Chers lecteurs, chères lectrices, ceci sera la pénultième chronique avant de plonger dans le trou noir du mois d’août, ou si l’on veut le tunnel, au bout duquel on aperçoit la petite lueur irrépressiblement grossissante de la Rentrée (là toutes les connotations subjectives sont permises…). J’avancerai ici quatre conseils de lecture « pour ne pas bronzer idiot » (comme on a l’habitude de lire dans Marie-Claire), soit quatre titres à poser sur chacun des coins de votre serviette de plage au cas où un impertinent zéphyr voudrait la lutiner.
En haut à gauche : les 7 numéros de DERNI∃R CARRÉ de Marlène Soreda & Baudouin de Bodinat (Éditions La Charrette orchestrale)
En haut à droite : Délivrez-nous du mâle d’Alexis Legayet (éditions Æthalidès)
En bas à gauche : L’Atelier du roman n°105, juin 2021 – « Philip K. Dick, La science comme fiction, l’humain comme réalité » (éditions Buchet-Chastel)
En bas à droite : Les Gobeurs de Didier Desrimais (Coll. Les carrefours de l’être, éditions Ovadia)
J’ai déjà évoqué rapidement le dernier numéro de DERNI∃R CARRÉ, néanmoins l’analyse qui est faite par B. de B. du « syndrome anxieux de la peur d’être épié » qui a installé en chacun l’acceptation de l’idée « qu’on surprend ses pensées avec lui-même quoi qu’il fasse ou ne fasse pas » est implacable et irréfutable, ainsi que l’examen des procédés de persuasion clandestine habilement (et insidieusement) menés pendant cette crise pour obtenir notre adhésion à la voie du socialement souhaitable. Enfin, remarquable aussi son interprétation de l’étrange nostalgie du masque survenue lorsqu’il ne fut plus imposé…
On rencontre toutes sortes de plumes dont la bonne conscience est occupée à critiquer ce que le monde leur demande de critiquer, rares sont celles qui s’attachent à ce qu’il a de criticable. En reprenant l’expression d’Annie Le Brun à propos de Sade, on peut affirmer que la radicalité transfigurante de B. de B. dans sa manière de révéler le présent fait que « soudain un bloc d’abîme » vous heurte et vous ébranle.
Il n’est pas inutile d’indiquer que ces références et leurs auteurs joueront à une sorte de jeu des quatre coins virtuel à votre insu (mais cela ne doit pas vous rendre paranoïaque)…
Revenons sur le bas de la serviette de plage.
Si L’Atelier du roman se penche sur l’œuvre de Philip K. Dick, c’est pour rectifier le tir. À savoir, défendre Philip K. Dick, indépendamment du genre littéraire qu’il a pratiqué, comme un romancier parmi les plus grands du XXe siècle. Quoique son univers romanesque se déploie le plus souvent sur fond d’inventions technologiques futuristes, il n’est jamais arbitraire. Car il ne fait qu’incarner ce qui se préparait dans les laboratoires américains de haute technologie après la Deuxième Guerre mondiale. Et ce qui s’y préparait, au-delà des progrès et des inventions, c’était l’autonomie de la science par rapport à toutes les autres activités humaines. De fait, si le dogme de la science pour la science n’est même plus discutable, c’est que Philip K. Dick en a prédit et « visionné » les retombées sur nos vie et sur l’humanité.
C’est cet impact que ce passionnant dossier explore. Nonobstant cela, je voudrais signaler avec insistance (outre les merveilleux dessins de Sempé), deux excellents articles sur les dernières prouesses de l’esprit sociétal :
– de Jean-Yves Masson : « Le monde enchanté de l’émancipation – ou comment
on recrute un professeur de philosophie »
– d’Olivier Maillart : « Éloge du travestissement ».
On ne présente pas Jean-Yves Masson, poète, romancier, traducteur, éditeur de La Coopérative (dont les parutions sont souvent accueillies dans ce blog) et professeur de littérature comparée à La Sorbonne. C’est à ce titre et à l’occasion de la parution d’une inénarrable fiche de poste pour le recrutement d’un professeur de philosophie à Paris VIII (totalement rédigée en écriture inclusive !) qu’il vient dénoncer le virage des études de genre à l’université. Pour lui, rien ne montre mieux que ce descriptif ubuesque et jargonnant les ravages de l’idéologie délétère qui installe clairement un paysage de cauchemar là où l’on devrait former à l’exercice de la pensée et de l’esprit critique, transmettre la langue française et sa littérature. Vous jugerez de l’opportunité de s’opposer à cette dérive avec cet extrait.
Olivier Maillart est professeur de lettres dans une classe préparatoire en Normandie, il s’étonne et s’inquiète de la mainmise grandissante sur le public des jeunes lycéens d’associations communautaires africaines, groupes de pression antiracistes et autres syndicats étudiants de gauche décidés à orthonormer et orienter tout discours ou activité (le théâtre notamment) selon ce que le vent de l’Histoire leur souffle via la télévision, internet, les réseaux sociaux et principalement la sociologie nord-américaine (cancel culture, mouvement woke, théories genderantes et LGBTistes). L’anecdote personnelle qu’il rapporte est véritablement édifiante et symptomatique de ce que l’on pourrait appeler un effondrement anthropologique de (et dans) nos sociétés.
Enfin, dernier coin de la serviette avec Les Gobeurs de Didier Desrimais.
Last but not least, ce petit livre, à sa manière (sur le mode satirique et hautement ironique) fait une synthèse très enlevée, très jouissive de ce que les trois autres abordent ponctuellement. Les Gobeurs n’est pas un essai, au sens habituel du terme, mais une charge frontale très corrosive contre toutes les absurdités sociologiques, écologistes, néoféministes, genrées que les « amélioreurs » de l’humanité servilement relayés par les milieux littéraro-journalistiques (Télérama, Les Inrockuptibles, Libération, Le Monde) nous forcent à avaler. Même si Didier Desrimais ne prétend pas être à proprement parler un écrivain, il ne rechigne pas à pratiquer l’art du pugilat littéraire avec une plume vigoureuse (son étrillage en règle des ravages de la sociologie post-bourdieusienne est impeccable) et savoureuse avec ses « exercices pratiques » (excepté la lourdeur des apartés graveleux de « tonton Raymond »…). Parmi les nombreuses injonctions de gobage censées nous libérer d’anciennes sujétions et nous ouvrir un monde inclusif sans frontières géographiques, biologiques et symboliques, j’ai retenu son analyse de la transformation d’une certaine jeunesse gobeuse de « rebelles couchés » (selon la formule de Philippe Muray) en rebelles « aspergiens » selon son propre néologisme.
Voilà de quoi faire face, non pas tellement au variant Delta (celui-ci n’est qu’un révélateur) mais au raz-de-marée de bêtise qui nous submerge, porté par les alizés atlantiques ; il nous emmène vers un monde paradisiaque qui refuse le tragique de la vie, accueillant à bras ouverts comme dit Didier Desrimais « toute la mécanique morale du nouvel ordre hyperégalitaire – l’égal devant être ramené à un, c’est-à-dire à MOI ». Soit un enfer bien tempéré.
Bonnes lectures !
LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : en médaillon, détail d’un dessin de Jean-Jacques Sempé (à voir ici) / Éditions La Charrette orchestrale, éditions Æthalidès, éditions Buchet-Chastel, éditions Ovadia.
Prochain billet le 31 juillet.