Patrick Corneau

La lecture de Proust que nous propose Bernard de Fallois avec ces sept conférences est une rare leçon d’intelligence. Lire Proust, on ne le dira jamais assez, c’est déjà la magie de lire un écrivain qui vous « rend » intelligent. On peut donc dire que cette leçon d’intelligence est élevée au carré par le passeur incomparable qu’est Bernard de Fallois. Ceci est rare à un double titre.
D’abord parce que ces conférences n’émanent pas d’un universitaire formé dans le sérail: il y a là une générosité, une volonté de partage qui anime rarement les travaux des spécialistes qui, au contraire, écrasent souvent leur sujet d’une érudition destinée à le protéger, l’écarter du vulgum pecus, ressenti comme un intrus dans le pré carré où le savoir est élevé au statut de privilège réservé aux happy few. Ainsi peut-on voir aujourd’hui l’érudition exacerber le principe universitaire d’édition des classiques jusqu’au délire: une récente publication des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau chez Classiques Garnier propose des variantes données en regard du texte avec des notes explicatives, soit plus de 300 pages, auxquelles il faut ajouter près de 200 pages pour les annexes. Cette disproportion entre la maigreur du texte de Rousseau et le volume que l’on a en main, sous couvert d’une fidélité scientifique au texte original, ne cache-t-elle pas des intentions plutôt dissuasives en terme d’accès au texte?
En second lieu ce qui ravit et rassure chez Bernard de Fallois est l’ardente humilité de celui qui, loin d’être un écran ou un filtre qui ajouterait à la complexité native de la Recherche, se veut, au contraire, un guide, un éclaireur, un transmetteur livrant à tous la quintessence accessible de ses propres lectures et recherches. Il y a là un don, une offre aussi éloignée « des obscurités de la philosophie ou de l’amphigouri de la critique » qui honore la personne de celui qui fut non seulement un proustien émérite, mais aussi un grand éditeur.
S’agit-il seulement de conférences destinées à un public honnêtement cultivé? Oui, mais pas uniquement. Ce qu’il faut voir c’est que, sous l’apparente simplicité d’une langue orale, lisible par tous, on perçoit le soin et la rigueur de l’écrit. Ce ne sont pas des improvisations enregistrées au magnétophone. D’ailleurs, comme le précise Luc Fraisse dans sa présentation, si le terme de « conférence » figure sur la dactylographie définitive des textes, Bernard de Fallois emploie constamment le mot de « causerie » (dans la sixième, il emploie même le mot « promenade ») dont il est superflu de rappeler l’importance dans l’histoire de la critique littéraire. Il s’agit donc d’essais critiques savamment composés, qui portent la marque d’une maîtrise de la langue devenue fort rare aujourd’hui, notamment chez les  universitaires comme nous l’avons souligné. Avec ce volume, nous avons affaire à l’œuvre d’un authentique écrivain et c’est en cela que ces Conférences se distinguent avec éclat d’innombrables études contemporaines. Elles complètent avec bonheur l’Introduction à la Recherche publiée en août 2018 dont nous avions parlé ici. Si le sujet est assurément le même, il est traité dans une perspective différente, non plus chronologique (présentation ordonnée des sept grandes parties de la Recherche), mais thématique: qu’est-ce qu’un personnage proustien, quelle est la nature du comique dans la Recherche, quelle vision de l’amour, de la mort et de l’art se dégage de ce livre immense? Comment situer Proust par rapport aux grands écrivains du passé (Balzac, Chateaubriand, notamment).
L’option prise par Bernard de Fallois est de nous inviter à prendre du recul pour mieux voir et mieux comprendre l’unité, la beauté et l’originalité du plus grand monument littéraire du XXe siècle que Proust lui-même comparait à une cathédrale. Prendre du recul, c’est s’efforcer de comprendre l’intime liaison de toutes les parties, la rigueur qui a présidé à l’élaboration de chaque personnage (il y en a 800), de chaque détail. Cette cathédrale, rappelons-le, fut désertée lorsque Bernard de Fallois, au début des années 50, en a dégagé les fondements – avec l’édition de Jean Santeuil et du Contre Sainte-Beuve – et il nous rappelle plaisamment qu’après la guerre, Sartre, usant de son ascendant, déclarait que nous étions « enfin débarrassés de Proust« , revendiquant ainsi pour lui-même la dignité de premier « grantécrivain » du siècle. On connaît la suite… Aujourd’hui, la « proustologie », si l’on peut parler ainsi, est un chantier en ébullition: les thèses universitaires qu’elle suscite sortent à un rythme industriel. La bibliographie proustienne en France est presque aussi proliférante que la bibliographie shakespearienne en Angleterre. Le moindre lot de manuscrits proustiens atteint des prix records dans les salles de vente. Pour le simple lecteur surtout si, novice, il aborde la Recherche, cette surabondance paralittéraire n’est pas entièrement bénéfique. Les nouvelles éditions de Proust (depuis la fin des années 80) se sont développées avec un appareillage – biographique, génétique, paléographique – excessif qui peut décourager la simple lecture du texte, sans intermédiaires, sans explications.
Les Conférences de Bernard de Fallois sont donc un retour aux sources où l’honnête proustien rafraîchira l’objet de sa passion, mais surtout elles raviront le néophyte qui garde peut-être un souvenir douloureux de l’image scolaire boursouflée de Proust qu’en avait fait par excès de révérence, ou tout simplement par embarras et paresse, d’anciens professeurs. Dès lors ce retour aux fondamentaux se justifie de lui-même: que Proust a-t-il vraiment dit sur toutes les questions qui intéressent tout le monde? Quelle est sa place véritable dans notre littérature? Il est difficile en refermant ce très sûr guide-recueil de ne pas partager avec l’auteur la reconnaissance immédiate du génie proustien ainsi que son rayonnement au rang de Grand Classique de la littérature mondiale. Proust disait plaisamment qu’écouter la Neuvième Symphonie c’est bien, mais que la réentendre une deuxième fois, ou plus encore, c’est le début de la paresse intellectuelle. Pour ma part, relire Proust en compagnie de Bernard de Fallois, ne fut pas une « perte de temps » et je puis assurer que vous trouverez, vous aussi, chers lecteurs, votre « petit pan de mur jaune ».

Sept conférences sur Marcel Proust de Bernard de Fallois, édition établie, annotée et préfacée par Luc Fraisse, éditions Bernard de Fallois, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie de Jean-Luc Bertini-Pasco / Éditions Bernard de Fallois.

Prochain billet le 3 mars.

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Patrick Corneau