièrement à La Revue Littéraire. Chez Muriel de Renvergé, j’aime particulièrement le ton altiloque (« air distingué ») de ses vitupérations polies qui contraste fort avec le débraillé des effusions ambiantes.

Ma part d’animal de Muriel de Renvergé, Éditions Léo Scheer, à paraître le 12 septembre 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie Association L214 (abattage d’une génisse gestante dans les abattoirs de Limoges) / Éditions Léo Scheer.

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