Parfois vous achetez un livre et par quelque miracle qui mérite éclaircissement, vous vous retrouvez avec dix, vingt livres en main. Ce miracle de la multiplication des pains-livres ne tombe pas du ciel, quoique le paraclet souffle où il veut, mais bien de la générosité de l’auteur qui veut donner plus que ce le lecteur est en droit de recevoir. Ceci n’est pas courant, je veux dire la volonté de partage fraternel, sans conditions, sans obligations en ce monde replié sur son quant-à-soi, sa fameuse et dérisoire « zone de confort »… C’est pourtant l’intention et même le projet de Michéa Jacobi à qui une seule vie ne suffit pas et a résolu dans Vies multiples de nous faire vivre par la grâce de son écriture savante et munificente de multiples vies où nous croisons Judas, Obama, Olympe de Gouges, Hokusai, etc.
Projet grandiose et fou de celui que son éditeur, Jacques Damade (La Bibliothèque), présente ainsi : « Dans la vie d’un éditeur, quelque chose survient de la planète Mars : un écrivain, Michéa Jacobi, venu de Marseille, se présente avec la lettre W, pour Walking Class Heroes et apporte avec lui 26 livres correspondant à chaque lettre de l’alphabet et le mirobolant projet d’associer à chaque lettre un aspect de notre humanité. Et cette façon de nous peindre s’effectue avec 26 biographies de A à Z de personnages réels. Ni un essai, ni une fiction, mais une sorte de découverte d’un trait humain par la richesse, la fantaisie et la variété des vies et destins. Curieuse, singulière et alphabétique entreprise qui n’eut jamais d’exemple« .
Ainsi avons-nous pu déjà nous transformer en marcheurs avec W, Walking, nous prolonger dans ceux qui aiment les étrangers avec X, Xénophiles, nous glisser dans ceux qui renoncent avec R, Renonçants, nous joindre à ceux qui songèrent avec S, Songes, redoubler nos jouissances avec J, Jouir, beau, fantasque et sidérant programme… Vies multiples est ainsi le sixième ouvrage publié, il en reste vingt… du grand dessein Humanitatis Elementi illustré par cet écrivain au dessein ubiquiste, encyclopédique, polyphonique presque à l’égal de… Dieu !
Par le choix qu’il a fait de l’ordre alphabétique pour se laisser guider, hasarder et désordonner devrais-je dire, ce florilège de vies, Michéa Jacobi avoue ainsi avoir un faible, non pour les vies nobles et étendues des Césars ou des « passants considérables », mais pour les vies perdues, lointaines et oubliées, obscures ou insolites de l’humanité telle qu’elle est. Il s’inscrit dans une tradition littéraire inaugurée avec les John’s Aubrey’s Brief Lives et autres vies plus ou moins brèves, plus ou moins réelles de Lytton Strachey, Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, Jacques Roubaud et bien d’autres plus proches de nous comme Javier Marías, Pierre Michon, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Patrick Mauriès… Précisons que les « vies » de Michéa Jacobi ont peu à voir avec le story telling bavard et prosaïque dont on encombre nos gestes quotidiens ; ce ne sont pas non plus des biopics en forme de plats résumés ; non, l’art ici est de donner dans une vignette (un format qui force à voir) la fine pointe non duplicable, non additionnable aux autres d’une vie à nulle autre pareille.
Une phrase m’a frappé : celle qui ouvre le portrait d’Olympe de Gouges car, à sa manière, elle reflète l’essence du projet : « C’est l’histoire qui nous multiplie. Que l’on naisse dans une société immobile et nous suivrons les chemins que celle-ci nous aura préparés ; que l’on voit le jour en des temps de bouleversements et nous serons tentés d’emprunter d’autres routes. Encore faudra-t-il posséder cette sorte d’étincelle qui rend les êtres humains susceptibles de sortir de l’ornière où leur condition voulait les maintenir. C’est l’hérédité qui, dès qu’elle en sut le secret, donna à Olympe de Gouges, cette sorte d’élan. »
L’histoire, oui, nous multiplie, j’ajouterai sans vouloir être pédant : « diachroniquement », mais « synchroniquement » n’est-ce pas le prestige de la littérature, sa vocation et son insigne bonheur que de nous permettre par l’imagination et son « mentir-vrai » d’approfondir, enrichir le soi en l’invitant, l’obligeant, à se projeter, se rêver en un autre… et même plusieurs ? Mais cela ne suffit pas, il y faut l’« étincelle » : le goût, le désir de se déprendre de soi, de faire le pas de côté, se risquer loin de la route sûre à laquelle nous ont assigné ou contraint l’hérédité, l’éducation, le conformisme, les divers déterminismes sociaux, culturels ou idéologiques, conditionnements qui sont autant de béquilles pour avancer cahin-caha dans nos vies.
Un ami me rappelait récemment l’étymologie du mot « imbécile ». Imbécile vient du latin imbecillus, qui signifie « celui qui marche sans bâton, sans béquille »… L’imbécile c’est donc celui qui s’avance sans rien, sans soutien de l’apprentissage et de l’expérience, sans savoir et sans talent. Alors, je vais oser une énormité : la puissance de la littérature ne repose-t-elle pas sur une forme d’imbécillité, celle qui nous convierait à abandonner nos béquilles toutes faites, reçues ou imposées, celles de la facile et médiocre « zone de confort », du Sic est, « C’est ainsi » ? Autrement dit, elle est une prise de risques. La littérature et son digne représentant Michéa Jacobi n’ont-ils pas vocation à nous mettre sur la ligne de fuite (aventureuse) évoquée par cette phrase que Robert Musil dans L’Homme sans qualité met dans la bouche d’Ulrich s’adressant à sa sœur : « Notre désir n’est pas de ne faire plus qu’un seul être, mais au contraire d’échapper à notre prison, à notre unité, de nous unir pour devenir deux, mais de préférence encore douze, mille, un grand nombre d’êtres, de nous dérober à nous-mêmes comme en rêve, de boire la vie brassée à cent degrés, d’être ravis à nous-mêmes… »
Selon sa méthode qui n’est ni directive, ni commune Michéa Jacobi avec Vies multiples nous fait rencontrer mille évadés, mille éléments de l’humanité (Humanitatis Elementi), uniques, étonnants, heureusement détonants voire déstabilisants, autant de ferments de liberté, de variété, de fantaisie, d’ouverture à l’in-ouï offerts à ceux à qui une seule vie ne suffit pas. Par là nous n’examinons pas la réalité mais l’existence, et l’existence comme le rappelle Milan Kundera « n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable ».
Dans un monde de plus en plus orthonormé, de plus en plus rétréci, plat comme nos écrans, où l’intelligence ne réfléchit plus mais réagit (notre époque affolée de réactivité a tué l’intelligence qui a besoin de lenteur), où l’imaginaire est formaté par Hollywood et la servitude orchestrée par la publicité, les médias et internet, la folle entreprise de Michéa Jacobi se donne comme une échappée vers un regain de vitalité, un souffle revigorant de grande santé. Il y a là plus qu’un livre, un vade-mecum pour l’hygiène d’esprit, un stimulant cordial. Qui saura le saisir ?
Vies multiples, 26 manières d’être autre de Michéa Jacobi, collection « Les Billets de La Bibliothèque », illustrations de l’auteur, Éditions La Bibliothèque (en librairie le 18 octobre). LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : Photographie Alessandro Gueniche / Éditions La Bibliothèque.
Prochain billet le 19 octobre.