
Marchant dans les rues de Paris, croisant des visages encore masqués (certains s’accrochent à cette amulette au pouvoir d’invisibilité) et constatant chez les non-masqués un immuable manque d’élan à se saluer, un sempiternel mélange de maussaderie et d’indifférence mutuelle, j’ai l’esprit hanté par un portrait. C’est celui d’un inconnu ; il a été peint à l’avant-dernier siècle, vers le début des années 1820 et s’étalait, s’il m’en souvient, sur les affiches annonçant l’importante exposition Géricault qui eut lieu en 1991 au Grand Palais. Il se trouve aussi sur la couverture du gros catalogue commémoratif paru alors que je viens de retrouver dans ma bibliothèque.
Ce portrait d’homme aux cheveux ébouriffés a été découvert par hasard dans un grenier en Allemagne, quarante ans après la mort du peintre en 1824, à trente-trois ans. Il figurait dans la collection d’un médecin de Baden-Baden, parmi quatre autres toiles similaires. L’histoire veut que, exécutés au nombre de dix, ces portraits dont il ne reste que cinq, ont appartenu aux peintres Henri Harpignies et Charles Jacque.
Peu après, il a été offert au Louvre, qui l’a refusé. Placé dans l’environnement dramatique du Radeau de la Méduse, accroché au musée depuis déjà quarante ans, le portrait aurait, à l’époque, fait l’effet d’un tableau quelconque. Aujourd’hui, il est souvent choisi pour représenter l’œuvre entière de Géricault.
Qu’est-ce qui a changé ? En quoi ce fragile portrait est-il devenu si éloquent ou, plus précisément, si obsédant au point de supplanter la Méduse ?
Derrière tout ce qu’a imaginé ou peint Géricault — depuis ses fougueux chevaux caracolant jusqu’aux mendiants qu’il a rapportés de Londres, — on sent le même vœu : laissez-moi donc regarder le malheur en face, laissez-moi y découvrir le respect, la dignité et, si possible, y dénicher quelque beauté ! Naturellement, la beauté que Géricault espérait trouver exigeait qu’il se détourne des piétés officielles, autrement dit de l’esprit moral de l’époque. L’ordre moral d’alors c’était la domination absolue sur les Beaux-Arts de Jacques-Louis David, ex-ordonnateur empanaché des fêtes révolutionnaires.
Ce portrait qui m’obsède est à l’opposé de l’impératif statufiant de David que Géricault a éperdument voulu fuir. Il s’est d’abord intitulé le Fou assassin, puis le Fou kleptomane. On le classe maintenant sous le titre Monomane du vol.
Plus personne ne connaît le véritable nom de l’homme qu’on y voit peint.
Il était interné à l’asile de la Pitié Salpêtrière, à Paris. Géricault a fait, là-bas, dix portraits de personnes déclarées démentes. Parmi les toiles conservées, il s’en trouve une autre, d’une femme, inoubliable elle aussi. Au musée de Lyon, où elle est généralement exposée, elle s’intitulait, à l’origine, la Hyène de la Salpêtrière. Aujourd’hui, elle porte le nom de Monomane de l’Envie*. Elle est absolument terrible d’humaine vérité « Avec ses yeux qui happent avec rage, déchirent, toute haine dehors, lacèrent, dévorent voluptueusement leur propre voir » comme l’écrit magnifiquement Jean-Marie Touratier**.
Ce qui a poussé Géricault à peindre ces patients, on peut le deviner : l’inouïe, l’insigne prise en charge par le travail créateur de toute la brutalité du monde. Mais sa façon de les peindre montre clairement qu’il n’avait que faire de leur étiquette clinique. Les traces et les touches ferventes de son pinceau indiquent qu’il les connaissait et les appelait par leur nom. Le nom de leur âme. Des noms qui, depuis, ont été oubliés.
Une décennie ou deux auparavant, Goya avait représenté des scènes d’aliénés enfermés, enchaînés et nus. Pour Goya, cependant, c’étaient leurs actes qui comptaient, et non leur intériorité. Avant que Géricault ne peigne ses modèles de la Salpêtrière, personne sans doute — ni peintre, ni médecin, ni proche, ni parent — n’avait plongé son regard aussi longtemps, aussi profondément dans le visage de quelqu’un qu’on avait catalogué et condamné comme « fou ».
En 1942, dans une lettre à Joë Bousquet Simone Weil a écrit : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. » En écrivant ceci, elle ne pensait certainement pas à l’art. « La plénitude de l’amour du prochain, dit-elle dans Attente de Dieu, c’est simplement d’être capable de lui demander : “Quel est ton tourment ?”. C’est savoir que le malheureux existe, non pas comme une unité dans une collection, non pas comme un exemplaire dans la catégorie sociale étiquetée “malheureux”, mais en tant qu’homme, exactement semblable à nous, qui a été un jour frappé d’une marque inimitable par le malheur. Pour cela il est suffisant, mais indispensable, de savoir poser sur lui un certain regard. »
Le portrait, par Géricault, de l’homme aux cheveux ébouriffés, au col défait et aux yeux qu’aucun ange gardien ne protège, représente parfaitement l’« attention créative », et matérialise ce « certain regard » auxquels Simone Weil fait allusion.
Pourquoi cette peinture me hante-t-elle ainsi ? C’est comme si l’image de l’homme au regard ébahi me pinçait entre deux doigts invisibles. Quels sont ces deux doigts ?
Entre l’expérience concrète de la vie ordinaire sur notre planète en perdition et les récits officiels et publics conçus pour donner un sens à cette vie, le fossé est aujourd’hui bel et bien béant. C’est là dans cet écart que réside la désolation, bien davantage que dans les faits qui désormais échappent à notre maîtrise. N’est-ce pas pour cela qu’un tiers de la population française se montre prêt à écouter une voix populiste ? L’histoire qu’elle raconte — toute mensongère et maléfique qu’elle est — semble mieux coller à ce qu’un peuple encoléré voit surgir dans la rue et sur les ronds-points. D’autre part, c’est aussi pour cela que tant de gens, devant leurs écrans, fantasment sur un monde où tout ce que l’on propose — de l’entre-soi des réseaux sociaux aux rêves onanistes manufacturés — est bon, pourvu que le gouffre soit enfin comblé ! Car c’est dans de pareils gouffres d’oubli que les gens se perdent ; dans de pareils gouffres qu’ils perdent la raison. Avec délice.
Sur chacun des cinq portraits réalisés par Géricault à la Salpêtrière, les yeux du modèle regardent ailleurs, partent de travers. Non pas qu’ils fixent un objet éloigné, ou imaginaire (l’obliquité du regard était tenue à l’époque comme le signe exclusif de la folie) ; mais parce que, au point où ils en sont, ils ont appris à éviter de voir ce qui est tout près, devant eux. Ce qui est tout près provoque un vertige : car aucune des explications disponibles ne permet de l’expliquer.
On en rencontre vraiment beaucoup, ces jours-ci, de ces regards qui refusent de se poser sur ce qui est tout près. Excepté sur un smartphone devenu comme une extension, un appendice du bras… Dans les trains, les parkings, les files d’attente, les centres commerciaux : que de regards myopes dans des têtes penchées avec de ridicules bâtonnets blancs leur sortant des oreilles ! Sait-on encore marcher dans une ville à l’ancienne ? Sans être appareillé ?
Il existe des périodes historiques où la folie apparaît telle qu’elle est vraiment : un malheur rare et anormal. Il en est d’autres — comme la période dans laquelle nous sommes — où la folie se banalise et passe pour un cas typique, une sorte de « soft attitude » pour Milleniums.
Tout cela pour décrire le premier des deux doigts avec lesquels l’image de l’homme aux cheveux ébouriffés, si j’ose dire, me pince. Nous pince. Le second doigt serait la compassion qui se dégage de la même image.
L’altruisme n’est pas absent de la vie postmoderne certes, mais il s’exprime rarement par la compassion, on lui préfère le care ou la résilience. Évaluer la part de culpabilité, de mauvaise conscience qui sous-tend ces derniers permettrait pourtant de ramener ces actes à leur juste valeur.
Aujourd’hui, les promesses d’un avenir non pas meilleur mais seulement vivable ont quasiment perdu tout crédit. Ne rattacher ce discrédit qu’à la seule défaite des gouvernements progressistes serait manquer de clairvoyance. Les causes du fourvoiement sont d’une bien plus grande portée ; la précipitation des signes de déliquescence – à quelque niveau que ce soit de l’ordre humain ou naturel – nous annonce le pire, peut-être un effondrement civilisationnel. Chaque jour, les chiffres indécents des nécrologies planétaires nous cuirassent un peu plus… Les morts se trouvent à des milliers de kilomètres. Nous n’y pouvons rien… Aussi, c’est privés d’un espoir historique que nous faisons face à cet homme au regard détourné. Nous le considérons, lui, plutôt dans sa seule réalité nosologique. Et ceci, dans l’ordinaire des jours, signifie que nous le voyons avec indifférence. Nous ne le connaissons pas. C’est un fou. Un malade. Il est mort depuis deux cents ans.
Ce portrait me tenaille, nous tenaille. Il y a en lui un appel à la compassion qui réfute l’indifférence et demeure irréductible à tout espoir facile. Cette peinture appartient à un moment extraordinaire dans l’histoire de la représentation et de la conscience humaines. Avant Géricault, aucun artiste n’aurait osé regarder avec autant d’attention et de pitié le visage d’un aliéné mental. Un peu plus tard, aucun peintre n’aurait plus exécuté pareil portrait sans y faire miroiter quelque espoir romantique ou moderne (sauf peut-être Chaïm Soutine avec la terrible probité de ses portraits de gens de peu). Comme dans la tragédie grecque, la lucide compassion de ce portrait cohabite avec sa propre impuissance. Et ces deux sentiments, loin d’être en contradiction, se renforcent mutuellement d’une façon que les victimes savent reconnaître, mais que seul le cœur peut comprendre.
La compassion n’a pas sa place dans un univers régi exclusivement par la nécessité. Les lois de la nécessité offrent aussi peu de surprises que celles de la gravitation. La faculté humaine à éprouver de la compassion contrarie cet ordre — et se voit donc le plus souvent assimilée au surnaturel ; historiquement, elle est le legs du sujet individuel judéo-chrétien dont l’acte de naissance remonte à l’Épître aux Galates (3, 28) de saint Paul.
S’oublier soi-même, ne serait-ce qu’un instant, afin de s’identifier à un étranger et le reconnaître pleinement revient à défier la nécessité. Et ce défi, aussi petit et discret soit-il (même s’il n’occupe qu’une surface de 60 centimètres sur 50), libère une puissance qu’aucune échelle de l’ordre naturel y compris celui du long cheminement de l’évolution humaine n’est capable de mesurer.
La dernière peinture de Géricault c’est le bond vers de plus en plus de beauté sévère. Exit la tonne de pathos jetée sur le Radeau, peinture spectaculaire au bord du pompiérisme. Comme le dit somptueusement Philippe Muray dans une page pleine de couleurs : « De plus en plus de noirs respirants, de bruns d’incendie, de blancs flottants, de rouges sourds, d’or en panache.*** » Après le théâtre coruscant des courses de chevaux, des fiévreux cavaliers cabrés et leur touche en lave, l’extrême sobriété des teintes d’étuve, reflets graves, étouffés des humbles portraits. Ecce homo semble nous dire le peintre avant de s’éclipser.
L’envol du génie rompu net hante nos vies à la manière d’un fantôme. Pas le fantôme de l’homme aux cheveux ébouriffés, ni le spectre de Géricault, mais celui d’une forme particulière d’attention marginalisée deux siècles durant. Cette attention aimante s’impose maintenant, de jour en jour moins obsolète, de jour en jour plus pressante. Plus vitalement précieuse pour admirer les derniers éclats de nos paradis perdus. Voilà de quoi est fait le second doigt.
* La Monomane de l’envie a été acquise en 1908 par le musée des Beaux-Arts de Lyon, séparé des autres tableaux qui furent dispersés au gré de ventes successives. Le Monomane du vol est au musée des Beaux-Arts de Gand et La Monomane du jeu au musée du Louvre de Paris. Les deux autres, Le Monomane du commandement militaire qui fait partie de la Collection Reinhart am Römerholz est à Winterthur et Le Monomane du vol d’enfants au Springfield Museum of Fine Arts.
** Jean-Marie Touratier, Géricault, cheval-peintre, éditions Galilée, 2012.
*** Philippe Muray, « Géricault le palefrenier angélique », L’Infini, n° 20, 1994.
Illustrations : Géricault, « Monomane du vol » (1820 env.), conservé au Musée des beaux-arts de Gand / (en médaillon) portrait de Théodore Géricault par Horace Vernet (vers 1822-1823), New York, Metropolitan Museum of Art.
Prochain billet en septembre sauf exception.
Magnifique réflexion qui me touche profondément. Un des plus beaux textes, des plus humains, que j’ai lus de vous. J’en sors, étrangement ému et très désolé de ne pas savoir comment vous le dire. Vous êtes un compagnon très précieux. Ce portrait de Géricault semble porter en lui toute l’énigme de la souffrance et du désarroi d’être au monde. De même que celui du Louvre qui m’a, depuis toujours, bouleversé. Pardonnez ces quelques mots indigents. Qu’ils vous disent néanmoins ma reconnaissante et admirative amitié.
Jacques Robinet
Cher Jacques Robinet, rien ne pouvait me toucher davantage que ces mots généreux venant de vous ! Merci ! Avec mon amitié fidèle et reconnaissante, P. Corneau