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Le mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites

Patrick Corneau

Peut-on vraiment apporter encore quelque chose de neuf concernant la trajectoire de Proust dans la construction de son œuvre ? Quelque chose qui éclaire encore cette imposante cathédrale ? La réponse est positive.
On pensait tout connaître de la vie de Proust grâce à la minutie des deux tomes canoniques de George D. Painter (Mercure de France, 1966) – que plus personne n’ose citer – et puis vint le volume de Jean-Yves Tadié (Gallimard, 1996) qui fait aujourd’hui référence et présentait de très nombreuses zones d’ombre. Rien que de très normal, puisque la rédaction de l’œuvre monumentale n’a commencé qu’en 1909. L’écrivain a alors trente-huit ans, il lui reste seulement treize années à vivre, années de fièvre occupées essentiellement par la tâche d’écrire, puis de colmater les trous de la Recherche.
À quoi a-t-il employé les trois quarts de sa vie ? Y a-t-il un Proust avant Proust ? Du moins un Proust écrivant à défaut d’être écrivain à l’époque où on le définit comme un mondain oisif et velléitaire ?
C’est ce que s’attache à démontrer le volume qui paraît cet automne aux éditions de Fallois sous le titre Le mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites. Neuf textes, rédigés alors que Proust était âgé d’une vingtaine d’années, et qui auraient dû figurer dans le premier livre de l’écrivain, Les plaisirs et les jours (1896) mais avaient été finalement écartés par l’auteur. Avec ces nouvelles et textes divers inédits transcrits, annotés et présentés par Luc Fraisse, professeur à l’Université de Strasbourg, nous remontons aux sources de la Recherche du temps perdu. Neuf nouvelles donc, dont huit sont entièrement inédites, en effet – une, « Souvenir d’un capitaine », a été publiée chez Gallimard, en 1971, dans le volume Textes retrouvés –, elles sont complétées par des notes de Proust, elles aussi inédites.

C’est à Bernard de Fallois, grand proustien et proustologue émérite que l’on doit cette étonnante découverte. Bernard de Fallois a non seulement eu une brillante carrière d’éditeur, mais un nombre étonnant de vies successives, ou parallèles. Patron, dans les années 1960, du Livre de poche, directeur général d’Hachette Livre, puis du groupe Presses de la cité, avant de fonder, en 1987, la maison qui porte son nom, il fut d’abord après-guerre un jeune et brillant agrégé découvreur de deux inédits majeurs de Marcel Proust : Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve (Gallimard, 1952 et 1954). Jusqu’à sa mort survenue l’année dernière, nul ne connaissait l’existence de ces manuscrits, qu’il avait mis de côté lorsque, en 1960, il avait abandonné sa thèse sur les débuts de l’auteur d’A la recherche du temps perdu (une partie, Proust avant Proust, en a été publiée récemment aux Belles Lettres). C’est son testament qui a révélé l’existence de sept cartons d’archives proustiennes, qu’il léguait à la Bibliothèque nationale de France (BNF). En attendant que la BNF puisse accueillir les cartons, face à l’importance littéraire de ce legs, les Éditions de Fallois se sont chargées de la publication. Dominique Goust, le nouveau PDG de la maison, a commencé à les dépouiller puis a passé le relais à Luc Fraisse, qui travaille depuis 2013 à une édition critique de la Recherche pour Classiques Garnier.

La découverte est d’importance. En effet, ces nouvelles ne correspondent à aucun texte connu de Proust. Ils portent en tous cas la marque d’un travail approfondi  : corrections, variantes, repentirs, changements de noms, par exemple. En tant que récits, ils obéissent aux lois du genre  : mise en scène d’une situation, péripéties, chute finale. Et surtout leur relégation possède un double fond. La question, explique Luc Fraisse, est de comprendre pourquoi Proust les avait écarté des Plaisirs et les jours (1896) alors qu’il les avait mentionnés dans le sommaire initial intitulé Le Château de Réveillon ? L’hypothèse avancée est que ces nouvelles abordent majoritairement l’homosexualité, comme certains textes des Plaisirs… certes, mais justement : ce serait devenu le sujet principal du recueil. Rappelons qu’à la période où l’on situe leur écriture, une part notable de l’énergie de l’adolescent qu’est Marcel Proust sert à déguiser une homosexualité probablement exclusive, d’abord aux yeux des parents puis, après la mort du père (1903) et celle de la mère (1905), à l’attention hypocrite d’un faubourg Saint-Germain soucieux des apparences –, les nombreux textes journalistiques publiés et les ratages magnifiques constitués par Jean Santeuil, abandonné dès la fin de 1899, et par le Contre Sainte-Beuve essayé en 1908 et dont les décombres seront intégrés à la Recherche, toutes ces tentatives abouties ou inabouties sont d’un secours assez mince, du fait notamment de leur dispersion dans le temps. Comme l’a souligné Nathalie Mauriac Dyer, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’œuvre de Proust, dont elle est l’arrière-petite-nièce, le jeune Proust pouvait être mal à l’aise avec ce sujet. « Ou peut-être, ajoute-t-elle, ces textes relevaient-ils d’une forme d’écriture qui ne correspondait plus à son évolution. » Quoi qu’il en soit, leur exhumation, grâce au testament de Bernard de Fallois est prometteuse : on pensait que, sur l’homosexualité, pour l’essentiel, il n’y avait rien, sauf à travers des biais, avant 1909, et la première version de la grande dissertation qu’on retrouvera au début de Sodome et Gomorrhe le quatrième volet de la Recherche publié en 1923.

De la lecture de ces délicieuses esquisses ressort que la prise de conscience de l’homosexualité y est vécue sur le mode exclusivement tragique, comme une malédiction. Dans Le Mystérieux Correspondant, une femme en aime une autre et ce sentiment qu’elle doit cacher la consume à petit feu. On n’y trouvera aucune de ces notations comiques, introduites ici ou là tout au long de la Recherche, et qui confèrent à l’œuvre toutes les couleurs de la vie, même au sein des drames les plus sombres. L’influence stylistique des contemporains, d’Anatole France à Henri de Régnier, de Paul Hervieu à Robert de Montesquiou y est sensible sans qu’elle soit dominante. La phrase porte la marque d’un classicisme de bon aloi où l’on ne rencontre pas l’éblouissante pyrotechnie verbale, tour à tour ironique et poétique, souvent déconcertante mais toujours rigoureuse et suggestive, qui ne cesse de nous surprendre dans la Recherche. Ce qui étonne est de trouver un Proust déjà là avec sa parfaite maîtrise de l’expression et, incontestablement, un charme certain. Des silhouettes, des motifs se laissent entrevoir qui trouveront leur plein développement plus tard. Ces pages inédites n’ont pas la perfection de la maturité – leur inachèvement donne d’ailleurs à certaines une aura de mystère – néanmoins elles nous aident à mieux comprendre en nous révélant ce que fut à son début le grand œuvre auquel Proust songe déjà.

Reste un mystère : pourquoi Bernard de Fallois a-t-il laissé ces inédits dans des cartons ? Comme l’a confié au Monde Jean-Yves Tadié, on ne peut comprendre cette longue rétention : « Toute cette histoire est un peu agaçante. Il connaissait pourtant très bien les besoins des chercheurs. L’Université ne lui a pas fait grand-chose. C’est lui qui a décidé de changer de vie ! »
Peut-être Bernard de Fallois avait-il un autre sentiment… Ni la publication de Jean Santeuil et de Contre Sainte-Beuve, ni le projet de thèse n’avaient été bien accueillis par le monde académique. Divulguer ces inédits l’aurait contraint à confier ce travail à des chercheurs avec lesquels il ne se sentait pas du tout en phase. Sa manière était aux antipodes des travaux qui avait alors cours à l’Université comme l’ont montré les deux volumes dont j’ai rendu compte ici : Introduction à “La Recherche du temps perdu” (2018) et Sept conférences sur Marcel Proust (2019). L’art d’initiateur hors pair de Bernard de Fallois était précisément de faire tomber une à une ces préventions fâcheuses (le supposé intellectualisme de Proust, son excessive sensibilité, son style inaccessible, etc.), de montrer que Proust ne « se mérite » pas, ne cultive pas la virtuosité gratuite, qu’il cherche simplement à être vivant et vrai, et ce, d’une manière spirituelle, aiguë, parfois avec un humour irrésistible. Bernard de Fallois était l’anti-professeur qui dégonfle l’image boursouflée qu’en ont fait par excès de révérence, ou tout simplement par embarras et paresse, les professeurs eux-mêmes. Il a fait descendre la statue de son piédestal pour nous familiariser avec elle.
Un retournement un peu ironique vient de s’opérer : l’Université reprend la main et c’est elle maintenant qui peut compter sur Bernard de Fallois ! Et, de fait, les sept cartons déposés à la BNF n’ont pas fini de livrer leurs trésors : on annonce en 2020 un nouveau volume d’inédits qui réunira des exercices scolaires de Proust. On comprendra mieux sa formation. L’archéologie proustienne a encore du grain à moudre et c’est heureux…

Le mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites de Marcel Proust, éditions de Fallois. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Photographie Apic-Getty Images / Éditions de Fallois.

Prochain billet le 15 octobre.

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Patrick Corneau