Proust dont on s’attache à louer l’intelligence, nous a donné une belle leçon: ce n’est pas l’intelligence qui compte en littérature (et, peut-être même dans la vie), c’est l’impression. Il mettait celle-ci au-dessus de tout et ne demandait à l’intelligence que d’éclairer ce qui jusque-là était resté obscur et confus. Proust a posé que la peinture d’impressions vraies, de moments essentiels dans une vie, était plus importante que les observations ou les jugements. Je crois que ceci est transposable à la critique littéraire. Je lis parfois des choses extrêmement intelligentes qui, littérairement parlant, ne m’impressionnent pas, ne me convainquent pas. Pour un romancier, ressusciter la vie est plus essentiel que de connaître les lois qui la gouvernent.
D’où mon malaise avec ce roman Le sauvetage de Bruce Bégout dont le prétexte est philosophique, ou plutôt relatif à un moment terrible de l’histoire de la philosophie. Le pitch est intelligent, l’idée de départ astucieuse mais la réalisation littéraire, en l’occurrence romanesque, manquée. Le philosophe Bégout a-t-il la fibre d’un romancier? Personne n’est parfait, et pouvoir jouer sur les deux tableaux ne s’improvise pas, ne se décrète pas (surtout si l’idée de derrière la tête est de vouloir caracoler dans les romans dits de la « rentrée littéraire » en lice pour un prix).
Revenons à l’histoire vraie qui a inspiré cette tentative non aboutie. En août 1938, à Fribourg-en-Brisgau, Leo Van Breda (1911-1974), jeune père franciscain et étudiant en philosophie à l’Université de Louvain, se rend dans l’Allemagne nazie pour un travail de thèse portant sur des inédits de Husserl, philosophe d’origine juive, mort quelques mois plus tôt. Mais la situation est difficile, tout est imprégné d’un climat de paranoïa et de terreur. La veuve de Husserl vit à l’écart, isolée par les mesures antisémites du régime. Lorsqu’il parvient enfin à rencontrer Malvina Husserl, il se rend compte de la masse énorme des écrits que son mari a laissée. Plus de quarante mille pages de manuscrits. Il décide alors de les sauver d’une destruction probable et, abandonnant son travail de recherche, « se lance dans le tourbillon de l’Histoire » comme l’écrit l’éditeur en quatrième de couverture. Il ne sait pas que la Gestapo est déjà sur ses traces… C’est là que la pure invention fictionnelle prend le relais.
Se vouloir romancier c’est mettre la métaphore au-dessus de l’idée, c’est elle qui affiche un style. Style grâce auquel le flux de la vie est transfiguré en une « réduction » non pas phénoménologique (épochè) mais poétique. Une façon de penser le réel à la limite du rêve (ou parfois du cauchemar) où le trivial, le prosaïque est ignoré au profit de l’essentiel. Car ce qui nous fait descendre dans les profondeurs de l’âme humaine, ce n’est pas tant l’intrigue que le don du style. Et, ici, hélas! le style est défaillant. Il est désaccordé par rapport au drame qui se joue en arrière plan, en dissonance totale avec la gravité des situations et des enjeux que vivent les protagonistes. L’allant, le ton enlevé que Bruce Bégout donne à son récit sonne comme une fausse note qui heurte et gâte cette ténébreuse fresque historico-intellectuelle. Les nazis on l’air de sortir d’une comédie à la Mel Brooks. On est surtout surpris de lire de lourdes maladresses d’écriture (les jeunesses hitlérienne portent des « bermudas »), des anachronismes (« un paquet de sèches ») ou des platitudes dans le choix des adjectifs (« sa mère, d’une beauté remarquable »), décontenancé par le ridicule de certaines comparaisons (« sa voix de timbale fraîche qui carillonnait dans le concert improvisé de ce triste jour »), la soudaine vulgarité du ton faussement relâché, « décomplexé », si à la mode aujourd’hui** pour décrire les personnages – ainsi voici comment le « héros » Leo est présenté: « Il s’appelle Herman-Leo Van Breda. Il est né en Belgique en 1911, près d’Anvers. C’est un jeune gars, grand, les épaules larges, bien bâti, le visage doux et affable, pourvu d’un petit air chenapan. Une belle gueule de Jongen du Nord, quoi! qui, il n’est pas difficile de l’imaginer, doit lui valoir des compliments, des allusions, des entreprises. S’il était né de l’autre côté de l’Atlantique, on l’aurait bien vu obtenir un rôle dans un film de gangsters dirigé par Mervyn Leroy, le genre homme à tout faire en costume croisé, moue d’ange et cigarillo aux lèvres. »
Pour revenir à ma réflexion initiale, l’impression qui reste après lecture est que ce livre, même d’une plume concernée, a été écrit trop vite, pas suffisamment travaillé ni relu. On se demande même si la minceur de l’intrigue* n’a pas conduit l’auteur à « remplir la saucisse » pour donner artificiellement de la matière et « faire roman »? Je sais bien que demander un roman « bien écrit » comme du Anna Gavalda est un tantinet ridicule, mais on peut vouloir éviter 360 pages écrites à la truelle. Non, décidément, il n’y a rien à sauver dans Le Sauvetage. Je préfère le Bégout philosophe et phénoménologue, spécialiste de Husserl, se consacrant à l’exploration du monde urbain et à l’analyse du quotidien.
* sur un thème assez proche, on est loin de Vie éternelle, le récit bouleversant de Felix Philipp Ingold.
** car l’inverse, c’est-à-dire de la tenue dans l’écriture, serait considéré comme une forme de mépris, d’arrogance vis-à-vis du lecteur qui pourrait se sentir infériorisé…
Le sauvetage de Bruce Bégout, Fayard, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie Husserl-Archives Leuven / Éditions Fayard.
Voilà donc un ouvrage contournable. Mon budget vous remercie. On relira Husserl dans le texte. Plutôt qu’un texte « écrit à la truelle »… (petite question redoutable : mais comment un éditeur peut-il accepter cela? l’auteur n’est pas à ce point ‘connu’ qu’on ne puisse lui demander de revoir sa copie… ou de s’abstenir.)
Oui, on peut s’étonner du laxisme de l’éditeur, mais je doute de plus en plus des critères qui animent les directeurs de collections, lesquels sont cornaqués par les services marketing, financiers… Mais même les journalistes patentés (pas en littérature visiblement) ne savent plus lire, étant donné les flots d’éloges que j’ai pu lire dans la presse pour un livre effectivement « évitable »…
Je suis allée voir ce qu’on en dit…
Dans l’excellente revue « En attendant Nadeau », c’est l »excellent G-A Goldschmidt qui s’y colle. Et qui ne parle pas du livre, finalement, mais reprend de manière très claire, les grandes lignes de l’affaire, et de Husserl. Je perçois une envie de ne pas y toucher, ne rien dire c’est aussi et finalement, ne pas dire de mal. (solidarité entre philosophes?) Aussi, on pourrait s’y laisser prendre… une seule phrase convenue pour parler du roman, c’est l’avant-dernière… On est en-deçà du service minimum.
Et dans « La règle du Jeu », peu de choses également à propos de l’écriture, sinon, à la fin aussi, « un style très contemporain »….
Aussi, vos propos, Cher Lorgnon, n’en ont que plus de poids.
Dans les deux articles (choisis à dessein pour n’être pas écrits à la va-vite, en principe) aucun exemple. Tout ce qui est dit, en revanche, c’est très net pour EnAttendantNadeau, « à côté du roman »…
Un grand merci, chère Pascale, pour ces lectures d’analyses complémentaires. Effectivement, on peut constater une certaine convergence avec la mienne, « par défaut » si je puis dire. 🙂