Patrick Corneau

Quand j’ai reçu ces deux épais volumes des éditions Gallimard, je l’avoue, j’ai un peu paniqué (1562 pages!). Comment allai-je aborder ces deux sommets himalayens? Par quelle face allai-je escalader cette somme critique? Et puis j’ai pensé à l’auteur, à la figure prestigieuse et déconcertante de ce « pape » des lettres que fut Jean Paulhan (1884-1968), à sa désinvolture, son goût du volte-face, du paradoxe, son imprévisibilité, sa cocasserie même. Alors, j’ai entamé mes lectures en piochant de-ci de-là les textes qui m’intéressaient, « à saut et à gambades » dans ce prodigieux foisonnement de littérature qui, à lui seul, est le portrait indirect d’un esprit extraordinairement fécond et hautement singulier.
Rapprochons-nous de ces deux massives éminences.
Ces deux volumes, quatrième et cinquième tome des Œuvres complètes de Jean Paulhan, se présentent comme le lexique des auteurs auxquels l’écrivain a consacré un texte propre: le premier volume mène des lettres A à R, c’est-à-dire d’Alain à Rimbaud. Entre eux, l’alphabet le veut, il y a Dominique Aury et Roland Barthes, Louis-Ferdinand Céline, Charles-Albert Cingria et Roger Gilbert-Lecomte, Jean Grenier, Franz Hellens et Marcel Lecomte, Roger Martin du Gard, Rainer Maria Rilke enfin. Et cent autres. Le second volume mène de Jacques Rivière à Georges Wolfromm. Du directeur de La NRF de la période 1919-1925 pour aller jusqu’à la fin de l’alphabet, en passant par Alain Robbe-Grillet et Gustave Roud, Sade et Saint-John Perse, Ungaretti et Vailati, Albert Thibaudet et Paul Valéry – sans compter cent autres encore que l’on retrouve dans l’index. À cet ensemble s’ajoutent les textes retrouvés de cinq discours, un choix de textes de circonstance autour des revues littéraires, trois traités et un premier choix de réponses aux enquêtes littéraires.
C’est considérable, la monumentalité n’est donc pas une image usurpée. Défilent devant nous plusieurs générations de la vie littéraire française avec ses bonheurs, ses découvertes et ses combats, ses polémiques. Transparaît l’art qu’avait Paulhan de gouverner sans régner et d’écouter sans entendre. Nous est sensible surtout le cœur de sa pensée, son intérêt sincère et empathique pour la création littéraire qui est moins pour lui « exercices de genres (roman, tragédie, poésie) que témoignages et preuves d’une relation au langage » comme le souligne Bernard Baillaud, le maître d’œuvre de cette édition savamment établie, préfacée et annotée par ses soins. Relation au langage disions-nous, c’est-à-dire relation au monde qui, sans le langage, nous demeurerait inaccessible. Ce que rappelle Paulhan à Marguerite Duras dans une enquête qu’elle faisait pour Le Nouvel Observateur (22 avril 1965): « Je pense que la littérature apprend toujours à celui qui la fait à se voir lui-même et à voir le monde d’une façon plus précise et plus complète qu’il ne le faisait jusque-là. C’est très difficile de voir le monde et de nous voir nous-mêmes, et cela pour une raison extrêmement claire: lorsque nous nous regardons, nous distrayons une partie de notre esprit ou de notre pensée, de sorte que ce que l’on voit ensuite est tout à fait faux et convenu. Eh bien! n’importe quelle littérature, même si elle est très médiocre, très ennuyeuse, est un effort pour voir le monde comme si nous n’y étions pas, ce qui est tout de même le but de la littérature. »
De ce fait, derrière le texte littéraire, ce que cherche à identifier le critique Jean Paulhan c’est bien une présence incarnée se manifestant à travers une relation particulière au langage – laquelle subsume une vision du monde unique, inédite, parfois d’un génial idiotisme (possiblement délirant?). Raison pour laquelle, il n’y a pas de critique qui ne soit d’admiration. Et ne se fasse dans l’orbe de l’amitié. Parler littérature pour Paulhan, c’est faire le portrait d’amis, décrire un visage à travers lequel se dessine une expérience de langage, témoignage vibrant et risqué par lequel l’écrivain fait un pas vers la vérité. Car pour Paulhan « toute la littérature nous rapproche de la vérité et rapproche son auteur de la vérité, même si elle a l’air délirante« .
Ce blog ne suffirait pas pour traiter dans leur vertigineuse diversité tous les auteurs et les thèmes abordés dans ces pages, que l’on ne voudrait jamais cesser de feuilleter. Arrêtons-nous juste un instant sur le texte qu’il consacra en 1965 à Jean Grenier, un compagnon de quarante années auquel le liait bien des affinités. La première étant qu’aucun d’eux n’a parlé afin qu’on parlât de lui. L’âge les séparait sans les désunir. À la courtoise taciturnité de l’un, qui pouvait se rompre par une formule tranchante, répondait le peu d’ardeur à l’expression de l’autre et un goût pour la méditation qui se nourrissait des délices du doute. À travers ce « portrait-hommage » d’une rare pudeur s’exprime indirectement (c’est bien la manière paulhanienne), par questions et réflexions interposées sur « la vie » (et le jeu d’une malice faite de fausse candeur), l’intimité parfaite de deux esprits que liait une amitié on ne peut plus fraternelle. On voit que l’amitié « admirative », loin d’aveugler (comme un réflexe facile nous y invite) est un formidable tremplin pour la connaissance de l’autre. Et c’est le privilège insigne de la littérature que de nous offrir cette révélation.

JEAN GRENIER

« Ce qui rend la vie extrêmement embarrassante, c’est que les conseils moraux qu’on vous donne dès l’enfance sont de toute évidence absurdes. Et les enfants, pour peu qu’ils soient doués d’une intelligence moyenne, ne sont pas longs à s’en apercevoir.
On nous dit, par exemple: « Aime ton prochain comme toi-même. » Mais est-ce que nous nous aimons nous-mêmes? Si l’on en croit la psychanalyse, il arrive an contraire, neuf fois sur dix, que nous nous détestions. Que nous passions notre vie à nous jouer de mauvais tours. Est-ce que l’on veut donc que nous jouions de mauvais tours à nos prochains? Ce n’est sûrement pas ce que les moralistes ont voulu dire.
On nous dit encore: « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse. » Mais il est des tas de cas où l’on nous invite précisément à faire à notre voisin ce que nous détesterions qu’on nous fît. On nous recommande par exemple, en nous menaçant des pires châtiments, de travail­ler mieux que lui et de le vaincre dans les examens et les concours, de le dénoncer, s’il s’est mal conduit, et même de le tuer si l’on est en guerre. Toutes choses très désagréables. Comment s’y reconnaître?
Il y a pire. Quand tout le reste a échoué, les moralistes nous disent encore (ce ne sont pas toujours les mêmes moralistes): « Eh bien, soyez vous-mêmes! » Je veux bien, mais qui sommes- nous au juste? Ils ajoutent: « Connais-toi toi-même. » Mais il est difficile de se connaître. Il est même impossible d’assister à soi-même comme si l’on était un étranger. Car le regard que nous portons sur nous est une part de notre esprit: qui sait si nous ne nous privons pas, en nous regardant, d’une part de nous-même essentielle: spontanéité, surprises… et le reste, enfin tout ce qui nous arrive quand justement nous échappons à nous-même. Ce qui tend à nous le faire croire, c’est que les gens qui n’arrêtent pas de s’observer montrent en général un caractère tout particulier. Particulier, et peu agréable.
Je ne dis pas que Jean Grenier ait répondu à toutes ces questions, et peut-être que personne ne peut y répondre. Mais de toute façon il se les est posées. Et chacun de nous doit s’il est honnête les poser. C’est ce qui donne à ses œuvres ce ton grave, inquiet, profond, qu’on n’oublie pas quand on l’a une fois entendu. Qu’on n’oublie pas plus que les questions dont il s’agit. »

Œuvres complètes de Jean Paulhan, tome IV et V: Critique littéraire, I et II, Édition de Bernard Baillaud, Collection Blanche, Gallimard, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Jean Paulhan, en 1965, photographie d’Édouard Boubat-RAPHO / Éditions Gallimard.

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Patrick Corneau