Patrick Corneau

J’emprunte ce beau texte d’Adrienne Monnier à la dernière (et ultime ?) livraison du magnifique et hautement déceptif DERNI∃R CARRÉ n° 7 « J’entendais le bruit de mon sang » (par « déceptif » je n’entends  pas « décevant » bien évidemment, mais ce ton presque enragé qui nous lave la cervelle du narcissisme hystérique, de l’indécente autolâtrie qui nous environne et nous fatigue*).

En complément logique ou plutôt affinitaire de cet éloge du livre pauvre – car j’imagine que si l’on aime les livres (quels qu’ils soient), on doit avoir une égale passion pour les librairies – je ne saurais trop recommander d’acquérir ce petit bijoux qu’est Le Corps des libraires de Vincent Puente**, sous-titré Histoires de quelques libraires remarquables & autres choses.
Après quelques hésitations, bégaiements, la librairie a reçu avec cette étrange pandémie le statut de « commerce essentiel ». Nous, lecteurs impénitents, nous le savions bien et Vincent Puente le démontre avec une réjouissante érudition. Le Corps des libraires rassemble 21 histoires dont librairies et libraires sont les principaux protagonistes. Il évoque des librairies historiques ou célèbres comme le fut, rue de l’Odéon, La Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier (qui faisait également office de bibliothèque de prêt et où elle organisait des séances de lectures publiques et des expositions). Il lève le voile sur certaines librairies choisies, que les amateurs de livres fréquentent sans tapage comme d’autres visitent des coins à champignons (et parfois le coin est plus intéressant que les champignons eux-mêmes…).
Le Corps des libraires est à la fois un livre d’histoire(s) et un guide. On y rencontre des revenants, des livres providentiels, des labyrinthes et des libraires héroïques, quelques personnages pathétiques et bien d’autres anecdotes curieuses.
Si votre libraire a du mal à vous le procurer, patience ! ce must sera réédité en poche par La Bibliothèque en septembre prochain.
Mais revenons à Adrienne Monnier qui nous montre excellemment « que les grands livres ne sont jamais si bien logés que dans les livres pauvres, ils ne sont même vraiment grands qu’ainsi. »

« Je ne veux pas faire l’éloge du livre pauvre aux dépens du livre riche. Un beau livre, libéralement revêtu de beauté compte parmi les biens les plus enviables de ce monde ; l’esprit n’a pas de demeure qui lui plaise autant et qui le flatte mieux. Nulles louanges plus sensées que celles qui vont aux typographies soignées, aux bons papiers, aux magnifiques illustrations et aux reliures sérieuses. Mais ce sont des louanges cent fois faites et il ne me semble pas qu’on ait encore pensé à louer les livres pauvres.

Le livre pauvre, nous allons essayer de le définir. C’est, en somme, le livre bon marché, le meilleur marché, et surtout, le plus dénué de prétentions dans sa forme. Nous ne mettrons point dans cette catégorie de pauvres ceux qui, malgré leur prix modique, prennent des formats, des illustrations et même des coloris éloignés de toute modestie. Non, le livre pauvre, c’est un livre de format ordinaire, volontiers plus petit que l’ordinaire et dont tous les détails manifestent l’économie. Le papier n’est pas beau, certes, mais il ne prétend être ni épais ni glacé : c’est du papier. L’impression est serrée, du 9 tout au plus, les marges sont petites : c’est de l’imprimé. La couverture ne se risque pas vers une nudité orgueilleuse ; elle préfère un filet simple ou double, aux coins adoucis par une arabesque ou quelque menu jeu de lignes ; elle montre souvent une vignette, toujours la même, comme un bijou de famille finement ouvré. Les Michel Lévy, les premiers « Romans étrangers » d’Hachette, étaient les modèles du genre. |e ne vois guère, parmi les productions de l’édition moderne, de livres pauvres à mon goût. (…)

Je garde un souvenir très attendri de la Bibliothèque Nationale, parce que c’est elle qui m’a donné, quand j’étais enfant, les premiers éléments de ma culture littéraire. Ma mère achetait sur les quais tout ce qu’elle en trouvait et nous en laissait, à ma sœur et à moi, le plus large usage. C’était moins, pour elle et pour nous, des livres, que des petits véhicules immatériels qui nous transportaient au royaume de l’esprit. Jamais leur acquisition n’a pesé à notre bourse, ils étaient donnés, comme l’eau et le soleil ; les sous qu’ils nous coûtaient n’étaient pas vraiment une dépense, mais une obole versée joyeusement aux portes du temple.

Certes, ils étaient pauvres et faits pour les pauvres, et cependant, je leur dois la plus vraie et la plus durable des richesses. C’est eux qui m’ont fait connaître Ulysse, Don Quichotte, Panurge, Gulliver, Robinson Crusoé, Faust, Hamlet et le Rousseau des Confessions. C’est par eux que j’ai approché Dante, Shakespeare et Milton. Épictète est venu vers moi sous leur manteau et ce manteau était parfaitement à sa convenance.

Je songe souvent à ces premières lectures avec émotion. Eussent-elles été aussi fortes, aussi fécondes, si l’on m’avait mis entre les mains un livre cher, ou même simplement un livre ordinaire mais jugé digne des rayons d’une bibliothèque, et si l’on m’avait, avant toutes choses, recommandé d’en prendre soin. L’idée de valeur matérielle n’arrêtait pas le départ de l’esprit. Je me souviens d’un Don Quichotte dont on avait trouvé les quatre volumes le dos à vif, sans couverture, serrés par une grosse ficelle qui mordait durement les tranches. Ce triste état, loin de nous affliger, nous avait d’autant plus réjouies qu’il était la cause d’un excessif bon marché. Et jamais, en aucune édition, je n’ai mieux connu le Chevalier de triste figure.

Oui, à la réflexion, il me paraît certain que les grands livres ne sont jamais si bien logés que dans les livres pauvres, ils ne sont même vraiment grands qu’ainsi. Ce sont les livres pauvres qui leur assurent une circulation obscure, vitale, comme le cours du sang ; eux, qui par leur humilité en maintiennent la gloire ; eux, qui leur donne la liberté dont ils ont besoin pour remplir leur mesure et pour la dépasser ; eux, qui travaillent le mieux à les rendre immortels. »
« Éloge du livre pauvre », Adrienne Monnier, Mercure de France, 1936 (republié en 1956).

* Voir dans ce n°7 le roboratif texte de Marlène Soreda Piètres plaisirs de Paris et son coup de gueule contre l’espèce Propriétaire (vulgus dominus) et les sentiments qui l’animent.
** Vincent Puente est libraire à Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres dont L’Histoire de la bibliothèque du comte de Fortsas, Hôtels d’exception aux édition des Cendres, 2005 et 2007, et Anatomie du faux aux éditions La Bibliothèque, 2011. Peintre, illustrateur, il a également publié plusieurs recueils d’images et d’illustrations, dont Dix ans de Chine (Orbis Pictus, 2008) Plan de Paris — à recommander aux nouveaux arrivants — (Orbi pictus 2008), La forêt de l’arbre unique (éditions du Céphalophore Entêté, 2012 ) et Histoire d’un jardin à La Pionnière en 2016.

Vincent Puente présente Le Corps des libraires sur YouTube.

Le Corps des libraires – Histoires de quelques libraires remarquables & autres choses de Vincent Puente, La Bibliothèque en poche, 2021.
DERNI∃R CARRÉ n°7 « J’entendais le bruit de mon sang », juillet 2021.
 LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : en médaillon, photographie d’Adrienne Monnier ©Roger-Viollet / Éditions La Bibliothèque.

Prochain billet le 27 juillet.

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Patrick Corneau